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Okh- C. j.S
ReP. &. L'y)
c~~.
LA CELESTINE
/^
Tous droits réservés,
E. Picard
Paris. '- Imp. Gautbier-Villani qaai des Grands-AngasUns, 55.
LA CÉLESTINE
Tragi-Comédie de Calixte et Mélib£b
Par fernando DE ROJAS. (1492)
Traduite dt Pei^^l et airatée
A. GERMOND DE LAVIGNE
PARIS
Chez Alphonse LEMERRE, libraire
27-19, passage Choiseut
MDCCGLXXIII
oniversity'
10JAN.1927
; OF OXFORD
PRÉFACE
ESSAI HISTORIQUE SUR LA CÉLESTINE
L
'Espagne^ dès le quatorzième siècle, marchait
à la tête de la civilisation. Les Arabes lui avaient
apporté les sciences abstraites aussi bien que les
arts utiles, et seule elle produisait des œuvres re-
marquables, pendant que l'Europe sommeillait dans
une apathique ignorance.
Le poëme du C/V, le premier ouvrage de TEs-
pagne^ écrit au commencement du douzième siècle ;
les Siete partidas^ et les Tables alfonsinesy chefs-
d'œuvre de jurisprudence et de science astrono-
mique qui avaient valu à leur auteur^ Alfonse X,
le surnom de Sûbw, signifiant à la fois sage et
savant : tels avaient été les premiers monuments
de cette langue élégante et formée dès ses débuts.
L'essor était donné, et avant que Tltalie pro-
I. La première édition de cette traduction de la Céltaine a
été publiée, en 1841, par l'éditeur Charles Gosselin. Voici
ce qu*a bien voulu en dire, deux ans après, M. Charles Ma-
gnin, de TAcadémie des Inscriptions et Belles-Lettres [Journal
des Savants f avril 1843} :
< Nous venons bien tard pour apprécier cette traduction,
« dont le succès n'a pas attendu nos éloges ; mais il est tou-
< jours temps de parler de la Célestine, livre classique, et qui,
« peut-être, a contribué plus qu'aucun autre à fixer la prose
« espagnole.
« Nous connaissons peu d^ouvrages qui aient joui, auprès
« des contemporains, d*une vogue plus générale et plus popu-
« laire, peu qui aient ensuite excité, entre les érudits et les
c critiques, autant de controverses et de débat».;. »
VI PREFACE
duisît le Dante, Pétrarque et Boccace, l'infant
don Manuel^ neveu d'Alfonse le Sage> écrivait le
Conde Lucanor.^ le premier roman de l'Europe,
comme les hauts faits du Cid en étaient le pre-
mier poème ; et l'archiprêtre de Hita, Juan Ruiz,
humble desservant d'une église de village, lançait
dans l'arène un poème burlesque^ aîné de Gar-
gantua de deux siècles*, et empreint de cette verve
satirique, de cette franchise sceptique qui distin-
guèrent notre Rabelais.
Mais Part dramatique dormait encore ; tous ses
efforts en Espagne, de même qu'en France et en
Italie, se bornaient à quelques comédies divines ^ à
quelques autos sacramentales y sans art et sans
règles, dans lesquelles la déclamation, le chant, la
musique et la danse étaient confondus. Juan Ruiz,
tout curé qu'il était, avait tenté le premier de
sortir de l'ornière^ de laisser là les mystères sacrés
et de mettre en scène quelqu'un de ses sujets fa-
voris *. Peu après lui, don Pedro Gonzalèsde Men-
doza, grand majordome de He ri de Transtamarre,
cherchait à imiter les pièces de Térence et de
Plante ; le célèbre marquis de Santillane, son pe-
tit-fils, écrivait la comedieta de Ponza ; mais ce
n'étaient là que des essais informes, nul ne renfer-
mait une scène régulière ou un dialogue suscep-
tible d'être représenté.
La science dramatique se débattait dans ses
langes ; elle cherchait à devenir un art alors
qu'elle n*était qu'un composé d'essais sans ordre
1. Guerra de don Cornai y de dma S^uaresma,
2. Las Bodas de don Melon de la Huer ta con la hija de don
Endrino y de dona Rama, « les Noces de don Melon du Ver-
ger avec la fille de don Prunier de Damas et de dame Bran-
che, • petit ouvrageburlesquement dramatique, en cinq au-
toSf écrit en vers hexamètres et pentamètres ( 1 345) .
PRÉFACE VU
et sans intérêt, et les po€tes qui Tavaîent recueil-
lie vers la moitié du quinzième siècle : Rodrigo
Cota *, Mendès de Sylva ", Juan de la Encina', ne
lui donnaient qu'une faible direction.
C'est alors, et longtemps avant tous les essais
dramatiques des langues modernes, que parut la
CélestinCy la mère du drame castillan, et elle fut
comme cette lueur qui précède la lumière, comme
ce mot longtemps cherché qui aide au développe-
ment d'une grande idée. Ce n'était qu'un demi-
siècle plus tard que Machiavel devait faire repré-
senter la Mandragore et fixer les bases de la comédie
régulière; et la Célestine^ réunissant déjà le colo-
ris, l'originalité, la verve, l'intérêt d'action, la
vérité des caractères, devenait la première pierre de
ce grand monument qui a illustré l'Espagne et
auquel ont concouru Torrès Naharro, Lope de
Rueda, Cervantes, Oliva; puis Lope de Vega,
Calderon, Moreto et tant d'autres.
La Célestine^ que les savants espagnols regar-
dent comme la source de leur théâtre national,
n^est pas positivement un drame, et un drame
comme nous le voulons aujourd'hui, un drame
comme ceux qu'ont écrits Calderon et Lope de
Vega. A ceux-là, teh que les ont dictés les mœurs
du seizième siècle, il faut du mouvement, de la
brusquerie, une intrigue vive et animée, tous les
accidents du hasard, toutes les folies de l'amour,
toutes les féeries de l'imagination, toutes les pra-
tiques de la dévotion et les rages de la vengeance,
1 . Dia/ogo entre tl Ammr y un Viejo, Dialogo pMtoril entre
Mingo Revulgo y Gil Arrihato,
2. Chronicas,
3. Egiogas,
VIII PRéFACB
car tel est le drame de Lope et de Calderon.
Dans le siècle où naquit la Célestine^ c'est-à-dire
au temps de la grande Isabelle et de Ferdinand
d'Aragon^ à la place de cette vivacité, de ce tu-
multe de sentiments, il y avait, dans les mœurs
de l'Espagne , le calme sentencieux dès mœurs
arabes, la noble passion, l'esprit chevaleresque
des maîtres de Grenade et de Cordoue , le génie
moraliste et doctoral qui domine dans le Conde
Lucanovy et qui se retrouve encore dans le Dm
Quichotte , plus jeune de quatre-vingts ans que la
Célestine,
La Célestine n'est pas un roman ; et dans la
forme dialoguée admise par l'auteur, dans cette
division par faits accomplis, par autos (actes) ou
jornaâas (journées), il est facile de remarquer
Tintention d'en faire plus qu'un récit, plus qu'un
roman comme ceux du temps. C'est positivement
une œuvre théâtrale, au point de vue de l'époque^
une pièce plutôt faite pour la scène, et son titre
l'indique suffisamment [tragi^comedia] ^ que les
premiers essais de Juan Ruiz, de Gonzalès de
Mendoza, que la comedieta de Ponza du marquis
de Santillane, et au moins aussi représentable ^t
les petits drames, les églogues de Juan de la £n-
cina et les premières comédies de Torrès Na-
harro.
Telle est, en effet, l'opinion du savant Mora-
tin»:
a: La tragédie grecque se forma de ce qu'avait
laissé Homère ; de même, la comédie espagnole
dut ses premiers éléments à la Célestine, Cette
nouvelle dramatique, écrite en excellente prose
castillane, avec une fable régulière, variée à l'aide
I. Discours historîfue sur les origines du théâtre espagnol.
PRéPACE IX
de situations vraisemblables et intéressantes, ani-
mée par l'expression des caractères et des senti-
ments, par une fidèle peinture des mœurs natio-
nales, par un dialogue abondant en expressions
comiques, fut l'objet des études de tous ceux qui,
dans le seizième siècle, écrivirent pour le théâ-
tre C'est Tœuvre la plus classique peut-être
qu'ait produite la littérature espagnole. 3>
C'était le premier tableau des mœurs de l'épo-
que, le premier écrit où, quittant les hautes ré-
gions de la poésie et de l'imagination, Técrivain
espagnol se prenait à faire une peinture d'actua-
lités, et c'est encore, sous ce rapport, un monu-
ment curieux.
Demi-drame et demi-roman, nouvelle drama-
tique, comme l'appelle Moratin, véritable modèle
de diction dans ce genre, conte plein de verve et
d'observation, la Célestine est une suite de leçons
morales à T usage de la jeunesse, un recueil d'ad-
mirables sentences entremêlées de détails assez
peu moraux, un cadre dans lequel sont exposés
avec un merveilleux esprit les périls de l'amour,
les funestes conséquences de la passion, )es intri-
gues des entremetteuses, les perfidies des valets ;
enfin un cours expérimental dans lequel se dérou-
lent les traverses, les plaisirs, les joies, les dou-
leurs d'un jeune seigneur espagnol, qui se ruine
par amour et se fait aider dans cette œuvre facile
par tout ce qui Tenvironne,
La Célestine fut achevée vers l'année 1492 et
pendant le célèbre siège de Grenade*. C'était
longtemps avant cette époque , selon un grand
I . Cette date non contestable résulte d*une allusion à ce
grand fait de guerre dans le troisième acte : « Qu^on te dise :
X PRéPACE
nombre de biographes^ que le premier acte, sans
nom d'auteur, manuscrit^ suivant la grande ma-
jorité des écrivains qui en ont parlé, imprimé^ s'il
faut en croire une opinion qui paraît hasardée et
qui me semble n'être fondée que sur la tradition'^
courait la société castillane et émerveillait chacun,
autant par l'abondance et la profondeur de ses maxi-
mes philosophiques, que par une pureté, une élé-
gance de style qu'aucun ouvrage espagnol n'avait
encore su réunir.
Quelques savants attribuèrent cette première
partie à Juan de Mena, poète cordouan qui vivait
sous le règne du roi don Juan II, et que ses con-
temporains ont surnommé l'Ënnius castillan ;
mais cette opinion, au moins hasardée^ ne ren-
contra qu'un petit nombre de partisans : elle ne
s'appuyait sur aucune preuve ; on ne connaissait
de Juan de Mena que des œuvres en vers '^ et ni
leur style, ni leur genre ne s'accordent avec le
style et le genre du premier acte de la Célestine.
Ces premières suppositions ne furent, du reste^
que vaguement établies ; elles n'avaient point de
fondements assez solides pour se maintenir ; les
La rivière est gelée, la foudre est tombée, Grenade est frise, le
roi vient aujourd'hui Y aura-t-il là de quoi te sur-
prendre? »
I . Il est peu probable qu'une œuvre inachevée ait été livrée
du Tiran le blanc , de Juan Martorell (Valence, ^ 1 480, in-
folio). Moratin, dans son Discours historique^ dit positivement :
c Quelque temps auparavant courait manuscrite^ parmi les cu-
« rieux, toute la partie qui compose le premier acte. >
2. Juan de Mena mourut en 1456. On a conservé de lui
un poème intitulé el Laberinto, S las Trescientas Copias^ et deux
élégies : Muette dd Qmdt de Niebla et Muerte de Lorenzo Da-
vaUs»
PREFACE XI
recherches des biographes *se portèrent vers une
époque moins reculée et s'arrêtèrent sur Rodrigo
Cota> surnommé el Tto [Poncle), poète tolédain,
auteur d'un charmant aialogue entre l'Amour et
un vieillard, et d'un dialogue pastoral entre Mingo
Revulgo et Gil Arribato. Cette dernière œuvre,
en efFet, satire piquante des mœurs de l'époque,
se rapprochait beaucoup, par le genre, de la pre-
mière partie de /a Célestine, Le savant Nicolas
Antonio, don Antonio de Guevara, évêque de
Mondofledo, don Thomas Tamayo de Vargas, se
rangèrent à cette opinion ; mais aucun d'entre
eux ne sut expliquer comment une œuvre si heu-
reusement commencée avait pu rester interrom-
pue.
Cependant un continuateur survint. Séduit par
les brillantes qualités de cet écrit ^ par le mérite
nouveau du style , par cet heureux ensemble de
c délectables sources de philosophie », il résolut d'a-
chever ce qu'un autre avait commencé, c C'était,
dit-il dans sa Lettre à un ami^ une en ti éprise fort
différente de ses études habituelles^ fort étrangère
à sa profession ; il était juriste, ses fonctions étaient
incompatibles avec un travail de cette nature;
néanmoins il y consacra quinze jours de vacances
judiciaires et plus de temps encore. 3>
La première édition^ ceci me paraît désormais
avéré, fut publiée en 1499, à Burgos, par Fadri-
que Aleman, l'un des premiers, peut-être même le
premier par qui l'imprimerie fut introduite en
Espagne. Imprimée en caractères très-nets, sur un
papier dont la teinte est peu altérée, elle est ter-
minée par un fleuron gravé, formant écusson et por-
tant les initiales gothiques df . îB., la devise Nihil
sine causa et le mot Basilea (Bâle), lieu d'origine
ZII PRÉFACE
de Timprimeur. Fadnque Aleman était un savant ;
son nom se trouve cité dans une lettre adressée à
la reine Isabelle la Catholique par Diego de Va-
lera, qui, l'un des admirateurs de Part nouveau,
y donne de grands éloges au talent et au caractère
de l'habile escribano de molde.
C'est dans la curieuse collection de M. de So-
leinne que j*ai eu le bonheur de découvrir ce pré-
cieux exemplaire, que je ne connaissais pas lors-
que j'ai publié cette traduction pour la première
fois, en 1841. Et voici comment je crois pouvoir
établir que l'édition à laquelle il appartient a été
la première dans la nombreuse série des impres-
sions de notre drame célèbre : elle n'est encore
qu'une partie incomplète de l'œuvre ; on n'y
compte que seize actes et il s'en trouve vingt et
un dans les éditions ultérieures. Le prologue ex-
plique cette différence.
Dès que l'ouvrage imprimé eût paru, les cu-
rieux se le disputèrent, il courut de main en main,
comme, un siècle plus tard, il arriva aux deux
parties du Don Quichotte ^ celle de Cervantes et
celle d'AvelIaneda : <i II fut, dit l'auteur dans le
prologue de la troisième édition, un instrument
de discorde entre ses lecteurs. Je cherchai à sa-
voir ce qu'attaquaient le plus les critiques et les
juges, et je trouvai qu'on voulait que les scènes
entre les amants fussent un peu plus prolongées.
Cette exigence me tourmenta beaucoup, je m'y
rendis, quoique contre ma volonté; je condamnai
de nouveau ma plume à un travail si étrange et
si contraire à mes devoirs ; je dérobai quelques-
uns des instants consacrés à mes études principa-
les et même à mes plaisirs. i>
C'est alors que fut imprimée tout aussitôt à
PRéPACB XIII
Salamanque^ en 1500, par les soins de Martino
Polono, une édition que je considère comme la
deuxième et qui contient cinq actes nouveaux
parmi lesquels ce portrait improvisé avec verve,
tracé avec esprit, cette création d'un type remar-
quable, resté comme un modèle pour Part drama-
tique espagnol, celui de Centurion, le spadassin.
Ces scènes ajoutées commencent au milieu du
quatorzième acte, à la suite de la deuxième entre-
vue des amants, après la défaite de Mélibée, aux
mots : « Nous as-tu entendus j> ; elles forment le
quinzième, le seizième, le dix-septième, le dix-
huitième ; et se terminent aux mots : « Tenez '
vous bien, seigneur, » vers la fin du dix-neuvième.
Quant au personnage nouveau de Centurion,
les amis de Tauteur en constatèrent certainement
tout aussitôt l'originalité et le mérite, car dans le
titre de cette édition de 15 00, où l'indication /r^j-/-
comedia remplace celle de comedia^ nous lisons
ces mots qui signalent à l'attention du lecteur cet
heureux <ic ajouté t>\ nuevamente anadido el tnutado
de Centurio (édition augmentée du rôle de Centu-
rion).
Ce fut donc en 1499 ^^ ^^ Célestine fut impri-
mée pour la première fois, en seize actes seule-
ment \ La deuxième édition, complétée en vingt
I. Il est utile de rappeler ici queTartde l'imprimerie ne
s^introduisit en Espagne que vers 1480, quarante ans^ après
l'invention. En 1483, des « officines » étaient établies à Bur-
gos et àSéviUe; en i486, à Tolède; en 1492, à Sala-
manque. La scène de notre tragi-comédie est à Tolède, et il
est à remarquer qu'aucune édition ne fut faite en cette ville.
Des commentateurs disent que Tauteur habita d'abord Bur-
gos, puis Salamanque, ce qui explique l'origine des deux pre-
mières éditions.
M. de Soleinne n*osait pas croire que Tédition qu*il pos-
sédait fût la première, et il pensait que ce pouvait être une
XIV PRÉFACE
et un actes, parut en 1500, à Salamanque, et
l'édition de isoi, imprimée à Séville , par Stanis-
las Polono, contient le prologue qui nous aide à
expliquer ce progrès du livre. A la fin de cette
édition se trouvent également des strophes du
correcteur de l'impression, Alonso de Proaza, qui
signale au lecteur le moyen de connaître le nom
de l'auteur en réunissant les premières lettres
des quatre-vingt-huit vers de Pavant-propos qui
accompagne le prologue \
Pendant les premières années, le continuateur
de /a Célestine conserva l'anonyme et resta aussi
inconnu que l'auteur du premier acte. Dans la
lettre à un de ses amis^ l'auteur disait, en effet,
que ce genre, ce style, ce sujet, étaient en-
tièrement différents de ses occupations habituelles.
réimpression clandestine. Je crois en avoir bien nettement
précisé le véritable mérite. Quant à la clandestinité, je ne
m*explique pas le doute de M. \ie Soleinne, et le nom aussi
bien que la griffe du célèbre imprimeur Fadrique Aleman me
semblent repousser péremptoirement ce soupçon.
Je ne sais en quelles mains, depuis la dispersion de la belle
collection dramatique de M. de Soleinne, se trouve aujour-
d'hui ce livre précieux.
I . Cet acrostiche forme les mots suivants :
KL BACHJLER FERNANDO DE ROIAS ACABO LA COMEDIA DE
CALYSTO Y MELYVEA E FVE NASCYDO EN LA FVSVLA DE
MONTA LVAN.
L*un des traducteurs italiens', Alfonso Hordonez (i5o5),
a scrupuleusement conservé ce jeu d'esprit, en reproduisant
en vers italiens les onze strophes de l'original. Je n'ai pu me
dispenser de faire de même. On trouvera, à la suite de la
lettre de Vauteur à un de ses amis, l'acrostiche reproduit en
un même nombre de lignes, sinon de vers, dans les termes
suivants :
LE BACHELIER PERNAND DE ROJAS ACHEVA LA COMEDIE OS
CALISTE ET MÉLUfs 9 ET NAQUIT DANS LE BOURG DE
MONTALVAN.
PRÉFACB XV
Il laissait voir que ses fonctions le forçaient à te*
nir son nom caché, par cela même qu'elles étaient
incompatibles avec un travail de cette nature ', et
ce ne fut que lorsque l'immense succès de son œu-
vre eut calmé ses scrupules, qu'il permit de livrer
à ses lecteurs le secret qu'il avait gardé.
Et alors on trouva qu'il avait trop bien imité
le style de la première partie, qu'il s'était trop
bien Identifié avec le genre de son devancier, pour
ne pas être l'auteur de tout l'ouvrage *. Il y a en
effet dans les vingt actes^ aussi bien que dans le
premier, une similitude absolue de style et de ma-
nière^ une harmonie de pensées qui ne laissent
pas entrevoir la plus faible différence, et ensuite
une multitude de ces expressions familières, de
ces tournures qui constituent la personnalité de
l'écrivain. Un tel accord, déjà si difficile entre
deux hommes qui se connaissent, est réellement
impossible entre deux écrivains étrangers l'un à
l'autre.
Au milieu de ces opinons si différentes et si
opposées y de ces échafaudages de suppositions
conçues sur des doutes plutôt que sur des faits,
l'examen assidu de l'œuvre avec laquelle j'ai si
longtemps vécu, une longue étude de son esprit,
m'autorisent à croire que le premier acte n'est
« I. Ne me blâmez pas sien mettant fin à cette œuvre je
ff n*y al pas apposé mon nom; mais je suis juriste, et quoique
« ce soit œuvre discrète, elle est étrangère à ma faculté ; qui-
« conque me connaît pourra dire que je ne Tai pas faite pour
« me distraire de mes études principales (qui m'intéressent
« beaucoup, comme c'est la vérité) , mais, plutôt, que pour
« m*occuper de ce nouveau travail, il m'a fallu négliger
€ l'étude des droits, j»
2. De cette opinion est Lorenzo Palmireno, auteur d'un
livre intitulé Hypothiposti clarofum nârorum, et cité par Nicolas
Antonio.
XVI PRéFACB
pas de beaucoup antérieur à la continuation et
qu il ne peut avoir été écrit par Juan de Mena ou
par quelque autre de ses contemporains de la pre-
mière moitié du quinzième siècle^. Sans aucun
doute, si le continuateur de la Célestine est par-
venu à imiter le style du premier acte de manière
à rendre toute différence insensible, la haute ré-
putation de l'œuvre comme monument littéraire,
comme modèle de la langue-romance espagnole,
ne permet pas de croire que Rojas ait cherché à se
former un style rétrograde et à écrire, en 1491 ,
comme on écrivait cinquante ans auparavant. Il
est bien évident que^ quoique riche et formée dès
le commencement du siècle, la langue, au temps
de Mena, ne l'était pas au point où la Célestine Ta
placée.
Le style de cette œuvre ne peut donc appar-
tenir à Tépoque de don Juan II, et il faut en cher-
cher Tauteur dans des temps plus modernes. 11
nous resterait Rodrigo Cota, le seul écrivain de la
seconde moitié du quinzième siècle sur lequel se
soient arrêtés les doutes des savants qui ont parlé
de la Célestine, Mais quelles sont les autres œuvres
de Cota qui puissent aider à fonder cette asser-
tion ? A-t-on conservé de lui, a-t-il écrit autre
chose que le Dialogue entre P Amour et un vieillard
et les Copias de Mingo Revulgo ? Le style de ces
deux œuvres poétiques a-t-il quelque analogie,
quelque air de famille avec le style du premier acte
de la Célestine P Assurément non ; aucune compa-
raison n'est possible entre un écrit en prose et une
œuvre en vers. Cot n'a rien laissé en prose ; les
I . Nicolas Antonio fait remaquer en effet que le stvie de
Mena aussi bien que le style de son siècle sont fort dinerents
de celui de la Offestint»
PRÉFACE XVII
biographes gardent le silence sur sa vie et ses écrits;
on le croit auteur de ce premier acte, mais on ne
peut Taffirmer. C'est ce que dit M oratin dans son
Catalogue historique : € Cela n'est pas suffisamment
prouvé. D
Je pense au contraire que Fernando de Rojas,
auteur des vingt derniers actes de /a Célestine^ le
fut aussi du premier. Mais où serait le motif du
secret qu'il a gardé ? Pourquoi, dès qu'il se reconnaît
continuateur d'une œuvre^ ne dirait-il pas aussi
bien qu'il Pa entièrement conçue ? Pourquoi, dès
qu'il avoue vingt actes, n'avouerait-il pas aussi
bien l'œuvre elle-même ? La réponse à ces ques-
tions me semble facile.
Rojas a déclaré que ses devoirs, ses occupations
étaient entièrement opposés à un travail comme
ia Céiestine; il avait trouvé dans ces motifs une
raison suffisante du silence qu'il avait gardé pen-
dant dix ans \ Il pouvait être excusable comme
continuateur ; il n'avait pas à avouer Tidée pre«-
mière ; il recueillait une œuvre abandonnée, un
écrit dont tous admiraient la profondeur, le talent,
Tutilité même *. Ainsi il abritait derrière un titre
de collaborateur, de continuateur, certains re-
mords que l'Eglise eût pu faire naître chez l'écri-
1 . Ce motif, il Pattribue lui-même à son devancier sup-
posé : « Et cependant, dans la crainte des détracteurs^ et des
c mauvaises langues, qui savent mieux blâmer quMmiter, il
c voulut cacher son nom. » Cette phrase, qui se trouve dans
la préface de Rojas, ne peut-elle être prise comme une allu-
sion directe à la position qu'il s* est faite ?
2. Moratin, et après lui don Léon Amarita, auteur de
l'édition moderne de 1 822, ont écrit que Rojas ne consacra à
ce travail que quimu jours de i/acances, fw, ajoute Moratin, ne
pouvaient être mieux employés.
Il importe de relever Terreur à laquelle ces deux écrivains
se sont laissé entraîner ; quelques jours de plus n^ôteront rien
XVIII PRéPACB
vain qui ménageait peu les prêtres et qui parfois
peignait les mœurs populaires avec un peu trop de
crudité. Mais il n'appartenait pas aussi bien à un
bachelières lois, à un juriste , à un homme de
robe, presque ecclésiastique, de concevoir la pre-
mière idée d'une œuvre aussi libre, aussi indécente
dans ses détails, malgré la moralité du but, mal-
gré la philosophie du fond.
Donc Rojas^ ayant formé le plan de la Célestine^
lança le premier acte seul de son œuvre et ne
l'avoua pas. Il voulut sonder le terrain, captiver
l'attention, solliciter l'intérêt, faire regretter
qu'œuvre si bien entreprise restât inachevée, et
ce but une fois atteint, il reprit la plume, ajouta
d'abord quinze actes, puis cinq autres, au pre-
mier, et les abandonna au sort de leur aîné. Puis
lorsque le succès de l'œuvre vint excuser et justi-
fier la hardiesse de la conception ; lorsque l'admi-
ration de tous proclama indulgence pour les dé-
tails en faveur du fond, en faveur du but, en
faveur de l'intérêt et de l'esprit de l'ouvrage ; lors-
que unanimement on rendit grâces au continua-
teur, Rojas se nomma, mais seulement continua-
teur.
C'était agir en homme adroit, et je ne pense
pas que l'écrivain qui a tracé le quatrième acte de
la Célestine eût pu agir différemment.
Cette opinion pourra paraître hardie à tous
ceux qui veulent qu'en affaires bibliographiques
on se borne à parler diaprés des faits, sans s'éga-
rer dans les domaines de l'imagination; mais je
au mérite de Rojas ; j*ai cité plus haut sa lettre à un ami :
« Qu*on sache que non-seulement j'ai passé à cela quinze
jours de vacances , mais plus de tem^ encore^ et <i*un temps
moins agréable. »
PREFACE XIX
me sens fort de Topinion d'hommes instruits, de
savants écrivains espagnols qui ont longtemps
étudié la CèUstine^ qui ont analysé cette œuvre
remarquable et comparé le style des deux parties.
Appuyé sur ces probabilités en faveur de Popinion
que j'émets, je n'hésite pas à inscrire en tête de
ce livre le nom de Rojas^ comme celui de l'unique
auteur.
Il est fort pénible, du reste, qu'aucun biographe
ne se soit occupé de Fernando de Rojas avec dé-
tail, et que pas un savant, pas même Nicolas
Antonio, qui a parlé dans sa Bibliothèque espagnole
de bon nombre d'écrivains obscurs, ne nous ait
transmis quelques renseignements sur la vie et
les travaux du continuateur de la Célestine, Il est
difHcile de croire qu'un génie aussi remarquable
se soit arrêté là.
En admettant la donnée que je viens de poser,
on ne peut s'empêcher de reconnaître qu'il y avait
en effet chez Rojas une immense adresse^ et que
la curiosité publique ne pouvait être plus vive-
ment stimulée qu'elle ne le fut lorsque parut le
premier acte de la Célestine, Dès les premières pa-
ges l'intérêt se trouve heureusement partagé en-
tre les divers personnages de la scène, et c'est
déjà un chef-d'œuvre que d'avoir pu, avec un su-
jet aussi peu moral, avec une honteuse intrigue^
exciter l'intérêt, remuer un siècle, se faire lire par
tous les peuples et, mieux encore, par toutes les
femmes « Aujourd'hui même, la Célestine^ retou-
chée selon les principes de l'art dramatique, dé-
gagée de ces longueurs, de ces interminables des-
criptions qui portent le cachet du genre espagnol,
serait une œuvre digne de la scène et exciterait
certainement l'intérêt.
XX PRÉFACE
Le personnage principal est un caractère tracé
de main de maître et auquel il n'y aurait rien à
ajouter^ malgré ses quatre siècles. Célestine ^est
une de ces vieilles femmes qui de filles de joie
sont devenues entremetteuses ; qui, ne pouvant
plus faire Pamour pour leur compte, le font et le
professent pour le compte des autres. Elle tient
maison ouverte, académie d'amour, où viennent
s'ébattre les jeunes filles ses élèves et les valets de
bonne maison ; où moines et évêques, cavaliers et
vilains, clercs et laïques entretiennent des pen-
sionnaires et payent tribut à la complaisance et
aux bons soins de la vilotière. — Quelque peu
sorcière, cousine et intime amie du diable, Cé-
lestine commet en secret nombre de méfaits que
ne pardonne pas la justice, et de temps à autre
elle renouvelle connaissance avec la berne et le
pilori pour quelques petits péchés de magie. Fine
et rusée commère, adroite et hypocrite autant
qu'entremetteuse le fut jamais, il n'est pas une
honnête maison où elle n'ait accès, il n'est pas un
jeune seigneur dont elle ne soit la confidente et
la messagère, pas une jeune fille dont elle ne soit
le démon tentateur. Elle fréquente aussi hardi-
ment les parvis des églises, les cloîtres des couvents
que les ruelles obscures de la ville, les alcôves des
riches seigneurs et les cimetières voisins, dans
lesquels, à l'heure de minuit, elle essaye des
maléfices et tient conseil avec les esprits malfai-
sants.
Le taudis où elle demeure est un laboratoire
qui ne le cède en rien à tous ceux qui ont été créés
depuis elle et dont pas un de nos romans modernes
ne se refuse la description. Là elle compose des phil-
tres pour faire aimer, des baumes, des onguents
PRÉFACE XXI
pour la toilette, des eaux pour donner aux che-
veux cette teinte dorée si estimée en Espagne , et
ces magiques figures de cire si souvent employées
dans les sortilèges de la Voisin et de la Brinvi-
liers, et que la bonne vieille réclamerait sans
doute l'honneur d'avoir inventées, si elle revenait
en ce monde ^.
Sous un climat ardent comme celui de PËspa-
gne^ pendant une époque de transition où les
mœurs renonçaient au genre chevaleresque pour
devenir dissolues, la maison de l'entremetteuse
ne pouvait désemplir. Sa clientèle était immense,
et un matin un riche et beau seigneur, Calixte,
devenu subitement amoureux d'une jeune fille de
noble famille, sa voisine, fit appeler la sorcière et
lui promit des monceaux d'or si elle venait à bout
de satisfaire ses impatients désirs et d'amener
dans ses bras la belle Mélibée. De telles entre-
prises sont des jeux pour une femme comme Ce-
lestine. Stimulée par les offres brillantes de Ca-
lixte, poussée par les continuelles sollicitations de
Sempronîo, le valet favori du jeune seigneur, elle
s'élance tête baissée au-devant des dangers et des
obstacles, et s'introduit dans la maison qu'habite
la jeune fille, à l'aide d'un de ces moyens spécieux
dont elle ne se fait faute. Ses maléfices et le diable
aidant, elle se trouve seule avec elle, et là se dé-
déroule une scène admirable où elle met en jeu
toutes ses ressources, toutes ses ruses, toute son
I . La Célemnt est aujourd'hui du nombre de ces mythes
populaires qu^éternise la tradition, et en Espagne, dans le lan-
gage familier, les fohvot de la madré Celestina sont aussi célè-
bres que la merveilleuse poudre de perltmpwj>in de nos esca-
moteurs, il y a une pièce à spectacle de don Eugenio Hart-
zembusch, imitation des Pilules du Diable ^ qui porte ce
titre ! lot Polvos de la madré Celestina,
XXII PRÉFACE
adresse pour préparer la jeune fille à l'infâme sé-
duction qu'elle a mission d'entreprendre, pour se
faire patiemment écouter d'elle, pour supporter,
combattre et apaiser les fureurs de sa vertueuse
colère^ pour porter dans ses sens et dans son cœur
le feu qui brûle le cœur de Calixte^ pour l'amener
enfin à consentir à une entrevue.
La séduction une fois entreprise marche grand
train ; les entrevues se succèdent, l'honneur de
Mélibée s'est flétri sous les amoureuses étreintes
de son amant ; et pendant ce temps^ au logis de
la vieille, valets et ribaudes fêtent la victoire du
maître, font l'amour à leur manière et passent la
nuit au milieu des orgies et des hideuses leçons de
la courtisane émérite . — Puis arrive le moment
de recevoir la récompense promise. Calixte, heu-
reux et amoureux, solde généreusement le minis-
tère de Célestine ; les deux valets du jeune cava-
lier réclament de la vieille leur part dans les
bénéfices de TafFaire ; elle refuse, on se querelle,
on s'échauffe, les deux valets la tuent, tout le
quartier s'émeut, les alguazils accourent, arrêtent
les meurtriers tout souillés du sang de leur vic-
time^ et en grande hâte la justice informe et les
pend.
Dans cette œuvre de 'séduction à laquelle un
fol amour l'a entraîné, Calixte voit sa fortune
perdue, sa maison deshonorée, une femme tuée et
des ribaudes criant vengeance. Celles-ci^ qui comp-
tent au nombre de leurs amants les deux valets
pendus par autorité de justixre, jurent de mettre
le trouble à leur tour dans les heureux amours de
Calixte et de Mélibée ; un spadassin à leurs ga-
ges, un bravache dont le caractère original est resté
le modèle de tous les héros de cape et d'épée dont
PRÉFACE XXin
fourmillent les comédies espagnoles , un tueur de
profession soudoyé [par l'une d'elles comme les
courtisanes soudoient leurs soutiens, promet de
s'associer à leur vengeance. Il fait attaquer les va-
lets de Calixte, qui font le guet pendant que leur
maître tient amoureuse conversation avec sa belle.
Calixte accourt pour prêter main-forte à ses
gens^ il escalade un mur^ tombe et se brise la
tête.
Mélibée veut rejoindre son amant^ mourir
comme lui précipitée; elle monte au sommet d'une
tour, fait venir son père, lui raconte avec une su-
blime éloquence l'histoire de sa séduction^ celle
de son déshonneur, la mort de son amant, puis
elle s'élance et tombe morte à ses pieds.
Telle est la Célestine ; mais après cette courte
analyse, il nous faut signaler cette richesse dans
les détails^ ces scènes pleines d'esprit, de finesse,
d'observation, qui sont encore aujourd'hui des
modèles pour les littérateurs ; ce piquant portrait
de Célestine fait par Parmcno, le page de Calixte;
cette description plaisante de l'ofHcine de la sor-
cière; ce dialogue sublime de lâcheté entre deux
des valets de Calixte, pendant un rendez-vous de
leur maître ; cette scène où la vieille met en œu-
vre tout ce qu'elle a d'adresse et de diplomatie
pour séduire Mélibée ; tous ces caractères si bien
variés^ si vrais, d'effrontées courtisanes, de valets
insolents et menteurs ; ce spadassin fanfaron ;
cette jeune fille si pure, si naïve, si innocente,
même après sa faute ; ce jeune seigneur noble,
généreux, enthousiaste comme un vrai Castil-
lan; enfin cette abondance de fines reparties, de
sentences profondes, de proverbes, qui me porte
à avancer que Cervantes s'est inspiré de /a Cèles-
XXIV PRÉFACE
tîne en maint passage de son œuvre célèbre, et
que Sancho Panza est quelque arrière -petit -fils
de Tadroite courtisane. « Il est difficile, a dit un
« de nos écrivains \ de mettre plus de vérité dans
« les portraits, plus d'esprit dans la satire, d'être
« plus fin et plus coloré, de mieux dissimuler par
« l'habileté du travail la laideur et le vice de la
« vieille et les redites éternelles d'un amour poussé
« jusqu'à la folie. Il fallait une rare fécondité
c d'esprit pour obtenir des résultats semblables.
« Malgré la monstruosité apparente de la forme
« et du fond, c'est un chef-d'œuvre, d
Faut-il maintenant accepter d'une manière ab*
solue ce jugement de l'éminent critique : € La
<E monstruosité de la forme et du fond ? t> Rojas
voulut faire de la Célestme une œuvre morale, il le
déclare dans son prologue, dans sa lettre à un ami,
dans quelques vers qui tiennent lieu d'épilogue au
drame; il l'écrivit pour « faire connaître aux jeunes
c( gens tout ce qu'il y a de ruse et de fausseté chez
<i les valets et les entremetteuses ; t> il la conçut
n pour la multitude de galants et jeunes amou-
€ reux que renferme l'Espagne et dont la jeunesse
« est en butte aux tourments de l'amour, faute
« d'armes défensives pour les combattre. » Mais
il pensa que € de même qu'il est nécessaire de
<( tromper le goût du malade auquel on présente
<i quelque amère pilule, de même il lui fallait aussi
« déguiser sa plume, l'entourer de récits tantôt
« joyeux, tantôt lascifs, détourner l'attention de
c ses malades et les soigner, les instruire en les
<L amusant, d Aussi des admirateurs enthousiastes
I. M. Philarète Chasles. {Journal da Débats ^ 3 octobre
et 12 novembre 1839.)
PRéPACB XXV
de la Célestine la prônèrent-ils comme le meilleur
ouvrage de morale, la plus saine leçon qui eût encore
été donnée à l'Europe pour détourner les jeunes
gens du dérèglement et du vice. D'autres déclarè-
rent qu'il était plus contraire aux bonnes mœurs
de présenter au grand jour les détails de la dépra-
vation, même en les punissant, que de les laisser
ignorer'. L'Eglise fut consultée, et sa décision ne
fut point uniforme. La Célestine fut défendue en
Espagne et approuvée en Italie ', et ce que je vais
dire des nombreuses éditions de ce livre démon-
trera facilement combien la proscription de l'Eglise
fut peu efficace.
L'extrême galanterie qui régnait dans la société
espagnole au quinzième siècle^ cet élan immense
vers l'amour, devenu, conime le dit Rojas, la ma-
ladie commune, n'étaient point de la dépravation^
du dévergondage, comme les passions blasées et
décrépites des nations modernes. Ces expressions
techniques et positives qu'on rencontre dans la
Célestine y dans le Don Quichotte ^ dans Rabelais^
dans Shakspeare, et que Molière ne s'est pas fait
faute d'employer, appartenaient au langage fami-
lier, et les jeunes filles les mieux élevées du siècle
X. Cenrantès, dans Tun des sonnets burlesques qui pré-
cèdent le Don ^mcAotte^ dit que la Gélatine serait un livre divin
s*il voilait un peu plus Thumanité.
Celesti —
Libro en mi opinion divi —
Si encubriera mas lo huma — .
c'est-à-dire s^il mettait moins à découvert des scènes dont la
peinture trop vive et trop nue peut offenser les mœurs.
Alejo Vanega, se plaignant des maux que causait une sem-
blable lecture, voulait qu*on écrivît Scelat'ma plutôt que Celés-
tina, {Tractado de ortograflàa^ part, il, cap. 3.)
2. Sismondi, tÀttirature du Midi,
XXVI FRÉFACE
de Rojas et de celui de Cervantes prononçaient
sans honte et sans mauvaises pensées tous ces mots
dont rougit la pruderie de notre époque. On ne
peut donc affirmer, malgré l'extrême liberté de
tableaux et d'expressions qu'on remarque dans la
Célestine^ que ce soit une œuvre infime^ comme
l'a prétendu un écrivain moderne ^ Je n'irai pas
jusqu'à avancer, comme preuve de la moralité du
livre de Rojas, que la majeure partie des exem-
plaires que possèdent nos bibliothèques publiques a
appartenu à des prêtres^ à des évêques, voire même
à la Société de Jésus : cela ne prouverait rien';
mais je ferai remarquer que don Pedro-Manuel
de Urrea, auteur d'une imitation àclaCéiestinetn
vers castillans, la dédia à sa mère, la comtesse de
Aranda; que Tune des traductions italiennes, celle
de 1535', A ^(^ ^^^^^ P^^ ^^ familier du pape
Jules II, nommé Alfonso Hordofiez, d'origine espa-
gnole, à la prière de T illustrissime dame Feltria
de Campo-Fregoso, à laquelle elle est dédiée * ;
1. M. Lottin de Laval dit, dans un roman intitulé les Ga-
lanteries du maréchal de Bassomfàerre: c Tragi-comédie imprimée
en France sous François I«% une chose infâme, digne de
TAretin. qui pourtant faisait les délices de la cour, tant les
moeurs étaient dissolues. » Cette note de M. Lottin de La-
val me porte à croire quMl n*a pas lu la Célestîne,
2. Exemplaire de la bibliothèque Mazarine (Anvers, 1 539).
— > A dom Êmforls Onesifo.
Même bibliothèque (Anvers, iSqq). — Dcmimcus Bamabas
Turgûty episcopus SagiensiSf 1 7 1 7 .
Bibliothèque Richelieu, exemplaire de Pédition de Séville,
1401. — Société de Jésus,
3 . Stampata per Pietro Nicolini da Sabio, m d xxxv.
4. Alla illustrissima madonna : madonna Gentile Feltria
de Campo-Fregoso, madonna sua observantissima . . .
Per Alfonso Hordognez, familiare délia santita di nostro
signore Julio papa secundo. Ad instantia délia illustrissima
madonna Gentile Feltria di Campo-Fregoso .
P Ré FACE XXVIX
enfin que le bon et naïf sire Jacques de Lavardin,
seigneur du Piessis-Bourrot, en Touraine, adressa
la traduction qu'il fit, en 1578, de la Célestine, clair
miro'uer et vertueuse doctrine pour se bien gouverner ^
à très-nobles et vertueux gentilshommes Jean de
Lavardin, révérend abbé de l'Etoile, et Antoine
de Lavardin, seigneur de Rênay et Boessoy, ses
frère et neveu .
a Le fruit que produit ce livre, leur dit-il, pour
a vieillir ne perd jamais saison, ni ne pouvoit en
« temps plus convenable être servi ; comme ainsi
a soit qu'en ce royaume aujourd'hui plus que ja-
« mais quasi toute la jeunesse, si gaillarde et fol-
a lâtre, fait merveille de se jeter sus l'amour, et le
a professe à l'ouvert en telle dévotion, comme s'il
a n'estoit religion approuvée que celle-là, ni autre
a déité au ciel que Cupidon et son impudique
a mère. Quelqu'un desquels possible, lisant cette
« tragi-comédie et retenant les chastes et hon-
te nêtes admonestations, sans s'arrêter aux lascifs
a et dissolus propos, et de tout faisant son profit
« à l'imitation de la laborieuse abeille^ qui d'un
« million de fleurettes différentes va recueillant
oc son doux miel et sa cire^ se repentira de la fu-
« rieuse poursuite de ses passions insensées ; ou
a du moins le fera-t-il par le piteux exemple de
« la douloureuse et triste fin de deux infortunés
tt amans. Pour le profit doncques de tous, dé-
(L charge de ma conscience et satisfaction de mon
« devoir, et avec plus large usure vous faire sa-
« vourer la bonté et douceur de ce fruit étranger
« et né en pays lointain, je me suis mis à le ren-
tt dre notre domestique et familier françois, le
« repurgeant en plusieurs endroits scandaleux
« qui pou voient ofi^enser les religieuses oreilles,
XXVIII PRÉFACE
«c et y ajoutant du mien en plusieurs endroits qui
« me sembloient manques : sans lui altérer son
a goût naïf, en tant que j*ai pu m*y conformer, et
a le vous adresse, vous priant humblement 'lui
« donner une heure le jour, de celles que vous
a employez à la récréation de votre esprit, au
ce sortir de vos occupations plus hautes et sérieu-
« ses, à celle fin que sous l'examen de votre droite
a censure et meilleur jugement^ il obtienne Toc-
ce troi et entérinement de ses lettres de natura-
cc lité dedans ce royaume, parmi tant de cerveaux
(c bigarrés. £t alors selon le mérite de ce labeur
a dont je vous étrenne, vous en fassiez part où en
a verrez le besoin. »
Du petit nombre des ouvrages destinés à re-
muer tout un siècle, la Célestine eut non-seulement
en Espagne^ mais dans toute l'Europe, cette im-
mense célébrité qu'obtint cent ans après le Don
Quichotte y qui, on peut le dire, hérita de sa popu-
larité. Ses nombreuses éditions se succédèrent ra-
pidement, malgré les rigoureuses poursuites de
rinquisition, et au commencement du seizième
siècle, elles se répandirent sur tous les points de
l'Espagne, en Italie^ en France et dans les Pays-
Bas*.
I . Moratin a donné une liste de vingt-huit éditions pu-
bliées en espagnol pendant le xvi* siècle et la première moitié
du xvii*. Les recherches de M. Charles Magnin et les
miennes portent cette liste à quarante-six éditions :
1499, Burgos, in-j.. — i5oo, Salamanque. — i5oi, Sé-
ville, par Stanislas Poiono, in-4. — i5o2, Séville. ^-4. —
i5o2, Salamanque, in-4. — i5i4, Valence, in-4 (gothique
oblong). — 1 5 14, Milan, par Tanotti da Cartrone. — 1 5 1 5,
Venise. — i523, Séville. -— i525, Séville. — i525, Ve-
nise. — 1526, Tolède^ 1*^-^' "~ 1^29, Valence, par Juan
Vinao. — i53i, Venise, m-8 gothique. — i534, Venise,
PREFACE XXIX
Quatre traductions françaises parurent en 1524,
1572, 1 5 29 et 1542 à Lyon et à Paris ^ Plus tard,
en 1578, vinrent en même temps deux éditions
in-i6 et in-i2 de la traduction de Jacques de La-
vardin. Deux traductions italiennes et une tra-
duction allemande parurent dans le même siècle* ;
James Mabbe la traduisit en anglais en 163 1',
et, au dix-septième, Labayen et Charles Osmond
publièrent, l'un à Pampclune (1633), l'autre à
Rouen (1634), deux nouvelles traductions fran-
çaises avec texte espagnol en regard. Enfin, tel est
le sort des sujets heureux, les continuateurs et
îii-8 gothique, par Estefàno Sabio. — i534, Sévîlle. - —
i535, Venise. — - i536, Séville, in-8 gothique. — i538,
Tolède, in-4 gothique, par Juan de Ayala. — i538. Gênes.
— • i53g, Seville. — lôSg, Anvers, petit in-8 gothique (voir
un exemplaire hérissé de notes à la bibliothèque Mazarine).
— i5a.o, Médina del Campo, petit in-8 gothique; le titre
porte Carolus V imperator, — 1545, Saragosse, in-8. — i545,
Anvers, in- 12. — i553, Venise, Gabriel Giolito, corrigée
par Alonso de UUoa {tmpresa en guisa hasta aqui nunca vista).
— i556, Venise. — i558, Salamanque, par Juan Sunta. —
l563, Alcala, in- 12, par Francisco de Cormellas. — i566,
Barcelone. — iSÔQ, Alcala, in-12, par Francisco de Ro-
blés. — i56g, Salamanque, par Martin Mares. — iSyo, Sa-
lamanque, par Mathias Gast. — 1 67 1 , Cuencsu par Juan de
Canova. — ) 573, Tolède, in- 12 oblong, — iSyD, Valence.
' — iSgi, Alcala, par Fernando Ramirez. — iSgS, i5q9,
1601, Anvers, omcina Plandniana. — 1601, Madrid, An-
drès Sanchez. — ^607, Saragosse, in-12. — lOig, Madrid,
in-12. — 1632, Madrid, in-12. — 1633, Pampelunc, texte et
traduction française en regard, par Charles Labayen. — i633,
Rouen, et 16B4, Rouen, sur deux colonnes, texte et tra-
duction française en regard, par Charles Osmond. — Enfin une
édition moderne donnée à Madrid, en 1822, par Léon Ama-
rita, avec une bonne préface, des notes et des variantes.
1. Paris, 1^27, traduction de V italien en français, par
GalÛot du Pré, in-8. Lyon, 1629, par Claude Nourry,
2. Augsbour|, i520, in-4<>.
3 . Londres, m-folio, sous le titre : TÂe spanisà bawd repre-
sented in Ceiestina,
XXX PRéFACE
les imitateurs ne manquèrent pas à la Célestine.
Le noble chevalier Féliciano de Silva^ auteur
de la chronique de don Florisel de Miquea, dont
Cervantes plaisante si joyeusement le style entor-
tillé, dans le premier chapitre de Don Quichotte *,
publia un drame intitulé Seconde Comédie de la Ce-
lestine ou Célestine ressttjcitée\ qui fait suite à quel-
ques éditions de l'œuvre première '; Gaspar Go-
mez, de Tolède, écrivit une troisième partie^; une
quatrième partie, sous le titre de Tragi-comedia
de Lysandro y Roselia^ parut à Madrid en 1542.
D. Pedro-Manuel de Urrea, qui traduisit l' Orlando
furioso de FArioste, transforma le premier acte en
une églogue à deux voix, intitulée Egloga de la
tragi-comedia de Calixto y Melibea, Juan Sedeno^
traducteur de la Jérusalem délivrée^ la mit en vers
castillans ; un Portugais, Francisco-Rodriguez
Lobo, cachant son nom sous le pseudonyme de
Juan Espéra en Dios, chercha à la copier dans une
comédie intitulée Eufrosine^ Puis, dans le nombre
des imitateurs qui se sont approchés du modèle
sans pouvoir l'égaler, et dont les noms ne sont pas
indifférents pour quiconque étudie l'origine et les
progrès du théâtre espagnol, parurent Selvago^
auteur d'une comédie en prose intitulée Sehagia;
Juan-Rodriguez Florian, auteur de la Florinea ;
Luis Hurtado, de Tolède, qui publia en 1547 une
Tragedia Policiana, copie à peu près servile et sans
verve; Pedro Hurtado de la Vera, auteur de la Do-
leriay el Sueno del Mundo (1572) ; d'autres plus
1 . « La raison de la déraison qu*à ma raison vous faites
af&iblit tellement ma raison qu*avec raison je me plains de
votre beauté. »
2. Venise, i536.
3. Anvers, i534, in-8, et iSgg, in-12.
4. Tolède, 1539.
PRéFACB XXXI
modernes, tels que Juan de Herrera, auteur de
ringénieuse Hélène ^Jille de Célestine, et Andrès Parra,
qui écrivit r Ecole de CéUstine. La plupart de ces
continuations ne se distinguent guère que par une
honteuse immoralité.
La plus remarquable assurément^ ce fut, non
plus une copie, mais une émule de la Célestine^ la
Lena y que Velazquez de Velazco publia à la fin du
xvi* siècle, alors que Lope de Vega s'emparait,
comme dit Cervantes, de la monarchie comique.
On pourrait établir que l'évolution de la Célestine
. dura un siècle et qu'elle fut close d'une manière
remarquable par cette comédie de Velazco, fort
digne des nombreux chefs-d'œuvre de son temps.
On peut ainsi juger des progrès que, dans un
même ordre d^idées, l'art dramatique espagnol fit
dans cette durée d'un siècle, et aussi de ce que devin-
rent, pendant ce temps, les mœurs que Rojas avait
prétendu corriger etle type original qu'il avait tracé
d'après nature. A cette distance, ces deux comé-
dies enferment tout un cours d'histoire morale.
J'ai encore à citer le savant docteur Gaspard
Barthius, admirateur passionné de la langue espa-
gnole qui^ Tun des derniers, publia à Francfort,
en 1624, une traduction latine annotée de la Ce-
lestiney à laquelle il donna le titre grec de Porno-
boscodidascalos*^ par allusion à sa traduction des
Ragionamenii de l'Aretin, qu'il avait intitulée Por-
nodidascalos , a C'est un livre divin, écrit-il à la
« suite du titre que je viens de transcrire^ une
« œuvre sous forme de drame, remplie d'une telle
I. Pornoboscodidascalus latinus : de lenonum, lenarum,
concilîatricum, servitiorum dolis, veneficiis, machinis plus
quam diabolicis, de miseriis juvenum incautorum, <\\n florem
aetatis amoribus inconcessis addicunt, de miserabili singulo-
nim periculo et omnium interitu.
XXXII PRéPACE
a quantité de sentences importantes, d'exemples,
a de conseils applicables à toutes les cîrconstan-
« ces de la vie, qu'aucune autre langue ne possède
a rien de semblable. La langue espagnole est, il
oc est vrai, si grave et si sonore, le style de Tau-
« teur si élégant et si correct, sa diction si pure
oc et si harmonieuse^ que, de l'avis des Espagnols
a eux-mêmes, un bien petit nombre d'écrits pour-
ce raient égaler la Célestine en grâce, en élégance
a et en pureté*. »
J'ai maintenant quelques mots à dire à propos
de la traduction. Attaquer de front une œuvre aussi
célèbre que la Célestine^ un monument littéraire
aussi respecté, secouer d'une main profane la pous-
sière qui depuis quatre siècles s'est accumulée sur
ce vieux monument, c'était une entreprise hardie,
et j*ai plus d'une fois reculé devant l'exécution.
Mais, comme le sire de Lavardin, j'y rencontrais
«c de si délectables fontaines de philosophie)), que
j*ai chaque fois repris courage, que j'ai lutté avec
ténacité contre des difficultés sans nombre, ne sa-
chant encore si je suis parvenu à conduire à bonne
fin cette œuvre presque impossible.
J'avais deux grandes choses à respecter dans la
Célestine y d'abord le monument littéraire, puis la
naïveté du style, ces sentences, ces nombreux pro-
verbes dont il fallait imiter le rhythme, le laco-
nisme, qu'il fallait rendre. littéralement sans cher-
cher le moins possible les équivalents dans notre
langue. A cela j'ai mis tous mes efforts. Je n'ai pas
I . L'auteur du Dialogo de las lenguas^ savant critique qui
▼ivait sous le règne de Charles -Quint, a dit aussi de la CeleS'
fine que la langue espagnole ne possédait aucun livre d*un
style plus naturel, plus pur et plus élégant.
PRÉFACE XXXIII
cru devoir aux conventions de notre siècle de voi-
ler une seule des expressions franches et nettes
dont j'ai parlé plus haut. S'il est certains mots ex-
clus de notre langage depuis Molière, on ne les a
pas effacés de ses écrits, on les prononce avec lui,
et ce serait œuvre sacrilège que se torturer l'esprit
pour les éviter.
« Je suis, m'écrivit Charles Nodier, lorsque pa-
« rut la première édition de ce livre, je suis de
<K ceux qui n'ont pas répugné aux hardiesses un
(( peu cyniques d'une version consciencieusement
a littérale ; un traducteur manquerait essentielle-
oc ment aux devoirs d'exactitude et de fidélité qu'un
« ministère exigeant lui impose, en atténuant,
a sous les nuances fardées d'une phraséologie prude
« ou coquette, les couleurs crues, hardies et sou>
a vent grossières de son texte. Les scrupules d'un
« langage timidement épuré sont^ aux licences
« ingénues du moyen âge, ce qu'est le badigeon-
ce nage aux vieux édifices. »
Je n'ai donc pas tenté, comme l'a fait le sire de
Lavardin, a de repurger les endroits scandaleux qui
pouvaient offenser les religieuses oreilles ». Je
n'ai nullement songé non plus à a inettre du mien
dans les endroits qui me semblaient manques ».
Le traducteur n'est ni correcteur ni interprète, il
est copiste et reproducteur ; il doit, lorsqu'il s'agit
d'un livre de la valeur de la Célesttne, en respecter
même les fautes et s'estimer heureux quand il
parvient à en conserver les beautés.
A. Germond de Lavignb,
De r Académie espagnole.
La Cêlestine. 3
LA CÉLESTINE
TRAGI-COMéoiE DR CALIXTE ET MitlBÉE,
CONTENANT, OUTRE UN STYLE AGREABLE ET FACILE,
UNE GRANDE QUANTITÉ DE SENTENCES PHILOSOPHIQUES
ET DE CONSEILS FORT NÉCESSAIRES AUX JEUNES OENS.
AYANT POUR BUT DE LEUR FAIRE CONNAÎTRE
TOUT CE qu'il y a de RUSE ET DE FAUSSETÉ
CHEZ LES SERVITEURS ET LES BNTREHETTSUSES ^.
VA UTRUR A UN DE SES AMIS.
L*HOintB qui fait uii long voyage a coutume de re-
chercher quelle chose peut être le plus nécessaire au
pajrs qu'il a quitté , afin d*étre utile par ce moyen à
ceux de ses compatriotes dont il a reçu quelque ser-
vice. Les nombreuses bontés que vous avez eues pour
moi me faisaient une obligation de semblable étude«
et maintes fois retiré dans ma chambre, la tête appuyée
sur ma main, laissant aller mes pensées à l'aventure
et mes réflexions au hasard, il me venait à l'esprit que
l'œuvre présente serait utile non-seulement à notre
commune patrie et àla multitude de galahts et de jeunes
amoureux qu'elle renferme, mais encore à vous-mêmo,
dont je me souviens d'avoir vu la jeunesse crùellemeot
tourmentée par l'amour et privée d'armes défensives
pour le combattre. Ces armes, je les découvris au jni«
lieu de tes pages*, non fabriquées dans les immenses
ateliers de Milan, mais cré^ par les nobles esprits de
quelques Castillans d'un haut mérite. Je remarquai
leur beauté, leur souplesse, leur trempe forte et bril-
lante, leur travail, leur style élégant, qu'on n'avait
jamais vu ni entendu dans notre langue castillane.
Je lus trois ou quatre fois cet écrit, et plus je le
' ybir les Nous à la fin du volume.
2 l'auteur a un de ses amis.
lisais, plus j'avais besoin de le lire, chaque fois il me
plaisait davantage et j*y remarquais de nouvelles sen-
tences. Je vis que non-seulement cet ouvrage était
agréable dans son sujet principal ou fiction tout à la
fois, mais encore que de quelques-unes de ses parties
ressortaient de délectables sources de philosophie et
de mots agréables, des avis et des conseils contre les
serviteurs faux et méchants, contre les prétendues
sorcières. Je remarquai qu'il ne portait pas de signa-
ture d* auteur. Et, en effet, les uns l'attribuent à Juan
de Mena , les autres à Rodrigo Cota ; mais quel que
soit celui qui l'a écrit, sa subtile imagination, la grande
quantité de sentences heureuses et profondes qu'il a
semées dans son travail, le rendent digne d'un éternel
souvenir. C'était un grand philosophe ! Et cependant,
dans la crainte des détracteurs et des méchants, plutôt
capables de critiquer que d'imiter, il voulut cacher
son nom. Ne me blâmez pas si je n'ai pas signé le
mien après avoir achevé ce qu'il avait commencé ,
mais je suis juriste, et quoique ce soit oeuvre sérieuse,
elle est étrangère à ma faculté. Ceux à qui je me suis
confié pourront dire que je ne l'ai pas faite pour me
distraire de mes occupations principales (qui m'inté-
ressent beaucoup, comme c'est la vérité), mais plutôt
que ce travail nouveau m'a forcé malgré moi à négliger
l'étude des Droits. Si je n'atteins pas le but que je me
suis proposé, ce sera la punition de mon audace.
Qu'on veuille bien se souvenir que J'ai employé à cet
ouvrage, non-seulement quinze jours de vacances que
mes collègues étaient allés passer chez eux, mais plus
de temps encore et d'un temps moins agréable. C'est
pour me justifier des reproches que vous pourriez
m'adresser, ainsi que tous ceux qui me liront, que
j'ai écrit les vers qui suivent. Et afin que vous sachiez
où commencent mes mauvais bavardages, souvenez-
vous que tout ce qui est de l'ancien auteur a été réuni
sans division dans un seul acte, ou scène, jusqu'au
second acte qui commence par ces mots : ,< J^ai
donné, etc. n Vale,
l'auteur a un de ses amis.
L'AUTEUR
Demande indulgence four les fautes de Veewvre presenU^ argumente
cintre Itâ-^mâne et expose ses motifs,
(Acrostiche.)
Le silence cache et protège
Et absence d*esprit et inhabileté du langage ;
Bavardage, défaut contraire, porte grand préjudice
A qui parle beaucoup sans beaucoup réflécnir.
Comme fait la fourmi qui dédaigne la terre.
Honteuse de son existence prévoyante et paisible,
Et fière de ses ailes nouvelles qui causeront sa mort,
Légère, elle s*élance sans savoir où aller.
Ivre de liberté, elle parcourt les airs,
Et bientôt devient la proie des oiseaux,
Repentante, mais trop tard. Ainsi ses ailes
Furent le &tal instrument de sa perte.
Et de même à ma plume adviendra pareil sort.
Rebelles aux bons conseils, fières de battre Tair^
Nées de ce madn seulement, mes ailes trop délicates
A ma ruine me vont conduire.
Notre fourmi ne songeait qu*au plaisir :
D*acquérir honneur et gloire je me suis faXt une fête.
D'une même illusion il nous advient même malheur.
Elle a trouvé le trépas, et naoi, je recevrai sans doute
Reproches, sermons et blâme. Si j'eusse gardé le silence,
On me les eût épargnés. Je persiste^ je pressens déjà
Jalousie, attaques sans nombre, et je me ferme la retraite
A chaque pas que je fais en avant.
Si vous voulez savoir les motifs qui m'animent,
A quelles passions je déclare la guerre^
Connaître enfin mon but, et le dieu qui mMnspire,
Haut et puissant Phébus. ou Diane, ou Cupidon,
Etudiez longuement le sujet de ce livre;
Veuillez, si Taimez mieux, n'en lire que l'argument.
Amans, vous trouverez au milieu d'un joyeux récit
Les conseils les plus étendus pour vous garder des dangers.
Ainsi Ton doit, avec un malade difficile,
Cacher le remède sous un aliment agréable.
Opposer l'adresse et la ruse à l'aversion.
Ménager, flatter le goût et guérir en trompant.
4 l'auteur a un db ses amis.
Excitant de même manière la curiosité du lecteur,
De ma plume 8*échappe det récits joyeux et lascifs.
Ils entourent et déeuisent le but de mon travail ;
£n amusant TespHty ils guérissent le cœur.
De craintes entouré, poussé par «m ardent désir,
£t voulant terminer une oeuvre savamment commencée^
Criminellement j*ai tenté d*appliquer une fausse dorure
Jt ce travail d*or fin, et d*enfouir sous des chardons
Les roses qui le décorent.
Il me faut maintenant demander grâce aux sages
Si j*ai mal réussi, et réclamer des simples respect,
Tolérance surtout, pour une œuvre qu'ils ne peuvient jiiger.
Etant à Salamanqne, j^ai trouvé cet écrit
Et fus tenté d*y mettre fin ;
Trois raisons m'y poussèrent, j'étais en vaamces.
Ma vanité m'engageait à imiter un homme d^esprtt,
Enfin depuis longtemps j*étais ]^né de voir
Les hommes de tous les âges victimes des peines de l'amour.
Il me sembla qu^ils trouveraient dans cette œuvre achevée
Bons conseils contre les entremetteuses et les vaiets.
Étudiant avec -soin récrit que j*avaîs découvert
Et qui est profond et spirituel auunt que bref.
Emerveille, j'v découvris au moins deux mille sentences
Toutes doublées de grâce^ d'esprit et de gaîté.
Non, Dédale, adroit par excellence, n'eût pu faire jamais
Aucun travail plus remarquable et mieux fini
Qu*eût été Tœuvre de Cou ou de Mena, si Tun d'eux,
Unique et inimitable écrivain., eût pu l'achever.
Il n'exista jamais dans la langue romaine
Tant d'esprit ni un style aussi riche et aussi beau ;
Dans tous mes souvenirs et dans ceux de personne
Aucune œuvre n'est digne de celle-là,^
Ni grecque, ni toscane, aï même castillane.
Ses sentences vaudront «l'auteur une éternelle renommée 9
Louanges lui soient données par Jésus Christ,
Et qu'il Taccueille dans sa gloire au nom de sa passion.
Bons et crédules amants, prenez ce livre pour exemple ;
Opposez aux dangers les armes qu'il vous indique ;
Unissez vos eflTorts pour ne pas succomber ;
Rendez hommage à Dieu en visitant son temple ;
Gardez-vous de céder aux exemples pernicieux
De ceux que les séductions de l'amour ont entraînés.
Elles sont votre perte, et vous poussent vers la tombe*
Mon cœur se déchire quand il songe à tout cela !
O dames et tnatronet, jeunet gens et mark^
Ne perdez jamais de vue cette triste aventure !
Tenes sous vos veux le souvenir de cette fin désastreuse;
A d*autres pensées qu'à Hamour consacrez vos loisirs ;
Livrez à ceux qu*il aveugle le sacret de sa tyrannie ;
Vivez avec prudence, avec sagesse et chasteté
Afin d*étre toujours heureux. Et que le dieu Cupidon
Ne vous prenne jamais pour but de ^es flèches dorées.
PROLOGUE
DE LA TROISIÈME EDITION (séiriLLB, f50l).
HERACLITE le Sage, dans le chapitre intitulé Omnia
secundum litem fiunt, dit que toutes les choses de
ce monde ont été créées pour être sans cesse en oppo-
sition. C'est, selon moi, une sentence digne d*étre
éternellement proclamée. La parole du sage est un
arbre immense, et le moindre de ses rameaux produit
plus de fruits qu*il n'en faut pour nourrir l'esprit des
personnes les plus intelligentes. Mon faible savoir me
donne à peine le droit de ronger Fécorce des paroles
de ces hommes célèbres entre tous, et le peu que f en
retirerai me conduira du moins au but que je me pro-
pose dans ce prologue.
La sentence que je viens de citer a été reproduite par
Francisco Pétrarque, le grand orateur, le poète lauréat,
lorsqu'il dit: ^Sine lite atque offensione nihil genuit
natura parens : La nature, notre mère, n'a rien en-
gendré sans querelle et sans opposition. • Il écrit plus
loin : Sic est enim et $ic prcpemodum universa tes»
tantur : rapide Stella obviant flrmamento; contraria
invicem élément a conftigunt; terrce tremunt; maria
fluctuant; aer quaiitur; crêpant flammœ; bellum im*
mortale veniigerunt; tempora temporibus concertant;
PROLOGUE
secum singula, nobiscum omnia. Ce qui signifie : c Ce
fait est vrai et tout en porte témoignage : les étoiles se
rencontrent dans leur course rapide au milieu du fir-
mament ; lei éléments opposés se combattent; les
terres tremblent; les mers se soulèvent; l'air frémit ;
les fiamment pétillent; les vents se font une guerre
éternelle; les temps s'opposent aux temps; chaque
chose lutte contre une autre^ et toutes contre nous. »
L'été nous accable par son excessive chaleur, l'hiver
par le froid et les é-imas ; ces événements , que nous
regardons comme une révolution naturelle de la tem-
pérature, ces variations au milieu desquelles nous
nous soutenons, avec lesquelles nous nous élevons,
avec lesquelles nous vivons, s'ils deviennent plus fré-
quents ou plus animés que de coutume, qu'est-ce,
sinon la guerre ? Et combien ne devons-nous pas
craindre, quand la nature emploie pour nous com-
battre les tremblements de terre et les tourbillons, les
naufrages, les incendies causés par le feu du ciel ou la
main des hommes, les orages, les grondements du
tonnerre, les coups terribles de la foudre, les courses
des nuages, phénomènes si difficiles à expliquer que,
pour en connaître la cause, il ne se fait pas moins de
tumulte dans les écoles des philosophes qu*au milieu
des fiots de la mer !
Parmi les animaux, il ne manque aucun genre de
querelles : les poissons, les oiseaux, les bêtes sauvages,
les reptiles, tous se font la guerre ; chaque espèce en
poursuit une autre. Le lion attaque le loup, le loup la
chèvre, le chien le lièvre; et si cela n'avait pas l'air
d'une légende du coin du feu, je pousserais plus loin
cette énumération. L'éléphant, cet animal si puissant
et si fort, s'épouvante et fuit à la vue d'une misérable
souris, il tremble rien qu*à l'entendre. Parmi les ser-
pents, la nature a fait le basilic si venimeux et si re-
doutable, que son sifflement effraye tous les animaux;
son approche les met en fuite ; son regard les tue.
Lorsque arrive pour la vipère la saison de l'amour, la
femelle prend dans sa bouche la tête du mâle et la
presse de telle force pendant les jouissances de la con-
PROLOGUE 7
ception, qu*elle Fétoufie; puis, au moment où les petits
sont près de naître, l'un d'eux déchire le ventre de sa
mère et tous les autres sortent par cette ouverture; la
mère meurt^ et ses petits, pour ainsi dire vengeurs de
leur père, la dévorent. Où peut-on rencontrer un plus
terrible exemple d'opposition , de querelle ou de
guerre, engendrer un être qui dévore les entrailles qui
Pont porté?
Nous croyons qu'il ne doit pas y avoir moins de
dissensions naturelles entre les poissons, car, chose
certaine, la mer en contient autant de variétés que la
terre et Tair nourrissent d'oiseaux et d'animaux, et plus
encore peut-être. Âristote et Pline content des mer-
veilles d'un petit poisson nommé echeneis j qu'ils
disent être sans cesse en guerre avec tous les autres.
Ils disent de lui entre autres choses que, s'il rencontre
un navire ou une chaloupe, il l'arrête et la retient
immobile, quelle que soit la rapidité de sa course ;
Lucain mentionne ce fait lorsqu'il dit :
Non puppîm retinens, Euro tendente rudentes
In mediis echeneis aquis.
a Là se rencontre le poisson echeneis y qui arrête les
navires lorsque le vent Eurus gonfle les voiles au mi-
lieu de la mer. > Opposition naturelle digne d'admi-
ration : un petit poisson est plus fort qu'un grand
navire poussé par les vents !
Si nous considérons les oiseaux et leurs nombreuses
querelles^ nous pourrons encore affirmer que toutes
choses ont été créées pour être opposées. Les uns
vivent de rapine, comme les aigles et les éperviers ;
les milans attaquent dans nos demeures les oiseaux
domestiques et viennent effrontément les poursuivre
jusque sous les ailes de leurs mères. On dit qu'il naît
dans la mer des Indes un oiseau nommé rock, d'une
grandeur dont rien n'approche, et qui enlève jusqu'aux
nuages, avec son bec, non-seulement un homme et
dix hommes , mais encore un navire chargé de tous
ses agrès et de son équipage. Les malheureux navi-
gateurs ainsi suspendus dans les airs sont précipités
8 PROLOGUE
par les battements de ses ailes et meurent cruelle-
ment.
Enfin, que dirons-nous des hommes, sujets à tant
de maux, soumis à tant de persécutions ? Qui saurait
citer leurs guerres, leurs inimitiés, leurs jalousies,
leurs emportements, leur colère, leurs variétés de cos-
tumes, leur manie de renverser et d'élever des édifices,
tant de tristes choses enfin auxquelles est soumise la
malheureuse humanité? Et puisque la querelle et
Topposition sont une vieille et éternelle habitude,
pourquoi m*étonnerais-je si le présent ouvrage a été
un instrument de discorde entre ses lecteurs , et si
chacun a voulu donner sur lui son opinion selon sa
fantaisie ? Les uns le trouvaient prolixe, les autres trop
court, ceux-ci agréable, ceux-là difïus; de telle sorte
qu'il appartiendrait à Dieu seul de le corriger de ma-
nière à satisfaire tant d'opinions différentes. Il a été
conçu , comme toutes les choses de ce monde , sous
Tempire de cette noble maxime : c La vie des hommes
elle-même, si nous l'examinons bien, est une bataille
depuis le premier âge jusqu'à celui où les cheveux de-
viennent blancs, i Les enfants combattent avec leurs
jouets, les jeunes gens avec leurs livres, les jeunes
hommes avec leurs plaisirs, les vieillards avec mille
espèces d'infirmités. Ce livre déclare la guerre à tous
les âges. Le premier le déchirera et le brisera; le se-
cond ne le comprendra pas; le troisième, celui de la
force et des premières passions, y trouvera vingt sujets
de discorde. Les uns ne s'occupent pas du fond et ne
s'attachent qu'à la forme, c'est-à-dire au sujet, sans faire
plus de cas des particularités qu'il renferme que d'un
conte pour amuser en chemin ; les autres ne remar-
quent que les plaisanteries et les dictons, les louent
par-dessus tout le reste et ne s'occupent d'aucune ma-
nière de ce qui peut leur être le plus profitable. D'au-
tres enfin, qui recherchent les plaisirs sensés, s'occu-
pent peu de la ^ble , la parcourent sommairement,
rient de ce qui est agréable, mais retiennent les sen-
tences et les paroles philosophiques, afin de les appli-
quer aux temps et aux circonstances»
PROLOGUE 9
Aussi quand se réuniront, pour entendre cette
comédie, dix personnes différentes de caractère, comme
il arrive toujours, pourra-t-on nier quUl n*y ait ample
motif de division dans une chose qui s'explique de
tant de manières? Les imprimeurs eux-mêmes ont
voulu y mettre leur cachet et placer des sommaires
en tête de chaque acte, pour raconter en peu de mots
ce qu'il contient, chose fort inutile, bien que les an-
ciens auteurs l'aient faite. Quelques personnes se sont
disputées sur le titre, disant qu*on ne devait pas ap-
peler cet ouvrage comédie, puisqu'il finit si tristement,
mais bien tragédie. Le premier auteur, qui Tavait
commencé gaiement, voulut y mettre un titre conforme
en rappelant comédie, et moi, voyant tant de discus-
sions et d'opinions diverses, je tranchai la querelle en
appelant le tout tragi-comédie. Je cherchai ensuite à
savoir ce qu'attaquaient le plus les critiques et les
juges, et je trouvai qu'on voulait que les scènes entre
les amans fussent un peu plus prolongées. Cette exi-
gence me tourmenta beaucoup, je m'y rendis, quoique
contre ma volonté; je condamnai de nouveau ma
plume à un travail si étrange et si contraire à mes
devoirs; je dérobai quelques-uns des instants consa-
crés à mes études principales et même à mes plaisirs ;
et cependant les détracteurs ne manqueront pas à cette
nouvelle édition.
'^^eoi-^-r-
DANS CETTE TRAGI-COMÉDIE FIGURENT
LES PERSONNAGES SUIVANTS :
CALIXTE, jeune amoureux.
MÉLIBÉE, fiUe de Plebère.
PLEBERE, père deMéUbée.
ALISA, mère de Mélibée.
CÉLESTINE, entremet-
teuse.
CRITON, homme de mau-
vaises mœurs.
LUCRÈCE, servante de
Plebère.
PARMENO,
SEMPRONIO,
TRISTAN,
SOSIE,
ÉLICIE,
AREUSA,
serviteurs
de
Calixte.
filles
de joie.
CENTURION, rufian, spa-
dassin.
ARGUMENT DE LA TRAGI-COMéDIE.
Calixte^ jeune homme de noble naissance^ d'un esprit distingue,
et agréable tournure, d'une éducation peu commune, (tune fortune
moyenne, est pris (t amour pour MéTibee, jeune fille et une grande
beauté, et une naissance haute et pure, possédant une grande for-
tune, unifue héritière de son père Plebère et tendrement aimée par
sa mère Alisa, Calixte poursuit Jilélibée des plus vives instances,
et, aidé par Célestine [fomme méchante et rusée à laquelle se
joignent deux serviteurs de CaUxte qttelle a séduits et rendus infi-'
dèlespar t appât dupUàsir et du profit), il parvient à vaincre la
chaste résistance de la jeune fille. Les amants et ceux fui les aident
ont une fin malheureuse et amère. Le commencement de cette triste
histoire est Pteuvre du hasard^ qui méchamment met Calixte en
trésence de celle qu'il aime.
LA CÉLESTINE
PREMIER ACTE
Argument : Calixte, entrant dans un verger à la recherche
d'un ifaucon, y rencontre Mélibée, de laquelle il est amou-
reux, et lui fait l'aveu de sa passion. Cruellement repoussé
par elle^ il rentre chez lui desespéré et se confie à l'un de
ses serviteurs nommé Sempronio. Celui-ci lui donne quel-
ques conseils et l'engage à s'adresser à une vieille femme
qu'on appelle Célestine, e^ chez laquelle habite une maîtresse
de Sempronio nommée Élicie. Sempronio se rend à la mai-
K>n de Célestine pour traiter les mtérêts de son maître ;
Élicie en ce moment est en tét»e à tête avec un de ses amants
nommé Criton^ qu'elle fait cacher. Sempronio tient conseil
avec Célestine, et pendant ce temps Calixte devise avec un
autre serviteur appelé Parmeno. Ces causeries durent jus-
qu'à l'arrivée de Sempronio et de Célestine chez Calixte.
Célestine reconnaît Parmeno, lui rappelle son enfance, lui
parle de sa mère et l'engage à se lier avec Sempronio.
CALIXTE, MÉLIBÉE, SEMPRONIO, CÉLESTINE,
ÉLICIE., CRITON, PARMENO.
Calixte. Ici, Mélibée, je reconnais la grandeur de
Dieu.
MéLiBÉE. Pourquoi cela?
Calixte. Parce qu'il a permis à la nature de vous
douer d'une beauté aussi parfaite, parce qu'il m'a fait
la grâce de vous voir dans un lieu aussi favorable, et
parce que je puis enfin vous dépeindre la douleur se-
crète que j'endure. Le bienfait que je reçois est bien
plus grand, sans contredit, que ne le méritaient les
prières, les sollicitations que je ne cessais d'adresser
à la divinité pour l'obtenir. Qui a jamais vu un homme
heureux comme je le suis en ce moment? Sans aucun
doute les glorieux saints, qui jouissent de la vue de
Dieu, n'éprouvent pas plus de bonheur que je n'en res-
IZ LA CÉLESTINB.
sens maintenant en votre présence. Mais^ hélas 1 quelle
différence 1 Ils jouissent sans crainte de déchoir d*une
telle félicité, et moi, malheureux, je n'ose penser au
cruel tourment auquel va me livrer votre absence.
MÉLiBÉB. Est-ce donc pour vous, Calixte, chose si
précieuse ?
Calixte. A un tel point que si Dieu m'offrait le
plus grand bien de la terre, je l'estimerais moins qu*un
si grand bonheur *.
MÉLiBÉE. Je vous réserve une récompense plus con-
forme à votre mérite si vous persistez.
Calixte. Oh ! bienheureuses soient mes oreilles, in»
dignes d'écouter si douce parole.
MÉLIBÉE. Puissent -elles être maudites pour ce
qu'elles ont encore à entendre! Votre récompense sera
telle que le mérite votre folle audace. Le but des pa-
roles, des pensées des hommes tels que vous est de
lutter contre la vertu des femmes comme moi. Eloi-
gnez-vous, sortez d*ici, infâme; ma patience ne peut
supporter Tidée qu'il soit né dans le cœur d'un homme
la pensée de partager avec xnoi son amour illicite.
Calixte. Je m'éloigne, semblable à celui contre le>
quel la fortune adverse s'exerce avec un continuel
acharnement >.
Calixte. Sempronio, Sempronio ! où es-tu, maudit?
Sempronio. Je suis ici, seigneur, je panse vos che-
vaux.
Calixte. Que veux-tu dire ? Pourquoi sors-tu de
cette salle ?
Sempronio^ Votre faucon était descendu, je suis venu
le remettre sur le perchoir.
Calixte. Le diable t'emporte! puisses-tu périr de
misère ou souffrir un tourment éternel égal à cehii
que j'endure et dont la mort me délivrera, f espère.
Avance, maudit, ouvre ma chtmibre et dispose mon lit.
Sempronio. Tout cela est fait, seigneur.
ACTE PREMIER. I3
Caljxte. Ferme la fenêtre et cette porte, laisse les
ténèbres près de l'affligé et Tisolement près du mal-
heureux. Mes tristes pensées ne sont pas dignes de la
lumière. Bienvenue est la mort quand elle visite les
affligés qui Pimplorent I Si vous veniez maintenant,
Hippocrate ^ et Galiien, célèbres médecins, vous cher-
cheriez la cause du mal qui me tourmente. O pitié
céleste "^ ! inspire la fille de Plebère, qu'elle ne m'aban-
donne pas sans espoir de salut au sort désastreux de
Pyrame et de la malheureuse Tisbé.
Sbmpronio. Que veut dire tout cela?
Calixte. Va-t'en, ne me parle pas, sinon mes mains
furieuses hâteraient l'instant de ta mort.
Sempronio. Je m'en vais, puisque vous voulez souf-
frir seul.
Câlixte. Va-t'en au diable I
Sempronio. Je ne pense pas qu'il veuille, venir avec
moi s'il reste près de vous... Le malheureux! quel
mal subit ! quel fâcheux événement a détruit si rapi-
dement la joie de cet homme et a pu, chose plus
grave encore, lui enlever la raison ? Vais-je le laisser
seul ou resterai-je avec lui ? Si je le quitte, il va se
tuer; si je reste, il me tuera. Qu'il reste. seul, peu
m'i/nporte, après tout; mieux vaut qu'il meure, lui,
puisque la vie lui est à charge, que moi, qui suis bien
aise de vivre. Lors même que je n'aurais pas d'autre
motif de tenir à la vie que de voir mon Elicie, cela
doit suffire pour me mettre en garde contre tous dan-
gers. Mais s il se tue sans témoins, je serai obligé de
rendre compte de lui* Je demeure; mais à quoi bon»
s'il ne veut ni consolations ni conseils? C'est un
symptôme mortel que ne vouloir pas guérir. Au reste,
je vais le laisser un peu s'apaiser, se calmer. J'ai ou!
dire qu'il est dangereux d'ouvrir ou de comprimer les
apostèmes à peine mûrs, car ils s'en irritent davantage.
Attendons un peu, laissons pleurer celui que la dou-
leur oppresse; les larmes et les soupirs soulagent le
cœur endolori. D'ailleurs, s'il me voit, si je me place
devant lui, il se mettra en colère; le soleil est bien
I^ LA céLESTINE.
plus ardent quand sa chaleur est répercutée. La vue se
fatigue quand elle ne rencontre rien, elle reprend sa
force quand elle trouve un aliment. Je vais me tenir
tranquille un instant, et s'il veut se tuer, qu'il meure.
Peut-être, qui sait, en résullera-t-il pour moi quelque
bien qui me permettra de changer ma triste condition.
Il est bien mal cependant d*attendre son salut de la
mort d'autrui. — Je crains que le diable ne veuille me
tenter. Si Calixte meurt, on me voudra tuer, et il
faudra que la corde suive le seau s. 0*un autre côté, les
sages disent que c'est un grand soulagement pour les
affligés que d'avoir à qui conter leurs peines ; les mala-
dies concentrées sont les plus dangereuses. Ainsi donc,
au lieu d'hésiter et de douter, je ferai bien mieux
d'entrer, de supporter sa mauvaise humeur et c^e
chercher à le consoler; car, bien qu'il soit possible de
guérir sans médecin et sans appareil, encore vaut-il
mieux se tirer d'affaire avec l'art et de bons soins.
Calixte. Sempronio!
Sempronio. Seigneur?
Calixte. Donne- moi mon luth.
Sempronio. Le voici.
Calixte. Hélas! quelle douleur affreuse peut, ici-
bas, se comparer à la mienne?
Sempronio. Ce luth n'est pas d'accord.
Calixte. Et comment Paccorderai-je, désaccordé que
je suis? Peut-il comprendre l'harmonie, celui qui est
si peu d'accord avec lui-même, celui dont la volonté
n'obéit plus à la raison , celui qui ressent dans son
cœur des aiguillons, la paix, la guerre, la trêve, l'a-
mour, la haine, l'injure, la crainte, l'inquiétude, tout
à la fois ? Prends ce luth et chante-moi la chanson la
plus triste que ta saches.
Sempronio.
Du sommet du rocher Tarpéien,
Néron voit à ses pieds Rome en flammes,
Enfents,^ vieillards poussent des cris aflreux,
Mais Néron ne s'émeut de rien 9.
ACTE PREMIER. j-
Calizte. Le feu qui me dévore est encore plus,
grand, il y a moins de pitié dans le cœuf qui me per-î
sécute.
Sempronio, à part. Je ne me trompe pas, mon maître
est. fou.
Caliztb. Que murmures-tu là, Sempronio ?
Sempronio. Je ne dis rien.
Calixte. Répète ce que tu disais, ne crains rien,
Sempronio. Je me demande comment le feu qui tour-
mente un vivant peut être plus grand que celui qui
brûla une telle ville et une telle multitude.
Calixte. Comment? Je vais te le dire : la flamme
qui dure quatre7vingts ans est plus grande que celle
qui passe en un jour; celle qui consume une âme est
plus ardente que celle qui brûla cent mille corps. Il
y a autant de différence du feu dont tu parles à
celui que je ressens, qu*il y en a de l'apparence à la
réalité, de la nature à l'art qui la représente, de l'om-
bre à Tobjet qui la produit. En vérité, si la flamme du
purgatoire est semblable, j*aime mieux que mon âme
s'en aille avec celle des brutes, que de gagner la gloire
des saints en passant par de pareilles souffrances.
Sempronio, à part. Je disais vrai, de telles paroles
le prouvent encore plus : ce n'était pas assez d'être fou,,
le voilà hérétique.
Calixte. Ne t'ai-je pas dit de parler haut! que
dis-tu î
Sempronio. Je dis que Dieu veuille ne pas vous en-
tendre, ce que vous venez de dire sent l'hérésie.
Calixte. Pourquoi?
Sempronio. Parce que c'est contraire à la religion
chrétienne.
Calitxe. Eh ! que m'importe ?
Sempronio. N'êtes-vôus pas chrétien ?
Calixte. Moi ! je suis mélibéen, j'adore Mélibée, je
crois en Mélibée, j'aime Mélibée. .
Sempronio. Pouvez-vous parler ainsi! Mélibé.* est
La CÉLZSTINE. 4
~ >
)6 LA céLESTlNE.
si grande qu'elle ne peut tenir dans le cœur <ie mon
maître, elle lui sort par la bouche à gros bouillons. Je
n'ai pas besoin d^en savoir davantage, je vois de quel
pied vous clochez, je vous guérirai.
Calizte« Tu me promets une chose incroyable.
Semproxio. Elle est facile : connaître le mal est Je
commencement de la guérison.
Calixte. Quel conseil peut régir celui qui n*a en
lui ni ordre ni conseil ?
SEMFRomOfàpart. Ha, ha,hai Est-ce là la flamme qui
brûle Calixte? Sont-ce là ses angoisses? Comme si
c^était contre lui seul que l'amour dirige ses traits !
O Dieu puissant, que tes mystères sont impénétra-
bles! Quelle malédiction asrtu donc imposée à l'amour,
pour que l'inquiétude et Fangoisse soient ainsi néces-
saires aux amants ! Tu ne lui a pas fixé de limites.
Les amants se figurent que rien ne va jamais assez
promptement au gré de leurs désirs; aussi, tous cou-
rent, s'ouvrent un chemin; semblables à de jeunes
taureaux que blesse et qu'excite l'aiguillon <*, ils
s'élancent à travers les barrières sans que rien les re-
tienne. Tu as commandé àfhomme d^abandonner son
père et sa mère pour suivre la femme, et maintenant
ils font plus, toi aussi ÏH t'abandonnent, ils renient ta
Bfti comme fait Calixte. Je n'en suis pas surpris, mon
Dieu, car pour la femme, les sages, les saints, les pro-
filètes t*oaC ouUié.
Calixte. Sempronio!
SsMntoivio. Sdgnenr?
Calixte. Ne nÉe quitte fias.
Sempronio. Voici une autre chanson ''.
Cauxte. Qjic pc ii ie^tu de laon mal ?
Sekpronio. Que vous aimez Mélibée.
Calixte. Et pas autre cbote?
Sekpronio. Cest mez mai éS^ éc captiver ainsi «a
voloBlé.
Calixte. Tu ne te connais pas ea fermeté.
:SsMi«Q]cii».. LaperaévénsDoeëaas le ma! n'est pas
ACTE PREMIBlt. HJ
de la constance, nous l'appelons dans mon pays ré-
sistance ou entêtement. Vous autres philosophes de
Ciipidon, nommez-la comme vous voudrez*
Calixte. Le mensonge est chose honteuse dans la
bouche de celui qui professe; ne vantes-tu pas sans
cesse ton amie Élicie ?
Sbmpronio. Faites le bien que je tous dis et non le
mal que je fais.
Calixte. Que me reproches-tu ?
Sempronxo. De soumettre la dignité de Thomme à
rimperfection de la faible femme.
Calixte. Femme! homme grossier! c^est un dieu
plutôt !
Sempronio. Le croyez-vous ainsi, ou bien vous riez-
vous de moi ?
Calixte. Si je ris? Je la crois dieu, je la reconnais
pour dieu, et je ne crois pas qu'il y ait une autre
puissance dans le ciel, bien qu'elle demeure parmi
nous.
Sempronio. Ha, ha, ha! {A parL) Entendez-vous
comme il blasphème ! Voyez-vous quel aveuglement !
Calixte. De quoi ris-tu?
^ Sempronio. Je ris parce que je n'eusse pas cm qu'on
pût inventer un péché pire que celui de Sodome«
Càuxtb. Comment?
Sbmpronio. Parce que les habitanis de Sodome ont
commis une abominable foute avec des anges incon-
nus ) mais yous« vous aspirez à un être que vous croyez
dieu.
Calixtb. Maudit sois-tu pour m'avoir fait rire, ce
que je ne pensais faire de Tannée !
Sempronio. Mais voulez-vous pleurer toute votre
vie?
Calixte. Oui.
Sempronio. Pourquoi?
Calixte. Parce que j'aime une femme près de la •
I s LA céL£STIN£.
quelle je me trouve si indigne que je n'espère pouvoir
jamais l'obtenir.
Sempronio, à "part. Oh ! le poltron ! Tanimal !
{Haut.) Quoi donc! Nembrod, Alexandre le Grand,
n'aspirèrent pas seulement à l'empire du monde, ils
se crurent dignes aussi de celui du ciel.
Calixte. Je n'ai pas bien entendu ce que tu viens
de dire; recommence, ne te hâte point.
Sempronio. Je m'étonne que vous, qui avez plus de
cœur que Nembrod et Alexandre, désespériez de par-
venir jusqu'à une femme, tandis que beaucoup d'entre
ses semblables, qui étaient de grandes dames, se sou-
mirent aux eàibrassements de vils muletiers, d'autres
même à d'ignobles animaux. N'avez- vous pas lu l'his-
toire du Taureau de Pasiphaé et celle du Chien de
Minerve *■ ?
Calixte. Je n'en crois rien, ce sont des fables.
Sempronio. Ce qu'on a dit de votre aïeule et de son
singe, était-ce un conte? Le couteau de votre grand-
père peut porter témoignage.
Calixte. Maudits soient l'imbécile et ses imper-
tinences !
Sempronio. Vous ai-je fôché? Lisez les historiens,
étudiez les philosophes, les poètes : leurs ouvrages
sont remplis de ces honteux exemples et des malheu-
reuses fins de ceux qui, comme vous, firent trop de
cas des femmes. Lisez Salomon, il dit que les femmes
et le vin font apostasier les hommes ". Prenez conseil
de Sénèque, et vous verrez à quel point il les estime'*.
Écoutez Aristote, consultez saint Bernard : gentils,
juifs, chrétiens et maures, tous s'accordent à ce sujet.
Mais malgré ce que j'ai dit et ce que je pourrai dire
d'elles, ne croyez pas qu'il faille en faire une géné-
ralité; il y en a et il y, en a eu beaucoup de saintes, de
vertueuses et de nobles, dont l'éclatante couronne ra-
chète le blâme acquis par les autres. Mais quant à ces
dernières, qui suffirait à citer leurs mensonges, leurs
intrigues, leur versatilité, leur impudeur, leurs pleur-
nicheries, leur fausseté, leur audace ? Qui saurait dire
ACTE PREMIER. jg
tout ce qu'elles pensent, tout ce qu'elles font sans he'-
sitcr? Qui définirait leur dissimulation, leur bavar-
dage, leur fourberie, leur infidélité, leur ingratitude
leur inconstance, leur effronterie, leur présomption,*
leur vanité, leur folie, leur bassesse, leur gourmandise*
leur saleté, leur pusillanimité , leur subtilité, leurs
moqueries, leur honteuse complaisance? Voyez quelle
petite cervelle se cache sous ces toques riches et éle-
vées ! quelles pensées s'agitent sous ces fraises em-
pesées, sous ces vêtements fastueux, sous ces robes
amples et imposantes I Qu'on rencontre de honte et
d'imperfection sous ces tenjples brillants de couleurs !
C'est d'elles qu'on a dit : « Armes du diable tête de
péché, destruction du paradis. » N'avez-vous pas lu au
livre de la Fête de saint Jean : « Voici la femme '
l'antique malice, qui a chassé Adam des délices du
paradis; c'est elle qui a voué la race humaine aux
flammes de l'enfer; c'est elle que le prophète Élie a
maudite, etc.. »
Calixte. Dis-moi pourquoi Adam, Salomon, David,
Aristote, Virgile, ceux dont tu parles enfin, se sont-
ils soumis aux femmes ? Suis-jc plus qu'eux ?
Sempronio. Imitez ceux qui les ont vaincues et non
ceux qu'elles ont dominés. Fuyez leurs ruses ; sachez
qu'elles font des choses qu'on ne peut comprendre ;
elles n'ont ni mode, ni raison, ni intention; elles re-
fusent avec rigueur ce qu'elles meurent d'envie d'of-
frir; elles insultent dans la rue ceux qu'elles attirent
ensuite dans leurs taudis; elles invitent et écondui-
sent; elles appellent et repoussent; elles parlent d*a-
mour et expriment de la haine; elles s'irritent pour
un rien et s'apaisent en un instant; elles veulent
qu'on devine tous leurs désirs »«. Oh I quelle plaie,
quel ennui, quel dégoût d'avoir aôaire à elles plus
longtemps que les courts instants pendant lesquels
elles sont bonnes au plaisir !
Calixte. Ecoute, plus tu m'en dis, plus tu me dé-
montres d'inconvéniens, et plus je sens que je l'aime ;
je ne sais ce que c'est.
20 LA céLESTINB.
Sempronio. Ce que je dis est trop sage pour des-
enfants qui ne savent pas se soumettre à la raison et
qjui ne veulent pas se laisser diriger. Cest chose mi-
sérable que de voir un homme qui n'a jamais été dis-
cjf>le se donner des airs de maître.
CiiLixTE» Mais toi qui sais tout oela^ qui te Ta
appris ?
Sbmpronio. Qui? Elles. Dès qu'elles se découvrent^
elles perdent toute honte : elles apprennent tout cela
aux hommes et plus encore. Gardez avec elles la me-
sure de votre honneur; pensez que vous êtes plus,
encore que ce que vous estimez ; c'est sans contredit
une pire extrémité de tomber de la place qu'on occupe
que de se placer plus haut qu'on ne doit.
Cauxte. Mais moi, que suis-je pour cela ?
Sempronio. Ce que vous êtes ? Homme d*abord et
homme d'esprit; bien plus, la nature vous a doué
de ses meilleurs biens : la beauté, la grâce, une noble
taille, la force, la légèreté. Outre tout cela, la for-
tune a partagé avec vous de telle manière» que vos.
' biens intérieurs vont au mieux avec ceux du dehors ;
: car sans les biens temporels, dont la fortune est maî-
.tresse, il n'est permis à personne d'être heureux en
cette vie. J'ajouterai^ ce que personne n'ignore, que vous
êtes aimé de tous.
Calixte. Mais non de Mélibée, et elle l'emporte,,
sans qu*aucune comparaison soit possible, sur tout ce
que tu vantes en moi. Vois la noblesse et l'ancienneté
de sa famille, son immense patrimoine, son excellent,
esprit, ses vertus éclatantes, sa grfice ineCBeible, sa
beauté souveraine, de laquelle je te prie de me laisser
parler un instant pour que j'aie du moins quelque
consolation. Je ne te décrirai que ce que nous pouvons-
voir, car si je pouvais citer ce qui est caché à nos
yeux, il ne nous serait plus nécessaire de discuter
d'une manière aussi misérable *'•
Sempronio» à part. Que de mensonges, que de folies-
va dire mon pauvre maître !
Calixte. Que dis- tu?
ACTE PREMIER. 21
Sbmp&onio. Je dis que j'atirai grand piffïsir à vous
entendre. {A partJ^ Dieu te tienne compte de l'agrémer^t
que va me donner ce s^mon !
Caldlte* Quoi?
Sempronio. Dieu m'est témoin de toctt le bonheur
que j'éprouve à vous écouter»
Calixtb. Eh bien t pourquoi dure plus longtemps,
je te vais foire ce portrait fort en détail.
SsxpRONio, à part. Me voilà bien, c*est tout le con-
traire que je cherchais. Cette ennuyeuse corvée va-
t-elle durer longtemps i
Calixtb. Je commence par les cheveux. As>tu vu
ces tresses d'or fin qu'on file en Arable? Us sont plus ^
beaux et ne brillent pas moins. Us tombent jusque
sous ses talons. Quand elle les déroule, quand eUe les
réunit avec un léger cordon, quand elle les arrange sur
sa tête, il n'en àut pas davantage pour chang^cr les
hommes en pierres.
Sempronio, à part. Plutôt en ânes.
Caltxte. Que dis-tu?
Sempronio. Je dis que de tels crins ne sont pas faits
pour des ânes.
Calixte. La brute ! quelle comparaison !
Sempronio, à part, Étea-vous sage vous-même?
Calixtb. Ses yeux verts bien fendus^ ses longs cîls^
ses sourcils fins et arqués, son nez moyen, sa bouche
petite, ses dents serrées et blanches, ses lèvres colorées
et rondelettes, l'ovale parfait de son visage, sa gorge
relevée , la rondeur et la forme de ses jolis petits
seins *'' qui pourrait te peindre tout cela ? L'homme
se perd en regardant ces charmes ! Vois sa peau lisse
et lustrée, dont la blancheur ternit la blancheur de la
neige, ce teint si gracieusement nuancé qu'elle semble
l'avoir choisi elle-même.
Sempronio, à part. Le niais n'en démordra pas.
Calixte. Ses mains moyennement petites, douces et
potelées, ses doigts effilés, ses ongles allongés et co*
lorés qui ressemblent à des rubis entourés de perles
22 LA cIlESTINE.
Et cette taille que je ne puis voir; si j'en juge par
l'apparence, elle est mieux encore que celle qui reçut
la pomme de Paris, l'arbitre des trois déesses.
Sbmpronio. Âvez-vous tout dit ?
Calixte. Aussi brièvement que j'ai pu.
Sempronio. En supposant que tout cela soit la vé-
rité, vous êtes homme et vous êtes plus digne encore.
Calixte. En quoi ?
Sempronio. En ce que la femme est imparfaite, et
c'est pour ce défaut qu'elle vous désire^ vous et tout
autre moindre que vous. N'avèz-vous pas lu le philo-
sophe qui dit ; c De même que la matière convoite la
forme, de même la femme convoite l'homme. •
Calixte. Hélas ! quand verrai-je cela entre moi et
Mélibée ?
Sbkpronio. Bientôt peut-être, et lors même que vous
la ha!riez autant que vous l'aimez, vous pourrez
l'obtenir. Considérez-la avec d'autres yeux^ libres du
prestige qui vous fascine maintenant.
Calixte. Avec quels yeux**?
Sempronio. Avec des yeux clairvoyants.
Calixte. Et maintenant comment donc la consi-
déré- je?
Sempronio. Avec des yeux grossissants '*, à l'aide
desquels le peu semble beaucoup et le petit paraît
grand. De peur que vous ne vous désespériez, je veux
entreprendre d'accomplir votre désir.
Calixte. Oh ! Dieu te donne ce que tu souhaites !
Que je suis heureux de t'entendre, bien que je n'espère
rien de ce que tu veux faire !
Sempronio. Je réussirai avant peu.
Calixte. Dieu t'exauce ! Le pourpoint de brocart
que je portais hier, Sempronio, je te le donne.
Sempronio. Dieu vous récompense pour ce don et
pour tous ceux que vous me ferez. {A part.) J'ai les
meilleurs bénéfices de la plaisanterie ; s'il me stimule
avec de tels aiguillons, je la lui amènerai jusque dans
ACTE PREMIER. 23
son lit. Bon courage ! ce sera là le résultat des cadeaux
de mon maître; sans récompense, rien n'arrive à
bonne fin.
Calixte. Ne néglige rien.
Sempronio. Et faites de même, jamais maître né-
gligent ne rendit valet diligent.
Calixte. Comment penses-tu parvenir à me rendre
service ?
Sempronio. Je vais vous le d;re. Il y a longtemps
que je connais dans le voisinage une vieille barbue
qui se fait appeler Célestine : c'est une rusée sorcière, ?
habile à toute espèce de méchanceté. Je crois qu'on ^
peut élever à cinq mille le nombre de virginités qui
ont été faites et défaites par son autorité dans cette
ville. Si elle le voulait, elle exciterait à la luxure et
pousserait l'une vers l'autre les pierres les plus dures.
Calixte. Pourrai-je lui parler ?
Sempronio. Je vous ramènerai ici. Préparez-vous à
sa visite; soyez avec elle gracieux et généreux surtout,
et, pendani que je vais la chercher, disposez -vous à lui
dire votre peiné aussi clairement qu'elle vous en in-
diquera le remède.
Calixte. Ne tarde pas.
Sempronio. Je pars, Dieu vous garde !
Calixte. Qu'il t'accompagne!
Calixte, seul. O Dieu tout-puissant et éternel ! toi
qui guides les hommes égarés, toi qui envoyas une
étoile pour amener à Bethléem les rois de l'Orient et
les reconduire dans leur patrie ! je te conjure hum-
blement de guider mon Sempronio de telle manière
qu'il puisse changer en joie ma peine et ma tris-
tesse, et me conduire, moi indigne, au but que je dé-
sire tant I
CÉLESTINE. Bonne nouvelle ", Élicie, bonne nou-
velle! voici Sempronio.
Élicie. Chut, chut, silence!
CÉLESTINE. Pourquoi?
24 LA CéLBSTINE.
Élicib. Criton est ici.
CiÊLESTiNE. Cache-le dans la chambre aux balais,
vite. Dis-lui que c'est ton cousin, un de mes habitués
qui vient.
Élicie. Criton, cache-toi ici. Voici mon cousin, je
suis perdue.
Criton. Volontiers, ne t'inquiète pas.
Sempronio. Bonne mère! que je désirais te voir!
Grâces à Dieu, qui me conduit Vers toi.
CéLESTiNE. Mon fils, mon roi, tu m'as effrayée, je
ne puis parler. Viens, embrasse-moi de nouveau.
Comment as-tu pu passer trois jours sans nous voir ?
Elicie, Élicie, le voilà.
Élicie. Qui, mère?
CÉLESTiKB. Sempronio.
Élicie. Ah ! mon Dieu ! le coeur me bat ! Où est-il?
Célestine. Il est ici, je Tembrasse sans toi.
ÉLiaE. Ah ! maudit traître 1 la fièvre te ti^, puisses-
tu mourir entre les mains de tes ennemislA^uisses^u
te trouver au pouvoir de la justice potir des crimes di-
gnes de mort I Ah !
Sempronio. Ha^ ha, ha! Qu'est-ce, mon Élicie? De
quoi te tourmentes-tu ?
Élicie. Il y a trois jours que tu n'es venu me voir.
Que jamais Dieu ne te regarde, que jamais Dieu ne te
console et ne te visite ! Malheur à la femme qui met
en toi son espérance et tout son bien !
Sempronio. Tais-toi, ma reine, crois-tu que la dis-
tance qui nous sépare soit assez grande pour éteindre
mon violent amour et le feu qui brûle dans mon
cœur ? Où je vais, tu viens avec moi, tu es avec moi ;
ne t'afflige pas, ne cherche pas à souffrir plus que je
ne souffre. Mais, dis-moi, quels sont ces pas que j'en-
tends là-haut ?
Élicie. Qui marche là-haut? Un mien amoureux.
Sempronio. Oui, je le crois.
Élicie. En vérité, monte, tu verras.
ACTE PREMIER. 2$
Sempsonio. J*y vais.
CÉLESTiNE. Veux-tu bien rcB ter ! laisse là cette folle,
que ton absence a étourdie et qui perd la tête. Elle
YE te dire inille sottises. Viens près de moi , nous
causerons. Ne laissons pas ainsi passer le temps inu-
tilement.
Sempronio. Mais qui est en haut ?
Célèstinb. Tu veux le savoir ?
Sbmpronio. Oui.
Célestine. Une jeune fille qu'un moine m'a donnée
à garder!
Sempronio. Quel moine?
CéLESTiNE. Peu t'importe.
Sempronio. Sur ma vie, mère, quel moine ?
Cblestinb. Entêté ! le prêtre, le gros >>•
Sempronio. La malheureuse, quelle charge l'attend !
CéLESTiNE. Nous pôrtons chacune la nôtre. As-tu
remarqué, malgré cela, beaucoup d'écorchures sur le
ventre des femmes ?
Sempronio. -Des écorchures, non, mais des meur-
trissures, oui.
CÉLESTINE. Ah ! farceur !
Sempronio. Écoute, si je suis farceur, laisse-la moi
voir.
Élicie. Ah ! don maudit ! tu veux la voir ? Les yeux
te démangent, une seule ne te suffit pas* Marche et
laisse-moi pour toujours.
Sempronio* Tais-toi^ ma vie, ne te fâche pas; je ne
veux voir ni elle ni aucune autre femme au monde.
Je veux parler à la mère. Adieu !
Élicie. Adieu ;va9 indigne, reste encore trois autres
années sans revenir.
Sempronio. Mère^ aie confiance en moi et sois per-
suadée que je ne veux pas me jouer de toi. Prends ta
mante et partons ; en chemin je te dirai une chose qui
est telle que si je m'arrêtais ici pour te rapprendre,
c'en serait fait de ton profit et du mien.
20 LA CÉLESTINE,
CÉLESTiNB. Partons. Élicie, Dieu te garde, ferme la
porte. Adieu, maison".
Sempronio. O ma mère! laissons là toute autre
question ; écoute-moi attentivement et réfléchis à ce
que je vais te dire ; ne laisse pas aller ton imagina-
tion à droite et à gauche, car celui qui pense à plu-
sieurs choses à la fois ne pense bien à aucune. Je veux
que tu saches de moi chose que tu n'as jamais en-
tendue, et chose telle que, depuis que j'ai foi en toi,
je n*ai rien pu désirer de mieux pour t'en faire part.'
CÉLESTiNE. Que Dieu partage ses biens avec toi,
mon fils , il ne le fera pas sans raison, puisque tu as
pitié de cette pauvre vieille pécheresse. Mais parle,
ne f arrête pas, Tamitié qui existe entre nous deux n'a
besoin ni de préambules ni de précautions pour cap-
tiver la bonne volonté. Abrège et va au fait, il est
inutile d'employer beaucoup de paroles quand il ne
faut qu'un mot.
Sempronio. Tu as raison. Calixte est éperdument
amoureux de Mélibée, il a besoin de toi et de moi.
Puisque nous lui sommes tous deux n^essaires, pro-
fitons-en tous deux 'f connaître le temps et saisir l'oc-
casion, c'est ce qui fait prospérer les hommes.
CÉLESTiNE. Tu as bien dit, je suis au fait, un clin
d'oeil me sufiBt. Je me réjouis de tette nouvelle tout
autant que les chirurgiens des blessures. Et de même
que ceux-ci irritent toujours le mal dans le principe et
ne donnent pas grand espoir de guérison, de même
j'agirai avec Calixte. J'éloignerai de lui toute espé-
rance de salut, parce que longue attente af&ige le cœur;
et plus je lui ferai de peine en lui ôtant l'espoir, plus
je lui ferai de plaisir en le lui rendant. Tu m'entends/
Sempronio. Taisons-nous, nous voici à la porte, et,
comme on dit, les murs ont des oreilles.
CÉLESTiNE. Frappe.
Sempronio. Tac, tac, tac.
CàLixTE, dans V intérieur, Parmeno 1
Parmeno. Seigneur?
ACTE PREMIER. 2/
Calixtb. N'entends-tu pas, maudit sourd i
Parmbno. Qu'est-ce, seigneur?
Calixte. On frappe à la porte, cours.
Parmeno. Qui est là ?
Sempronio. Ouvre à moi et à cette vieille dame.
Parmeno . Seigneur, ce sont Sempronio et une vieille
putain toute fardée.
Calixte. Silence, tais-toi, maudit, c'est ma tante,
cours et va ouvrir. {A part.) J'ai toujours vu que
lorsque l'homme veut fuir un danger, il tombe dans
un danger plus grand. En cachant cette affaire à Par-
meno, que je pouvais maintenir par attachement, par
fidélité ou par crainte, j'ai encouru la colère de cette
femme qui a un si grand pouvoir sur ma vie.
Parmeno. Pourquoi, seigneur, vous adressez-vous
des reproches ? pourquoi vous tourmentez-vous ? Pen-
sez-vous que le nom que j'ai donné à cette vieille ait
quelque chose de choquant pour ses oreilles ? Ne le
croyez pas ; elle se fait autant de gloire de l'entendre
que vous lorsqu'on dit : « Calixte est un habile cava-
lier. » C'est ainsi qu'on la nomme, c'est sous ce titre
qu'elle est connue. Si elle se trouve au milieu de cent
femmes et que quelqu'un, en passant, dise : c Vieille
putain, » sans aucun doute elle tourne à l'instant la tête
et répond en souriant. Dans les réunions, dans les
fêtes, dans les noces, dans les festins, dans les enter-
rements, dans toutes les assemblées on la rencontre.
Si elle passe près des chiens, ils aboient son nom; si
elle se trouve près des oiseaux, ils ne chantent pas
autre chose; si les moutons l'aperçoivent, ils la
nomment en bêlant; si les bestiaux la rencontrent, ils
disent en beuglant : « Vieille putain ! » les grenouilles
des marais ne prononcent pas d'autre mot ; si elle va
près des forgerons, leurs marteaux l'appellent ; ainsi*
font les charpentiers, les armuriers, les serruriers, les
chaudronniers, toute espèce de métier lance son nom
dans les airs. Les charpentiers la chantent, les mate-
lassiers la cardent, les tisserands l'ourdissent. Les
laboureurs dans les vergers, dans les vignes, dans les
28 LA céLBSTINB.
blés, passent avec elle leur travail de chaque jour ;
les joueurs, quand ils perdent, chantent ses louanges.
Tout ce qui a un son , partout où elle se trouve, re-
produit son nom. Que voulez- vous de plus? Si une
pierre heurte contre une autre pierre, elle dit à l'ins-
tant : f Vieille putain ! •
Calixte. Comment sais- tu cela? comment la con-
nais-tu ?
Parheno. Je vais vous le dire. Il y a longtemps que
ma mère, pauvre femme, demeurait dans son voisi-
nage ; à la prière de Célestine , elle me donna à elle
pour la servir, La sorcière ne me connaît guère ce-
pendant, car je Tai servie peu de temps, et Tâge m*a
changé depuis.
Cauxte. Et à quoi lui servais-tu ?
Parmsno. Seigneur, j'allais au marché, je lui appor-
tais ses provisions et je l'accompagnais. J'accomplis-
sais près d'elle les devoirs auxquels suffisaient mes
petites forces. Dans ce peu de temps que je Tai servie,
j'ai garni ma mémoire de bien des choses que quelques
années n'en ont pu arracher. Cette bonne vieille pos-
sède au bout de la ville, près des tanneries, sur le bord
de la rivière, une maison isolée, à moitié détruite,
peu meublée et encore moins abondamment pourvue.
Elle y faisait une demi-douzaine de métiers : elle était
i lingère, parfumeuse, maîtresse passée dans l'art de
j fabriquer du fiird et de restaurer les virginités, ma-
\ querelle et quelque peu sorcière. Le premier métier
servait de couverture pour les autres ; à l'ombre de
cette profession, bien des servantes entraient dans sa
maison pour faire métier d'elles-mêmes *', puis pour
. finire des chemises, des gorgerettes et bien d'autres
ouvrages. Pas une ne venait sans provisions : du
jambon, un peu de blé, de la fiu'ine, du vin et choses
semblables qu'elle dérobait à ses maîtres | là se rece-
laient bien des vols de toute qualité. La vieille con-
naissait bon nombre d'étudiants, d'économes et de
novices de couvents; elle leur vendait le sang inno-
cent de ces pauvres fiUes, qui l'aventuraient hardi*
ACTE PREMIER, 29
ment, confiantes en la restitution qu'elle leur promet-
tait. Elle alla plus loin : à l'aide de ses élèves , elle
communiquait avec les filles les mieux surveillées, et
venait toujours à bout de ses projets. J'ai vu entrer
bon nombre de ces dernières en temps de prières , à
l'aide des stations, des processions de nuit, des messes
de Noël, des messes de l'aube et de mille prétextes de
dévotion; derrière elles venaient des hommes dé-
chaussés, à l'air contrit, à demi vêtus, semblables à des
pénitents , et qui se rendaient chez la vieille pour
pleurer leurs i^hés. Pensez quel trafic c'éult! Elle
faisait profession de soigner les petits enfants , elle
prenait du lin dans une maison et le donnait à filer
dans l'autre, tout cela pour avoir moyen d*entrer par-
tout. Partout on la connaissait : f Mère par ci, mère
par là, voilà la vieille, voici la matrone. • Malgré tant
d'afiaires, elle ne n^ligeait ni messe ni vêpres ; elle
ne manquait aucun couvent de moines ou de reli-
gieuses : c'est là qu'elle disait ses dévotions et ses
intrigues. Dans sa maison, elle faisait des parfums,
falsifiait des essences, du benjoin, de l'ambre, du
musc, des poudres, des odeurs. Elle avait une cham-
bre pleine d'alambics, de fioles, de petits barils de
terre, de verre, de cuivre et d*étain, faits de mille fa-
çons ; elle fabriquait du sublimé, des fords, des fausses
broderies, des petites bougies, de la laine, des pom-
mades, de Teau lustrale, des eaux pour le teint, du
blanc et autres drogues pour le visage, avec de la lie
de vin, avec de l'asphodèle, avec de Técorce de bague-
naudier, de la serpentaire, du fiel, du verjus. Elle dis-
tillait des sirops et des choses sucrées. Elle adoucissait
la peau avec du jus de limon, du turbith, de la moelle
de chevreuil et de héron et autres matières. Elle fabri-
quait des eaux.de senteurs, de roses, d'oranges, de
citrons, de jasmins, de chèvrefeuille, d'oeillets sau-
vages musqués, pulvérisés avec du vin. Elle faisait
une lessive pour teindre les cheveux en blond avec
des sarments, du chêne vert, du seigle, des marrubes,
du salpêtre, de l'alun et diverses autres choses* 11 se-
rait fastidieux de dire les graisses, les beurres, les
3o LA CÉLESTINE.
suifs qu'elle possédait. Elle en avait de vache, d'ourse,
de jument, de chamelle, de couleuvre, de lapin, de
baleine, de héron, de butor, de daim, de chat sauvage,
de blaireau, de hérisson, de loutre ; des essences pour
bains, en quantité. Rien n'est merveilleux comme le
nombre d'herbes et de racines qui étaient suspendues
au toit de sa maison. De la camomille, du romarin,
de la guimauve, de la capillaire, du mélilot, de la
fleur de sureau et de moutarde, du nard, du laurier
blanc, de la fleur sauvage, du figuier, du bec d'or, de la
feuille noire. Elle composait pour le visage un nombre
incroyable d'huiles, d'alibousier, de jasmin, de limon,
de pépins, de violettes, de benjoin, de pistachier, de
pignons, de jujubier, de lupin, de pois chiches,
d'herbe aux oiseaux. Elle conservait précieusement
dans une armoire un petit pot de baume pour cette
balafre qu'elle a au travers du nez. Quant aux virgini-
tés endommagées, elle refaisait les unes avec de petites
vessies, elle réparait les autres avec un point de cou-
ture. Elle a sur une tablette, dans une petite armoire
peinte, quelques aiguilles très-fines de pelle.tier et des
fils de soie cirée, des racines de fustet, d'ognon sau-
vage et de poireau ; avec cela elle faisait des merveilles.
Quand l'ambassadeur français vint ici, elle lui vendit
trois fois pour vierge une servante qu'elle avait.
Calixte. Elle eût pu le foire pour cent autres.
Parmeno. Âh! Dieu puissant! elle restaurait par
charité un grand nombre d*orphelines et de pauvres
égarées qui s'adressaient à elle. Dans une pièce éloi-
gnée, elle avait mille remèdes pour les amours malheu-
reux et des philtres pour se faire aimer. Elle avait
des morceaux de cœur de cerf, de langue de vipère,
des têtes de cailles, des cervelles d'ânes, des excré-
ments de cheval et de petit enfant, des fèves maures-
ques, des aiguilles aimantées, des cordes de pendus,
de la fleur de lierre, des pointes de hérisson, des pieds
de blaireau, des graines de fougère, la pierre du nid
de l'aigle et mille autres choses. Bien des hommes et
des femmes venaient la consulter : aux uns elle de-
mandait le pain dans lequel ils mordaient, aux autres
ACTE PREMIER. 3I
un morceau de leur robe, à d'autres des mèches de
leurs cheveux ; à ceux-ci elle peignait des caractères
avec du safran dans la paume de la main, à ceux-là
des signes avec du vermillon; à quelques-uns elle
donnait des cœurs de cire pleins d'aiguilles brisées
et d'autres choses faites de glaise et de plomb et fort
hideuses à voir. Elle traçait des figures, marmottait
des paroles près de terre. . . Qui pourrait vous dire ce
que faisait cette vieille sorcière? tout était mensonge
et moquerie.
Calixte. Tout cela est bien, Parmeno ; nous y re-
viendrons en temps opportun. Je te sais bon gré de
ces avis et t'en remercie. Ne perdons plus de temps,
car la nécessité n'aime pas les retards. Cette vieille
vient ici à ma demande; elle attend plus qu'elle ne
devrait le faire; il ne faut pas qu'elle s'impatiente. Je
crains, et la crainte éveille la mémoire et force à cher-
cher des ressources. Allons, hâtons-nous, avisons.
Mais, je t'en conjure, Parmeno , que la jalousie qui
règne entre toi et Sempronio, qui me sert à cette
occasion, ne mette pas obstacle au remède de ma vie ;
si pour lui j'ai trouvé un pourpoint, la casaque ne te
manquera point. Ne pense pas que je fasse moins de cas
de tes conseils et de tes avis, que de ses démarches et
de ses peines. Je sais que les droits de l'esprit passent
avant les droits du corps. Les animaux travaillent plus
de corps que les hommes; c'est pour cela qu'on les
soigne, qu'on les panse; mais on ne les prend pas en
amitié. C'est là la différence que je veux établir entre
Sempronio et toi, je te le dis sous le sceau du secret.
A part mes droits de maître, c'est toi que je choisirai
pour ami.
Parmeno. J'ai le droit de me plaindre, seigneur, si
j'en juge par vos promesses et vos protestations, de ce
que voussemblez mettre en doute mon zèle et ma fidé-
lité. Quand m'avez-vous vu, seigneur, agir avec envie
ou négliger vos intérêts pour quelque profit per-
sonnel ?
Calixtb. Ne te fâche pas, car de tous mes serviteurs
La CiLssTiNE. 5
32 LA céLESTINE.
tu es celui dont la conduite et la tenue me sont les
plvts agréables. Mais dans cette occasion importante
de laquelle dépendent mon bonheur et ma vie, il lieiot
a^r ât prévoyance, et favise aux événements. Je sais
qti'Une bonne conduite comme la tienne vaut mieax
qu'un bon naturel, mais je sais aussi que le bon na-
ttirel est le principe de la ruse. N'en parlons pas da-
vantage et couron's à mon salut.
CêLESTiNB, à la porte. J'entends marclier, on descend.
Sempronio, fais semblant de ne pas les entendre,
écoute et laisse-moi dire ce qui convient à nos intérêts
à tous deux.
SEHPRomo. Parle.
iCélsstine. Ne me tourmente pas et ne m'importune
pas : surcharger le malheureux , c'est aiguillonner
l'animal fatigué. Tu comprends tellement la peîne de
ton maître Calixte, qu'il semble que toi et lui ne
fassiez qu'un et que vous supportiez tous deux les
mêmes tourments. Sois persuadé que je ne suis pas
venue ici pour laisser cette affaire sans solution ;
Calixte parviendra à son but, ou bien je périrai à la
tâche.
Cauxtb, dans T intérieur. Parmeno, arrête-tot,
écoute, ils parlent tous deux, voyons de quoi îl est
questioo^ O l'excellente femme ! à biens de ce monde
indignes d'être possédés par un si noble cœur! ô fidèle
et ^noère Semproniol Vois-tu, mon cher Parmeno?
Entends-tu? Ai-je raison? Que penses-tu, dépositaire
de mes secrets^*, mon conseil et mon âme?
PARiiGMo* Je dois protester de mon ianocenoe Au
moindre soupçon et vous conserver jusqu'au bout 4na
fidélité; je parlerai, puisque vous m'y autorisez.
Écoutez-moi, que la prévention ne vous rende pas
fiourd, que l'espérance d'un bonheur avenir ne vous
aveugle pas. Soyez calme et ne vous hasardez pas, car
bien des gens s'efforcent de toudier au but« qui se
perdent dans le blanc. Quoique jeune ^ j'ai vu bon
nombre de choses; la mémoire et la réflexion forment
f expérience. En vous voyant ou en vous entendant
ACTE PREMIER. 33
descendre, Sempronio et la TÎeîIle ont dit à dessein ce
qTic vous venez d'entendre 5 et c'est sur ces fausses pa-
roles que vons fondez tout votre suocès.
Sempronio, à îa porte. Cèles tîne, ce que dit Parmeno
ne sonne pas bien.
Célestinb. Tais-toi, par ma patronne, où est venu
râne viendra aussi le bât. X.aisse-moi là Parmeno,
je le gagnerai à notre cause; de ce que nous aurons
nous lui donnerons sa part; les biens ne sont des
biens que s'ils sont partagés. Gagnons tous , parta-
geons tous, jouissons tous; je te ramènerai doux et
humble à manger dans la main ; nous serons deux à
deux ou, comme on dit, trois contre un.
Calixtb, dans l inférieur, Seniprooio !
Sexprovsq. Seigneur?
Caltxtb. Que fais-tu, clef de ma vie? Ouvre. —
O Parmeno, je la vois, je suis sauvé, je renais. Vois,
quelle révérende personne, quelle tenue 1 Qu'il est
&cile, en mainte occasion^ de juger par la physio-
nomie des qualités intérieures! O vertueuse vieillesse!
Ô vertu sur le retour! ô glorieuse espérance d'un heu-
reux succès 1 ô succès de ma douce espérance ! ô salut /
de ma passion, terme de mon tourment, régénératioiv
inespérée, vîvîûcatlon de ma vie, résurrection de tm
mort ! Je brûle d'être près de toi, je suis impatient de
baiser ces mains pleines de salut. L'indignité de ma
personne m'en empêche. D'ici j'adore la terre que ta
foules et je la baise en ton honneiu*.
CÉLBSTiMSy À paru Sempronio, ce n'est pas décela
qiie fe vis. Ton imbécile de maître pense-t-il me nourrir
des os que j'ai rongés? J'attends autre chose de lui,
nous le verrons à l'cBuvre. Dis-lui de fermer la boudie
et de commencer k ouvrir la bourse; je doute des
œuvres et encore plus des paroles» Attends que je te
gratte, ânesse paresseuse m? Tu aurais mieux fait ^
te lever matin.
^àstaâsaxXjàparU MatiLenr «ux oreilles qu! entendent
de pareilles ^oaesl 11 est perdu «e&ui qui hante les
LA CELESTINE.
3+
gens perdus. O malheureux Calixte, homme aveugle et
démoralisé ! Le voilà, la face contre terre, adorant la plus
vieille carogne que la terre ait portée et qui ait jamais
frotté ses épaules dans les bordels. Il est perdu, il est
vaincu, il est terrassé , incapable de la moindre ré-
flexion, du moindre effort.
Calixte. Que disait la vieille? Il me semble qu'elle
pensait que je voulais la payer en paroles.
Sempronio. C'est ce que j'ai compris.
Calixti. Viens avec moi , apporte les clefs, je suis
certain de ma guérison.
Sempronio. Vous faites bien, hâtons-nous, il ne faut
pas laisser croître la mauvaise herbe parmi le bon
grain ni le soupçon dans le cœur de nos amis; il faut
les en chasser avec le sarcloir des bonnes œuvres.
Calixti. Tu raisonnes sagement, marchons et ne
tardons pas. (Ils sortent.)
CéLESTiNE. Je suis ravie, Parmeno, que nous puis-
sions trouver un moment pour que tu connaisses l'a-
mour que je te porte et la part qui \e revient dans
mon indigne affection. Je dis indigne, en raison de
ce que je t'ai entendu dire tout à l'heure et dont je fais
peu de cas. La vertu nous apprend à supporter les
tentations et à ne pas rendre mal pour mal, surtout
quand nous sommes molestés par des enfants, peu
savants en matières de ce monde, qui, avec une fidé-
lité irréfléchie, perdent leurs maîtres et eux-mêmes,
comme tu le fais pour Calixte et pour toi. Je t'ai fort
bien entendu ; ne crois pas que ma vieillesse ait perdu
Poule ainsi que les autres sens; non-seulement je
comprends ce que je vois, ce que j'entends, ce que je
connais, mais encore je devine et j'analyse avec les
yeux de l'esprit. Tu dois savoir, Parmeno, que Calixte
est victime d'un amour malheureux ; ne crois pas pour
cela qu'il soit sans force; l'amour sait venir à bout de
tout *•. Apprends, si tu l'ignores, qu'il y a deux
maximes d'une vérité incontestable : la première, que
l'homme est obligé d'aimer la femme, que la femme
ACTE PREMIER. 3J
doit aimer l'homme; la seconde, que celui qui aime
véritablement doit être poussé par le désir des souve-
raines jouissances créées par le père de toutes choses;
il faut que Tespèce se perpétue^ sans cette loi elle s'a-
néantirait. Il n'en est pas ainsi seulement des hommes,
mais des poissons, des bétes, des oiseaux, des reptiles.
Dans le règne végétal, quelques plantes obéissent à la
règle commune, si elles ont crû à peu de distance Tune
de l'autre et sans interposition de choses étrangères ;
de là les horticulteurs et les agriculteurs ont dit qu'il
y avait des plantes mâles et des plantes femelles. Que
peux-tu répondre à cela, Parmeno ? Enfant, petit fou,
petit ange, petite perle, louveteau ! Approche, inno-
cent, tu ne sais rien de ce monde ni de ses jouissances.
Mais la maie rage me tue, si je te tiens près de moi,
toute vieille que je suis... Tu as la voix rauque, ta
barbe perce à peine; tu dois avoir la pointe de la be-
daine un peu inquiète '^.
Parmeno. Comme la queue du scorpion.
CÉLBSTiNE. Plus encore, je pense, car l'une pique
sans enfier, la tienne fait enfler pour neuf mois.
Parmeno, Hi^ hi, hi !
CéLESTiNE. Ris, petit truand.
Parmeno. Tais-toi, mère, ne me fais pas de repro-
ches, ne me prends pas pour un ignorant, bien que
je sois jeune. J'aime Calixte, parce que je lui dois
fidélité, parce que je lui appartiens, parce que je suis
à ses gages, parce qu'il me traite bien et me considère;
c'est là la meilleure chaîne qui puisse attacher le ser-
viteur à son maître; le Contraire les éloigne l'un de
l'autre. Je vois qu'il est perdu, car je ne connais pas
de position plus triste que de désirer une chose dont
on n'espère pas le succès, et surtout de vouloir remédier
à un mal aussi instant et aussi intraitable avec les
vains conseils et les sottes raisons d'une brute comme
Sempronio. C'est faire la chasse aux fourmis à coups
de pelle et de pioche. Je ne puis supporter cela, je le
dis et je m'en afHige.
36 LA ciLSSTINB.
C^LESTiNE. Tu ne vois pas» Parmeaoïy que c*est le
comble de U simplicité et de renâiatiUi^ que de
s'afEiger pour une chose à laquelle ks larmes ne peu-
vent apporter aucun remède.
Pakirno. Et c'est cela qtii me désole, car si en pleii-
ram je pouvais soulager mon maître, cette espérance
medoRBefait un plaisir t^ que la joie m'empêcherait
de pleurer ^ or, je perds l'esp^aace, je perds la joie, et
je pleure.
CiLESTiifE. Les larmes sont sans pouvoir pour ce
qu'elles veulent empêcher : tu ne parviendras pas
à le guérir. Cela n'est-il pas arrivé à d'autres, Par-
meno?
Parmeno. Si fait, maïs Je ne voudrais pas voir mon
maître souffrant.
CÉLESTiNE. U ne Test pas; mais locs même qu*U le
serait, il pourrait guérir.
Parmeno. Je fais peu de cas de ce que tu dis, car dans
le bien, mieux vaut le fait que Tintention ; dans le
\ mal, mieux vaut l'intention que îe ftiit. Ainsi îl vaut
; mieux se bien porter que le pouvoir, il vaut mieux
pouvoir être malade qu'être malade en efiet. Or donc,
il vaut mieux avoir la possibilité dans le mal que le
mal lui-même.
C^LESTiNE. Oh, maudit 1 qu'on ne te comprend
guère! Tu ne connais pas son mal? Qu'as-tu dit jus-
qu'à présent ? De quoi te plains-tu ? Te moques-tu de
moi ou mens-tu à plaisir? Crois-en ce que tu voudras,
ton maître est malade en effet, la possibilité de le
guérir est entre les mains de cette pauvre vieille.
Pasmeno. Ou plutôt de cette paurre vieille gueuse
C^ESTiNE. Puisses-tu vivre avec autant de gueu-
série qu'elle **, rusé coquin ! jyoh te vient pareille
audace?
Parmeno. De ce que je te connais*
CÉLESTiNE. Qui es-tu donc ?
Parmeno. Qui je suis? Parmeno, le fils d'Albert, ton
ACTS FRIMIER. 37
c(Hnpèrft; >*ai véca quelque temps chtz toi; ma mère
me mit sous ta garde lorsque tu demeurais au bord
dfi la f iYtère» prèa des tanBerics,
CéLESTiNE. Jésus, Jésus, Jésus! tu es Parmeno, le
fils^de la Claudine T
Farmsno» £n vérité»
CéuESTiNB. Le £eu du •del te brûk! ta mère était
une aussi vieille gueufte que moi. Pourquoi m'attar
que&4u ainsi , Parmeno, mon ûls? Est-ce bien lui?
C'est lui, par m» Iss saints! Apfvocb«-toi, viens
ici. Je t'ai dofuié dans ce monde bien des sou.£gets»
bien des coupa de poing et tout autajit de baisera
Te sottviejTSrtu quand tu dormais à nxes pieds» petit
fou?
Pamueno. Ah ï je m'en souviens bien, et quelque-
fois, bien que ie fusse tout petit, tu m'attirais à ton
chevety tu me pressais contre toi, et je* me sauvai*
parce qiie tu sentaiala vieille.
C^ESTiNE. La fièvre te brûle! n*is-tu pas honte de
paHer ainsi ! Laisse là ces folies et ces passe-temps ;
écoute, mon fils, et sols attentif, car bien que j'aie été
appelée dans un but , je suis venue pour un autre ;
j'ai conçu de nouvelles idées en te voyant, et je ne suis
ici maintenant que pour toi. Tu sais, mon cher fils,
comment ta mère (que Dieu garde l) te confia à moi du
virant de ton père. Au moment de sa mort, déjà tu . , '^
m'avais quittéie,7èllè n*avaît d'autre inquiétude que vX «
toî et ton avenirj^toû absence tuî rendît cruelles les
dernières années de sa vieillesse |[ au moment de sa
mort, dis-je, elfe m*fcnvoya chercher, et, en secret, mç
chargea de toi ; puia, sans autre témoin que celui qui
peut témoigner de toutes actions et de toutes pensées,
qui connaît les secrets de no^ cœurs et de nos en- >
trailtes^ et qui se plaça entre Mie et moi, elle médit de f/-^ ^
te chercher, de f amener chez içoî et de te donner
asile. Lorsque tu aurais atteint un âge raisonnable, Je
devais, pour qu*en vîvanl tu pusses tenir une position,
te découvrir un lieu où elle avait caché une q^uantîté
38 LA cfLESTINE.
d'or et d'argent qui vaut bien mieux que tous les re-
venus de ton maître Calixte. Je le lui promis, et ma
promesse la laissa plus tranquille; il est mieux de
tenir parole aux morts qu'aux vivants, car les premiers
ne peuvent plus agir par eux-mêmes. J'ai perdu beau-
coup de temps et beaucoup dépensé à ta recherche
jusqu'à ce jour, où il a plu à celui qui a soin de tout,
qui accueille toutes les prières et exauce les pieuses
demandes, de me foire te rencontrer ici, où je sais de-
puis trois jours seulement que tu demeures. J'ai été
bien vivement affligée, car tu as voyagé et couru de
tant de côtés, que tu n'as pu faire aucun profit ni aucun
ami. Sénèque l'a dit : c Les voyageurs ont beaucoup
d'auberges et peu d'amis, i parce que ce n'est pas en
quelques jours que se forment les intimités. Celui qui
traite plusieurs afikires à la fois ne s'occupe bien d*au-
cune; la noumture ne peut profiteràcelui qui mange
en courant ; rien n'est plus nuisible à la santé que la
diversité des mets; jamais une blessure ne se cicatrise
si on y applique sans cesse des traitements différents;
Farbre qu'on transplante trop souvent ne peut prendre
racine; il n'y a pas une chose, quelque profitable
qu'elle puisse être, qui soit avantageuse au premier
moment ^. Enfin, mon fils^ renonce aux folies de la
jeunesse, suis les principes de tes pères, reviens à la
raison, fixe-toi quelque part. Ou seras-tu mieux
qu'avec ma volonté, ma pensée, mes conseils, à moi
qui t'ai reçu de tes parents? £t je te parle comme si
j'étais ta véritable mère, sous peine de la malédiction
qu* elle a prononcée contre toi si tu me désobéis. Reste
maintenant près de ce maître que tu as choisi, jusqu'à
ce que je te conseille autre chose; mais ne va pas le
servir avec cette inconséquente fidélité, ne va pas com-
battre en lui la mobilité, qui est le caractère essentiel
des seigneurs de ce temps. Fais-toi des amis, c^est
•chose durable; sois-leur constant, ne vis pas en fleur s^;
laisse là les vaines promesses des seigneurs, qui sucent
la substance de leurs serviteurs comme la sangsue suce
le sang, qui ensuite les maltraitent, les injurient, ou-
blient leurs services et leur refusent toute récompense.
ACT£ PREMIER. 39
Malheur à qui vieillit dans un palais ! c'est ce qu'on
écrit de la piscine Probatique : pour cent malades qui
y entraient, il en guérissait un si. Les seigneurs de ce
temps s'aiment plus eux-mêmes que leurs serviteurs,
et ils n'ont pas tort; ceux qui leur appartiennent doi-
vent agir de même avec eux. La bonne conduite, les
actions nobles et généreuses sont choses perdues,
chacun d'eux en profite et préfère mesquinement son
intérêt à celui des autres. Or les autres, qui ne sont
pas en majorité, ne doivent pas faire autre chose que
suivre la même loi . Je te dis tout cela, mon fils Par-
meno, parce que ton maître (comme on l'appelle) me
semble un attrape-nigauds, il veut se servir de tous
sans salaire. Penses-y bien, crois-moi, fais-toi des amis
dans sa maison, c'est le bien le plus précieux de ce
monde; mais ne compte pas sur son amitié, la différence
des états et des conditions le permet rarement. L'oc-
casion se présente^ comme tu sais, pour que nous pro-
fitions tous; pense à toi pour le moment; ce dont je
t'ai parlé, je te le garde pour un autre temps, il est d'un
grand avantage pour toi d'être l'ami de Sempronio.
Parmeno. Célestine, je suis tout tremblant de t'en-
tendre, je ne sais que faire, je suis indécis. D'un côté
je te vois, toi, qui es ma mère; de l'autre Calixte,
qui est mon maître. Je désire la richesse, mais celui
qui s'élève honteusement retombe plus vite qu'il n'é-
tait monté. Je ne voudrais pas de biens mal acquis.
CÉLESTINE. Et je veux, moi, soit à tort, soit à bon
droit, maison pleine jusqu'au toit.
Parmeno. Je ne vivrais pas content avec de tels biens;
une honnête pauvreté est une noble chose; je te dirai
même que n'est pas pauvre qui a peu, mais qui désire
beaucoup; sur ce point, quoi que tu dises, je ne te
crois pas. Je voudrais passer la vie sans envie, le désert
et la solitude sans crainte , le sommeil sans sursaut,
supporter les injures sans colère, la force sans rébel-
lion, et résister à l'oppression.
CÉLESTINE. O fils, on a bien raison de dire que la
40 LA CÉLESTINE.
prudence ne peut exister que chez ks vieillards. Tu eft
bien enfauL.
Parubio. Une douce pauvreté eat le biea le plus
précieux.
CÉLESTnis. Mai» dis plat^ comme Maro, la fortune
favorise l'audace. Enfin, quel est l'lH>mme riche dans
la république qui veuille vivre sans amisf Dieu soit
loué, tu possèdes quelque bien ; ne sais-tu pas que tu
as besoin d'amis pour le conserver? Ne pense pas que
ton intimité avec ce seigneur te fasse grand profit ;
plus la fortune est grande, moins elle est solide;
dans toutes les infortunes, le remède le plus sûr, ce
sont les amis. Où trouveras-tu phis facilem^it cet
avantage, que là où se réunissent les trois genres d'à'»
mitié? Je veux dire ceux qui procurent le bien , le
profit et le plaisir. Pour le bien, considère la volonté
de Sempronio unie à la tienne, et la grande similitude
de caractère qui existe entre vous deux. Pour le profit;^
il est entre vos matns si vous êtes d\iccord. U en est
de même pour le plaisir : vous êtes dlge à goûjter toute
espèce de jouissances, c'est pour cela que les jeunet
gens se réunissent plus volontiers que les vieillards;
pour jouer, pour s'habiller^ pour rire, pour manger
et boire, pour traiter les affaires d*amour, ils font tout
de compagnie. Ohl si tu voulais^ Parmeno» quelle
heureuse vie nous mèaexioi^ 1 Sejupronio aime Elicse,
la cousine d'Areusa»
Parxsno. D'Âreusa!
CÉLESTiNE. D'Âreusa.
Pasmeko. D'Areuaa, la fille d*Élisée ?
C£lestine. D*Areusa» la fille d^îsée.
Parmbno. £st-il possible]^
CÉLESTiNE. En vérité.
Parmeno. C'est une chose merveilleuse.
CÉLESTiNE. Cela te semble bieaf
Parweno. Je ne connais rien de mieux.
ACTE PREMIER.. 4I
CéLESTiNB. Puisque ta bonne étoile lèvent, il y a
ici quelqu'un qui te la donnera.
Parxeno. Ma foi, mère, )e ne crois plus personne.
Célestine. Cest un excès de croire tout le monde ;
ne croire personne est un tort.
Paambno. Eh bien, je te crois; mais }e ne veux pas;
laisse-moi.
GiLESTiNS. Oh! le niais I ne pouvoir supporter le
bim» c'est Tacte d'un cœur malade. Dieu donne des
fèves à qui n'a pas de mâchoires. O innocent! On peut
bien dire que là où se trouve le moins de bon sens se
rencontre le plus de fortune; plus il y a d*esprit, moins
il y a de fortune ; c'est fort heureux,
Parmeno. O Célestine, j'ai entendu dire à mes pa-
rents qu'un exemple de luxure et d'avarice iait beau-
coup de mal, et que l'homme doit rechercher ceux qui
peuvent le rendre meilleur et fuir ceux qui sont moins
bons que hû. Sempronto ne me rendra pas meilleur
par ses exemples, et moi, je ne guérirai pas ses vices.
Pour que |e me rende à ce que tu me dis, i! foudrait que
je fusse seul à le savoir, afin au moins que le péché fût
caché pour l'exemple. Si l'homme vaincu parle plaisir
agit contre la vertu, que du moins il n'attente pas à
l'honnêteté.
GéuvriMB. Tu parles sans réflexion; la possession
d'aucune chose n'est agréable sans compagnie. Ne re-
cherche pas l'isolement et l'amertume, car la nature
fuit ce qui est triste et désire ce qui est ioyeux. Le
bonheur est d'être avec ses amis pour les plaisirs sen-
suels» et surtout pour se souvenir de ses amours et les
raconter. J'ai fait ceci, elle m'a répondu cela, nous
avons dit telle et telle plaisanterie, je l'ai prise de telle
manière, je Tai embrassée ainsi, elle m'a mordu« je
l'ai embrassée, elle s'est placée de la sorte. O quelles
douces paroles ! quelle grâce 1 quels jeux! quels baisers !
allons Û, retournons là-bas, vive la musique, écrivons-
lui des vers, chantons ses louanges, inventons mille
choses galantes, joutons- Quelle devise prendrons*
42 LA ciLESTINE.
nous? Elle va à la messe; elle sortira demain ; rôdons
dans sa rue; vois cette lettre qu'elle m*a écrite; allons-
y cette nuit; tiens- moi l'échelle, garde la porte. Com-
ment t'en es-tu tiré? Voilà le cornard, il l'a laissée seule,
amuse-le, j'y retourne. Et pour tout cela, Parmeno, y
a-t-il plaisir sans compagnie? En vérité, en vérité, que
chacun parle de ce qu'il connaît; c'est là le vrai bon-
heur; les ânes en font au moins autant dans la prairie.
Parmeno. Je ne voudrais pas, mère, que tu me don-
nasses des conseils sous promesse de plaisir, comme
font ceux qui manquent de raisons valables^ qui envi-
ronnent leurs paroles d'un doux venin , pour chasser
ou captiver la volonté de leurs dupes, et qui aveuglent
les yeux de la raison avec des semblants de douce af-
fection.
CÉLESTiNE. Quelle raison, fou? Quelle affection, âne?
C'est le bon sens qui te manque, la prudence vaut
mieux que le bon sens, et la prudence ne peut exister
sans expérience, l'expérience ne se trouve que chez les
vieillards ; nous autres anciens, on nous appelle pères,
et les bons pères conseillent bien leurs enfants; moi,
surtout, je te donne des conseils à toi dont je désire le
bonheur et l'honneur plus que les miens. Quand me
payeras-tu de tout cela? On ne peut rendre aux parents
et aux maîtres le bien qu'on en a reçu.
Parmeno. J'hésite, mère, à suivre un conseil qui me
semble douteux.
CÉLESTiNE. Tu ne veux pas? Je te dirai ce que dit le
Sage : le découragement le plus prompt, la misère et
tous les maux attendent l'homme qui se révolte contre
la main qui le châtie. Parmeno, je te laisse, c'en est
assez sur ce point.
Parmeno. Ma mère est fort irritée, je doute de ses
conseils; ne pas croire est une faute, c'en est une autre
que de tout croire. C'est chose humaine que d'avoir
confiance, surtout lorsqu'on promet avantages et lors-
qu'il y a au delà bénéfices d'amour. J'ai ouï dire que
Fhomme doit croire ses aînés. Or, que me conseille la
vieille? La paix avec Sempronio; la paix ne doit ja-
ACTE PREMIER. 43
mais se refuser: bienheureux sont les gens pacifiques,
on les appellera fils de Dieu »*. On ne doit refuser à
son prochain ni amour ni charité, chacun y trouve
son intérêt; je veux lui plaire et l'écouter. — Mère, le
maître ne doit pas s'irriter de l'ignorance du disciple,
sinon la science (qui de sa nature est commun icable)
ne pourrait pénétrer qu'en peu d'endroits. Pardonne-
moi et parle-moi^ je veux non-seulement t'écouter et
te croire, mais encore recevoir tes conseils avec grande
reconnaissance. Ne m'en remercie pas, car la gloire et
l'honneur de l'action reviennent plutôt à celui qui
donne qu'à celui qui reçoit. Ordonne donc, ma volonté
se soumet à tes ordres.
CÉLESTiNE. L'erreur est le fait des hommes, l'opiniâ-
treté le fait des bétes. Je me réjouis, Parmeno, que tu
aies déchiré le voile qui te couvrait les yeux et que tu
fiasses honneur aux connaissances, au savoir et à l'es-
prit de ton père. Son souvenir, présent à ma mémoire,
m'attendrit et fait verser à mes yeux les larmes que tu
leur vois répandre. Souvent comme toi il s'obstinait à
d'étranges choses, mais bientôt il revenait à la raison.
Sur Dieu et sur mon âme, à penser comment tout à
l'heure tu t''opiniâtrais et comme tu es revenu à la
vérité, je crois le voir encore devant moi. Quel homme
c'était, quelle bonté, quelle figure vénérable ! Taisons-
nous, car Calixte approche ainsi que ton nouvel ami
Sempronio. La grande conformité qui existe entre vous
deux vous sera bientôt profitable; vivre deux dans un
seul cœur, c'est être bien puissants pour agir et pour
penser.
Calixte. Je doutais, mère, tant je suis malheureux,
de te trouver encore vivante; mais ce qui est plus mer-
veilleux encore, c'est que je sois de ce monde. Reçois
ce faible don et ma vie avec lui.
CÉLESTiNE. De même que dans l'or fin travaillé pai
la main de l'habile ouvrier, l'œuvre l'emporte sur la
matière, de même ce don magnifique surpasse tous
les autres par la grâce et le ton de votre libéralité.
C'est donner deux fois que de donner promptementj
44 ^A céLESTINE.
quiconque fait attendre le résultat de ses promesses
semble regretter ce qu'il a offert **«
Pauiieiio. Que lui a-t-il donné, Sempronio?
Sempronio. Cent pièces d'or.
Pamieno. Hi, hi, hi !
ScMnkOMio. La mère t'a parlé?
Parmcro. Oui, silence.
Sempronio . Eh bien, en quels termes sommes-nous r
pARMENOf Comme tu voudras j J'en suis encore tout
étourdi,
Sempronio. Ce n'est rien, je t'étourdirai bien au-
trement.
Parkbno, à part* O mon Dieu 1 il n'y a pas de pu€
ennemi que l'ennemi de la maison.
Calixte. Va donc, mère, revoir ta demeure, puis
reviens m* apporter tes consolations.
Célestine. Dieu soit avec vous^ seigneur !
Calizte. Dieu t'accompagne !
ACTE DEUXIÈME
Argument : Csdizte, après le dëpsrt âe Gâ«8tine, s'entretient
avec Sempronio. Impatient comme le maUienrenx aoqael
on a rend« respéranœ, dwqoe imtint lui paraît m nède.
Il envoie Sempronio presser Câestiae de s^occiftper 'du pro-
jet qu'elle a con^u. Parmeno reste auprès de CaCxte et tient
conversation avec lui.
CALIXTË, SEMPRONIO, PARM£NO«
CyLiXTK. J'ai donné cent pièces d'or à la vieille; ai-
je 'bien ^it, amis ?
Saawsmo» Parbleu ! »i vous avec bien fait! Outre
qfueTous avez porté remède À vos maux, vous«vez fait
une chnee cnériloiiie. A quoi est utik la fortune si tie
ACTE DBXrXiàME. 45
ft^est à rhonneor, le premier des biens de ce monde ?
L'honneur «st la récompense delà vertu; nousTadres-
sonft à Dieu parce que nous n'avons rien de plus pré-
cieux à lui ofiHr; la générosité et la libéralité sont ses
plus nobles attributs. L'honneur est terni par Pava-
rice^ la magnificence le rehausse et l'accroît. A quoi
bon avoir des «choses dont on ne veut tirer aucun
profita le vous le dis sans hésiter, l'emploi des ri-
chesses vaut mieux que leur possession. Qu'il est glo-
rieux de donner ! qu'il est misérable de recevoir] Au-
tant le don est préférable à la possession, autant celui
qui donne est plus noble que celui qui reçoit **. Le
feu, le plus actif <de8 éléments, est aussi le plus noble ;
il occupe dans l'immensité la place la plus digne. U est
des gens qui prétendent que la noblesse est une gloire
qui provient <lu mérite et de l'ancienneté des ancêtres;
ie dis, moi, «que la lumière <i'autrui ne vous éclaire pas,
si vous ne vous éclairer vous-<néme. Ainsi donc ne
soyez pas vain* av tant de la gloire de votre père, quel-
que hanvte qu'elle ait été, que de celle que vous aurez
acquise^ C'est ainsi que se gagne l'honneur, ie plus
grand des biens qHû soient en «lehors de l'homme; c'est
par lui %ue , non pas le méchant, mais l'homme de
bien, coosme vous, peut jouir d'une vertu parfaite, et
encore la vertu parâûte n'admet pas seulement qu'on
agisse avec honneur, il faut y joindre la satisfoction
d'être magnifique et libérai. Si vous voulez croire mes
conseils, rentrez dans votre chambre et reposez-vous.
Votre aéaire est en bonnes mains ; le commencement
est à souhait; la fin sera meilleure encore. Hâtons-
nous, je veux causer plus longuement avec vous sur
toute cette affaire. '
Calixte. Sempronio, il ne me paraît pas bien que
tu sois avec moi et que nous laissions aller seule celle
qui i^herche remède à mes maux. Il sera mieux que tu
ailles avec elle et que tu la tourmentes un peu ; tu sais
que de son activité dépend mon salut ; que sa lenteur
peut augmenter ma peincv son oubli causer mon déses-
poir. Tu es intelligent, je te «lis fidèle, je te tiens
pour Ijon serviteur : fais en sorte que rien qu'en te
46 LA céLBSTINE.
voyant elle comprenne la peine que me cause ce feu
qui me brûle, et dont l'ardeur m'a empêché de lui dé-
peindre le tiers de ce que je souffre, tant il retient et
paralyse ma langue et ma pensée ! Toi qui es libre
de semblable passion, tu pourras lui parler tout à ton
aise.
Sempronio. Seigneur, je voudrais partir pour obéir
à vos ordres, je voudrais rester pour adoucir vos
peines : votre crainte me chagrine, votre solitude me
retient. Je veux prendre conseil de Tobéissance, je pars
et je vais presser la vieille. Mais comment m'en irai-je ?
car lorsque vous êtes seul, vous parlez à tort et à tra-
vers, comme un homme qui a perdu Pesprit : vous
soupirez, vous gémissez, vous faites de mauvais vers,
vous désirez la solitude et l'obscurité, vous cherchez
mille manières de penser à vos tourments. Si vous
continuez, vous ne pourrez éviter la mort ou la folie,
à moins que vous n'ayez près de vous quelqu'un qui
vous égaye^ qui vous dise des choses agréables,qui vous
chante de joyeuses chansons, des romances, qui vous
raconte des histoires, qui écrive des. vers, qui imagine
des contes, qui joue aux cartes, enfin qui sache cher-
cher quelque genre de doux passe-temps, pour ne pas
laisser vos pensées s'arrêter sur le cruel traitement que
vous a fait supporter cette dame au premier aveu de
vos amours.
Calixte. Homme simple , ne sais-tu pas que les
larmes adoucissent la peine? combien il est doux aux
affligés de se plaindre de leur tourment? quel soula-
gement procurent les soupirs les plus déchirants?
combien les larmes et les gémissements diminuent la
douleur? Tous ceux qui ont écrit sur les consolations
ne disent pas autre chose.
Sempronio. Lisez plus avant, tournez la feuille, vous
y verrez qu'ils disent que se fier au temps et chercher
matière à la tristesse, c'est un même genre de folie »«.
Macias, l'idole des amants, se plaignait de l'oubli
parce qu'il n'oubliait pas". La peine d'amour est
dans la méditation,' le repos se trouve dans l'oubli.
ACTE DEUXIÈME. ^J
Évitez de regimber contre l'éperon, feignez la joie et
le calme, vous serez calme et joyeux. Toujours l'ima-
gination rend les choses ce qu'on veut qu'elles soient ;
ce n'est pas qu'elle change la vérité, mais elle calme
nos pensées et redresse notre jugement.
Calixte. Sempronio, mon ami, puisque tu ne veux
pas que je sois seul, appelle Parmeno, il restera avec
moi. Sois à Tayenir fidèle comme tu Tes maintenant :
c'est dans les bons soins du serviteur que le maître
trouve sa récompense. . . Parmeno ?
Parmeno. Je suis ici, seigneur.
Calixte. Ah ! bien ! je ne te voyais pas. Ne la quitte
pas, Sempronio, et ne m'oublie pas; va, Dieu te con-
duise! — Toi, Parmeno, que te semble de ce qui s'est
passé aujourd'hui ? Ma peine est grande. Mélibée est
fière, Célestine est habile et s'entend à de pareilles
affaires. Le succès ne peut nous manquer, tu me l'as
prouvé avec toute ton inimitié. Je te crois; la vérité
est si puissante qu'elle oblige ses ennemis eux-mêmes
à la proclamer. JPuisque Célestine est telle que tu l'as
dit, j'aime mieux lui avoir donné cent écus que cinq
à un autre.
Parmeno. Les regrettez-vous déjà? (A part,) Ça va
mal ; de semblables générosités nous feront jeûner au
logis.
Calixte. Puisque je te demande ton avis, sois-moi
agréable, Parmeno. Ne baisse pas la tête en me ré-
pondant : l'envie est triste, la tristesse est muette j le
découragement me reviendrait bien vite avec toi,
malgré mes craintes et ma volonté. Que disais-tu,
fâcheux ?
Parmeno. Je dis, seigneur, que votre générosité se-
rait mieux employée à faire des présents à Mélibée,
qu'à donner de l'argent à cette vieille, que je connais,
et, ce qui est pis, à vous faire son esclave.
Calixte. Comment, fou, son esclave?
Parmeno. Celui à qui vous confiez votre secret est
maître de votre liberté •'.
La CfLtSTlNB. ^
48 LA céLBSTINI,
CALaTS. Ce qœ dit TiiMbécile T«ut bien quelque
chose. «— Je veux que tu saches que quand il y a une
immense distance de celui qui demande à celui qu'il
implore, soit par Téoâration, soit par supériorité de
position, soit par la différence des naissances, comme
il existe entre cette dame et moi, il faut un médiateur.
Il me faut quelqu'un qui se charge de t r ansm e ttr e
mon message aax mains de celle à laquelle je crois
impossible de parler une seconde fois. Puisqu'il en est
ainsi, dis-moi si tu m^approuves.
Parmbno. Le diable le fasse 1
Cauzte. Que dis-tu?
Parmeno. Je dis, seigneur, que jamais une ûiute
ne va seule, qu'une imprudence en amène toujours
d*autres»
CArUZTE. Cette reoMrque est Ytaîe, mais js n'en com<^
prends pas le motii
pAMfBNo. Seigneur, la perte de votre faucon Fautre
joar vous a conduit dans le verger de Mâibée; cette
recherche vous a donné •occasion 4e la ym et de lui
pftrier ; la conversation a amené ramour, Tcmour a eii«
gendre votre peine, la peine causera la perte de votie
corps , de votre fime et >de votre fortune , et ce qui
m'afflige le plus dans tout cela, c'est que vous soyez
la victime de cette trotteuse de couvents *^, qui a d^
été en^plumée trois £sis 'V
Caliz», Pfflehardinent, pensais bien itise;fiiBis
plus sa 9ii'en4is da tnal, plus «lie me plaît. Qu'elle ca
âaisse avec moi, 'et qu^n remplume une qantriàme
fols. T« pBsicÈ à ton mse, tu juges sans passion, mais
tu ne souffres pas comme moi, Parmeno.
P^nimro^. deîgttemr, j'aime «neux que vous mere-
proiiflz avec wAèst peu* vous avoir filcbé, que voqs
entendis me twiidamner ptes tard pour ne ^ous avoù*
pas donné de«QaMBil,ir<iitis«stztpeRin le aïon-d'hiUBiae
libre en engageant eônsi votre volonté,
Causte, Ce traître veut des<coMps de bftton« Dis-
moi, mauvais serviteur, pourqadi •dis-tu du mal de ce
ACTB UMVKlkUE, 49
qm j'adiMre? TisconnAk» tu en konneur ? Sais-tu ce que
cV&t que ramour? Sais-tu en quoi consistent les bons
services, toi qui te donnes pour sensé? Ignores-tu que
le premier degré de folie est de se croire savant ? Si tu C,'
comprenais ma douleur, tu emploierais un autre moyen
pour calmer cette ardente blessure que m*a faite la
flèche de Cupidon. Autant Sempronio m'est secoura-
\Ae 9enc ses fMcds^ autant tu ns'es fastidieux avec ta
langue et tes Taîaes {suoles. Tu feifis d'être âdèle, et
tu es un amas de tromperies, uaç conftuûon de ma*
lionif la demeure même de Teavie^ pQur dii&mer la
TÎetUe à 'lort et à raison, tu cherches à décourager
mon amour; tu sais cfi;pendant que ma peine et m|
douleur ae peuvent être traitées par la laisox^ ne veu*
lent iMSf d'avis» ne peuvent être conseillées. On aura
beau fàktt^ on ne pourra les chasser ni les enlever sans
m'arracher les entrailleS' Sempronio ne savait s'il par-
tmit ou s'il resterait ; je voulais ce qu'il voulait, et
mainiteskant je sou^e de son absence et de ta présence
Mieux vaut être seul que mal accompagné.
Pasmemo. Seigneur, la fidâilé est faible, la crainU
d'affliger la change en flatterie, surtout avec un «laîiro
que la douleur et la |»assion privent de son jugement.
Le voile qui vous aveugle ^sparaStra, ce feu momeotaoé
passera } vous recon naîtrez que mes rudes paroles
valem mieux pour détruire ce cruel cancer que tes
cajoleries de SeÂpronio, qid le noufrisafint, qui attisent
votre feu, atiimentvotre amour, eaBcttent votre flammei
l'irritent, Pa^menteal et finiront par vous conduire
au tombeau.
Calixtb. Tals-toî, Homme perdu ; )e souflre , et tu
philosophes. Je ne t'écoute plus. Qu'on dispose un
cheval, qu'on Tétrille bien, qu'il soit bien sellé, je veux
passer devant la demeure de celle qui est ma maî-
tresse et mon dieu.
Parmeno, dans la cour. Garçons! Il n'y en a pas un
à la maison, il faut que j'y aille moi-même ; je ne m'at-
tendais guère à faire l'office de palefrenier. Allons,
bon, mes commères ne m'aiment pas parce que je dis la
l
50 LA céLESTINE.
vérité ♦<*... Tu hennis, don cheval? N est-ce pas assez
d'un amoureux dans la maison? Penses-tu aussi à
Méiibée?
Calixte. Ce cheval arrive-t-il? Que fais-tu, Par-
meno?
Parmeno. Seigneur, le voici; Sosie n'était pas là.
Calixte. Alors tiens-moi l'étrier, ouvre davantage
celte porte, et si Sempronio vient avec cette vieille^
dis- leur d'attendre, je serai bientôt de retour.
Parmeno, seul. Plutôt jamais. Va-t'en au diable I
Dites à ces fous ce qui est dans leur intérêt, Ils ne
voudront pas vous voir. Sur mon âme ! si on lui don-
nait maintenant un coup de lance dans le talon, il en
sortirait plus de cervelle que de la tête. Va ! Célestine
et Sempronio sauront féplucher^ je t'en réponds. O
malheureux que je suis ! je suis fidèle et maltraité.
D'autres gagnent à être méchants; moi, je perds à être
bon ; ainsi va le monde. Je veux suivre les traces des
autres, puisqu'on appelle sensés les traîtres, et im-
béciles ceux qui sont fidèles. Si j'avais cru Célestine
avec ses six douzaines d'années sur les épaules, Calixte
ne me maltraiterait pas. Ceci me servira de leçon pour
ma manière d'agir avec lui à l'avenir. S'il dit : « Man-
geons i, je dirai comme lui , s'il veut abattre la mai-
son, je l'approuverai ; s'il veut brûler ses domaines,
j*irai lui chercher du feu. Qu'il détruise, qu'il rompe,
qu'il brise, qu'il gaspille, qu'il donne son bien aux en-
tremetteuses, j'en aurai ma part, car on dit : « Il n'est
rien comme de pêcher en eau trouble ; » et encore :
ff Jamais le chien n'est mieux qu'au moulin. »
ACTE TROISIÈME. 5I
ACTE TROISIEME
Argument : Sempronio ya chez Célestine et lui reproche sa
lenteur; tous deux se concertent sur le moyen de bien
conduire raffaire de Calîxte etde Mélibée. Survient Élicie.
Célestine s^en va chez Plebère. Élicie et Sempronio restent
ensemble au logis.
SEMPRONIO, CÉLESTINE, ÉLICIE.
Sempronio. Elle y met le temps, la vieille barbue !
Ses pieds allaient moins tranquillement lorsqu'elle
venait. Deniers comptés, bras rompus. Eh ! mère Cé-
lestine, tu ne te hâtes guère.
CÉLESTINE. Pourquoi viens-tu, mon garçon?
Sempronio. Notre malade ne sait que demander; il
ne sait que faire de ses mains; on ne peut lui cuire de
pain à son appétit, il craint ta négligence, il maudit
son avarice et sa petitesse ; il pense t'avoir donné trop
peu d'argent.
CÉLESTINE. Rien n'est plus naturel à ceux qui aiment
que l'impatience, tout retard est un tourment pour
eux, aucun délai ne leur plaît; ils voudraient réaliser
leurs projets en un instant; ils voudraient en voir la
fin avant d'en avoir commencé l'exécution, surtout ces
amants novices qui s'élancent sans réflexion sur le
moindre appât, sans penser au tort que leur passion
inquiète et toujours agitée apporte aux négociations
de leurs serviteurs.
Sempronio. Que dis-tu des serviteurs? Il semble-
rait, à t'entendre, que cette affaire peut nous porter
préjudice et que nous pouvons nous brûler aux étin-
celles qui jaillissent du feu de Calixte. Je donnerais
plutôt ses amours à tous les diables. Au premier
désordre que j'apercevrai dans tout cela, je cesserai de
manger de son pain. Mieux vaut perdre sa place que
la vie en la voulant conserver. Le temps me portera
5X LA CfLftSTINS.
conseil avant que tout aille en déroute; il m'aver-
tira, pespère, comme fait une maison qui va s'écrou-
ler *'. Si tel est ton ttm^ tnèrt, gaidons-nous de tout
danger; qu'il en soit comme il plaira à Dieu; si Calixte
ne réussît pas cette année, ce sera rannée prodiainey
sinon plus tard ; U n*y a au monde chose si difficile
dans le principe, que le temps ne la rende possible et
praticable. Quelque cuisante que soit une plaie, avec
le temps elle devient moins douloureuse; quelque
grand que soit un plaisir, Tancienneté le rend beau-
coup moins vif. Le mal et le bien , Ybl prospérité et
l'adversité, la gloire et la peine, tout perd à la longue
sa force primitive. Les choses qo*on admire, cefies
qu'on désire ardemment, sont oubliées dès cf^^éUtes
ont passé. Chaque four nous rojrota, non» entendons
choses nouvelles, nous araftçons et les taissoivs der»
rière nous, le l«mps en dioMnine ki videur et le» rend
fort ordinaire».
Si on te disait : La terre a tremblé, ou quelque autre
événement senblable, tu en serais fiM-t étonnée, puis
tu l'ouUterais aussitôt* Qu'aa te dise : — La rivière
est gelée, cet aveugle a recouvré la vue, ton père est
mort, la foudre est tombée, Grenade est prise ^S le
roi vient aujourd'hui , le Turc est vaincu, il y a une
éclipse ce matin, le pont s'est écroulé, un tel est évé-
que, on a volé Pierre, Inès s'est pendue, — eb bien !
trois jours après, ou encore si tu rapprends une se-
conde fois, y aura-t-irl là de quoi te surprendre?
Tout est de même, tout passe de semblable manière,
tout s'oublie, tout s*en> va. Il en sera ainsri de Famour
de mon maître; plus il ira, plus il diminuera; 1&
longue habitude apaise la douleur, détruit le plaisir,
familiarise avec les mcrveHIes. Hâlons*ïïO«s donc,
profitons pendant qti'îl en est question, et si nrotâ
pouvons agir pour Calixte à ped sec, il n'en ser«<t^
mieux ; sinon, nous laisserons s'apaiser peu à peu la
haine et la colère de Mélibée contre lui. En tout ca:s^
mieux vaut la pdne pour f e maître, qike le danger potrr
le serviteur.
Célestine. Tu as bien dît, je suis de ton avis, tes
ACTE T&OSSliME. 53
pensées me plaisent, bous se pouTons nous tromper.
Mais il faut, mon fils, que tout bon proonreursecrée
des afPaireSy des raisons imagjoaires, des actes sophis-
tiques ; il faut qu'il aille roaintea fois au tribunal,
dût-il y être mal reçu du juge,, afin que ceux qui le
verront ne puissent paa clire qu*il g^gne ses hono-
raires en s'amusant ; de la sorte chacun lui confiera
son procès; de même que chacun confiera ses amours
à Célestine.
ScMmoNio. Fais comme ta voudras l ce œ sera pas
la première afËaire dost ta te seras chaire.
CéLESTiNB. La première, ami? GrSce à Dieu, parmi
les vierges de notre ville qui ont ouvert boutique, il
en est bien peu dont je n'aie fait le courtage des pre-
mières oeuvres. La jeune filfe qui naît est à Tinstant
même inscrite sur mon r^istre, car je tiens à savoir
combien il m'en échappe. Que pensais*tu donc, Sem-
pronio? Puîs-je me nourrir de l'aîr du temps? Ai-je
fait quelque héritage? Ai-je une autre maison ou une
autre vigne? Me connais-tu d*^autre revenu que îe
métier que je fais? Qui me donne à boire et à manger?
Qui m*habtlle et me chausse? Je suis née dans cette
ville, f y ai été élevée, j'y aï vécu honorablement, tout
le monde le sait. Je tCj suis certes pas inconnue;
quiconque ignore mon nom ou ma demeure, tu peux
le tenir pour étranger.
Sempronio. Dis-moi, mère» que s'est-il passé entre
toi et mon camarade Parmeno, quand je suis monté
avec Calixte pour chercher de l'argent?
CéLasTiNC. Je lai ai dît le commencement et la fin ««,
je lui ai fait comprendre qu'il gagnerait plus avec
nous, qu'avec les flatteries qu'il dit à son maître ;'qu'il
vivrait toujours pauvre et honteux s'il ne changeait
pas de manière d'a^r; qu'il avait tort de faire le
saint avec une vieille chienne comme moi; je lad
rappelai ce qu'était sa mère^ afin qu'il ne méprisât
pas moft métier et qu'il sût, lorsqu'il voudrait dire
da mal de moi, que ce serait aussi bien à eUe qu*il
s'attaquerait.
54 l'A CELESTINB.
Sempronio. Il y a donc bien longtemps que tu le
connaisi mère?
CéLESTiNE. Voici Célestine qui l'a vu naître, qui Ta
aidé à venir au monde ; sa mère et moi, nous étions
comme chair et ongles. J'appris d'elle le meilleur de
mon métier, nous vivions ensemble, nous dormions
ensemble, ensemble nous prenions nos ébats, nos plai-
sirs, nos décisions et nos résolutions. Dans la maison
et hors de la maison nous étions comme deux sœurs,
je n'ai pas gagné un blanc ^* qu'elle n'en ait eu la
moitié; je serais moins malheureuse si la fortune eût
voulu me la conserver. O mort ! ô mort I quelles
doucc3 compagnies tu nous enlèves ! Combien de gens
tes disgracieuses visites rendent inconsolables ! Pour
une victime que tu entraînes quand son temps est
venu, il en est mille que tu renverses avant l'heure !
Si elle vivait, je ne serais pas ainsi seule et sans compa-
gne. Que la terre lui soit légère 1 c'était une amie fidèle
et dévouée. Jamais, elle présente, je ne fis la plus petite
chose qu'elle n'y mît la main. Si j'apportais le pain,
elle apportait la viande ; si je dressais la table , elle
mettait la nappe; elle n'était ni folle, ni fantasque, ni
présomptueuse comme les femmes d'aujourd'hui. Sur
mon âme, elle pouvait aller visage découvert jusqu'au
bout de la ville, sa cruche à la main, sans que sur son
chemin on lui dît autre chose que : f Dame Claudine. •
Quand je la croyais bien loin, elle était de retour.
Aucune femme mieux qu'elle ne se connaissait en vin
ou en toute autre marchandise. Partout on la conviait,
tant elle était aimée, et jamais elle ne revenait sans
avoir goûté huit ou dix bonnes choses et sans rap-
porter une mesure de vin dans sa cruche et une
autre dans le corps. On lui confiait ainsi deux ou trois
arrobes ^b à la fois aussi facilement que si elle eût
laissé en gage une tasse d'argent. Sa parole valait de
l'or dans toutes les tavernes; si nous allions dans la
rue, quand nous avions soif, nous entrions dans le
premier cabaret, et à l'instant elle faisait tirer une
demi-mesure pour nous mouiller la bouche; jamais,
sur ma parole, on ne lui retint son bonnet en gage
ACTE TROISIÈME. 55
pour cela : on faisait un cran sur sa taille et nous par-
tions. Si son fils lui ressemblait^ je te réponds que ton
maître n*aurait pas une plume et nous pas un désir.
Mais je me charge de le dresser, si je vis, et j'en ferai
un des miens.
Sempronio. Comment penses- tu y parvenir? C'est
un traître I
CéLESTiNE. Nous serons deux contre lui, je lui ferai
avoir Areusa, et il sera à nous. Il nous aidera à ten-
dre sans embarras de bons pièges aux doublons de
Calixte.
Sempronio. Crois-tu que tu pourras obtenir quelque
chose de Mélibée? As-tu quelque bon moyen de ce
côté?
Célestine. Il n'y a pas de chirurgien qui ne juge une
plaie dès le premier appareil; je puis te dire ce que je
vois dès à présent. Mélibée est belle, Calixte est fou et
généreux. La dépense ne lui coûtera rien, ni à moi la
peine. Vienne l'argent, et le procès durera ce qu'il
pourra. L'argent peut tout, il brise les roches, des-
sèche les rivières ; il n'y a lieu si haut qu'un âne
chargé d'or n'y parvienne. L'extravagance et l'ardeur
de Calixte suffisent pour le perdre et nous enrichir.
Voilà ce que j'ai vu, voilà ce que j'ai deviné, voilà ce
que je sais d'elle et de lui, voilà ce qui nous sera pro-
fitable. Je vais aller chez Plebère, et, sois tranquille,
bien que Mélibée soit fière, elle n'est pas la première,
grâce à Dieu, dont j'aie arrêté le caquet. Toutes sont
chatouilleuses, mais quand une fois elles ont enduré
la selle sur Téchine, elles ne veulent plus qu'on l'en-
lève. Le champ de bataille leur reste toujours , elles
meurent, mais ne se fatiguent jamais ; si elles voya-
gent de nuit, elles ne voudraient jamais voir venir le
jour ; elles maudissent les coqs parce qu'ils annoncent
l'aurore, et l'horloge parce qu'elle va trop vite ; elles
aiment les Pléiades et le Nord, elles se piquent d'as-
trologie. Quand elles voient poindre l'aube, elles ai-
meraient mieux qu'on leur arrachât l'âme : sa clarté
leur obscurcit le cœur. C'est là, mon fils, un chemin
56 LA céLESTINE.
que )*at toujours en plaisir à suivre; famais fe nem^
suistrourée fatiguée, et yieilte comme je le suis. Dieu
sait ma bonne vdionté ; à plus forte raison, doîvent-
elles désirer bien autre chose, celles-là qui bouillent
sans feu. Le premier embrassement les captive, elles
implorent celui qui les implorait^ elles se pasaioiiBent
pour celui qui était passionné pour elles, elles se font
esclaves de ceux dont elles étaient les maîtresses, elles
renoncent à donner de& ordres et en reçoivent, elles
démolissent les murailles, forcent les fenêtres, feignent
des maladies , mettent de Thuile sur les gonds des
portes pour les faire tourner sans bruit. Je ne saurais
te dire le puissant effet que produit sur elles le doux
souvenir qui leur reste des premiers. baisers de celui
qu*elles aiment. Elles sont ennemies d*un juste milieu
et sont toujours lancées dans les extrêmes.
Sempronio. Je ne comprends pas cette expression.
CsjLESTiNB* Ou bien la femme aime passionnément
celui qui la recherche, ou bîea elle lui porte une
grande haine» Ainsi, si elles cessent d*aimer, elles ne
peuvent contenir leur désaffection. Avec ce que je sais,
je vais avec plus de confiance chez Mélibée que si je
l*avais sous la main, parce que je n'ignore pas que,
bien que j'aille maintenant pour la solliciter, elle sol-
licitera à son tour plus tard ; bien qu'elle me naenace
d'abord, elle me recherchera à la an. J'emporte dans
ma poche un peu de fil et quelques bagatelles qui ne
me quittent jamais; cela me donne accès, la première
fois, dans les maisons où |e ne suis pas très^connue;
ce sont des gorgereUes, des voiles, des franges» des
.tours, des pinces à épiler, de l'akool, de la cérus^ du
fard» des aiguilles et des épingles. On choisit ce qu'on
veut; pendant ce temps je prends langue, je ooe dis-
pose à jeter mes sppâts ou bien à lancer ma requête à
première vue.
SBMPaoNTO. Mère, pense bien â ce que tu fais r quand
on se trompe dès le principe, on n'arrive pas à bonne
fin. Songe à son père, qui est noble et brave, à sa
mère, qui est vertueuse et vigilante; tu es le soupçon
ACTS troisiIme. $7
même» Méiîbée est kur ûîh vaùqtit ; s*ils 1« perdent,
ils petdent tout leur bien; je tremble ea y pensant. Tu
ta» pour tofldre, prends gisrde de revenir plumée ^.
Céleshne. Plumée» mon fils 1
Sehpronio. Ou emplumée ^^^ mhre^ ce qui est pis.
OÊLESTiNS, Au diable ! je n*ai pas besoin de toi pour
compagnon; as-tu envie d'apprendre son métier à
Célestine ? Quand tu es né, je mangeais déjà le pain
avec sa croûte. Tu serais un bien mauvais capitaine
d^armes, avec tes craintes et tes inquiétudes ^^.
Seicfronio. N^ t*étonne pas de mes craintes, raère,
il est dans la nature de Thomme de redouter une mau-
vaise issue pour ce qu*il désire beaucoup, et c*est sur-
tout dans un cas comme celui-ci que je crains ta peine
et la mienne. Je souhaite que nous profitions, je
voudrais voir cette affiiire arriver à bonne fin, non
pour que mon maître fût hors d'inquiétude, mais
pour que je fusse, moi, hors de misère. Aussi , avec
mon peu d'expérience , je vois plus d'inconvénients
que toi, qui es maîtresse passée en semblable matière.
Élicie. Sempronio ! Je vais me signer, je vais faire
une raie dans Peau. Qu'y a-t-il donc de nouveau?
venir ici deux fois aujourd'hui.
Céx^ESTiNE. Tais-toi « sotte ; laisse-le , nous avons
choses plus importantes à penser. Dis-moi, la chambre
est-elle vide? Est-elle partie cette jeune fille qui atten*
daitle prêtre?
ÉLiac. tl en «st venu «près elle une autre, qui est
aussi partie,
CéLCSTiNE. Non pas sans rien faire ?
Éuci£« Non, certes. Dieu ne l'aurait pas voulu ; elle
est venue tartd; mais celui que Dieu aide est plus avancé
que celui qui se lève matin.
Câx.ESTiiiE. Monte vite au grenier au-dessus de la
gstexie et descends cette fiole d'fauik de serpent, que
tu trouveras attachée avec ce morceau de corde que
S8
LA CÉLESTINE.
\
j*apportai de la campagne l'autre nuit^ quand il pleuvait
et faisait si obscur. Ouvre le co&e au linge, et à ta main
droite tu trouveras un papier écrit avec du sang de
chauve-souris, sous cette aile de dragon dont nous
avons arraché les griffes hier. Prends garde de renver-
ser l'eau de mai qu'on m'a donnée à faire.
Élicie. Mère, ce papier n'est pas où tu dis; tu n
sais jamais où tu serres tout cela.
CÉLESTiNE. Au nom de Dieu et de ma vieillesse,
Elicie, ne me gronde pas et ne me maltraite pas ainsi;
ne t'impatiente pas et ne fais pas la fière; Sempronio
est là, et il aime mieux m'avoir pour conseillère que
toi pour amoureuse, bien que tu l'aimes beaucoup.
Entre dans la chambre aux ongents, tu le trouveras
dans cette peau de chat noir où je t'ai fait mettre les
yeux de la louve. Descends aussi le sang du bouc et
un peu de la barbe que tu lui as coupée.
Élicie. Tiens, mère, voilà tout. Je remonte ; Sem-
pronio, viens avec moi.
CéLESTiNE. Je te conjure, triste Pluton, seigneur des
infernales profondeurs, empereur de la cour damnée,
orgueilleux capitaine des anges déchus, maître des
flammes sulfuriques qui s'échappent des gouffres de
l'Etna, gouverneur et inspecteur des tourments, bour-
reau des âmes pécheresses, directeur des trois Furies,
Tisiphone, Mégère et Âlecto, administrateur de toutes
les noirceurs du royaume du Styx, des lagunes infer-
nales et de l'inextricable Chaos, chef des Harpies ailées
et de toute la compagnie des Hydres hideuses et ef-
froyables; moi, Célestine, ta cliente la plus connue, je
te conjure par la vertu et la force de ces lettres ver-
meilles, par le sang de cet oiseau nocturne avec lequel
elles sont tracées, par la gravité des mots et des signes
écrits sur ce papier, par le venin de vipère qui com-
pose cette huile et dont ce fil est enduit, viens sans
retard, obéis à ma volonté, enveloppe-toi de ce fil, ne
t'en sépare pas un moment, jusqu'à ce que Mélibée
l'achète lorsque l'occasion sera favorable. Qu'elle soit
ACTE QUATRIÈME. 59
tellement fascinée par sa puissance, que plus ses yeux
le verront, plus son cœur soit disposé à se rendre à
ma demande. Pénètre-la du violent amour que ressent
Calixte, de telle sorte que, dépouillant toute pudeur,
elle s'abandonne à moi et me récompense de mes
peines et de mes démarches. Cela fait, parle, ordonne,
et je t'obéirai. Si tu ne te rends promptement à ma
demande, je me déclarerai ton ennemie mortelle, je
frapperai de lumière tes prisons tristes et obscures, je
proclamerai hautement tes continuels mensonges, je
poursuivrai partout ton horrible nom ; une fois encore
je t'adjure et te conjure. J'ai confiance en mon im-
mense pouvoir; je pars avec ce fil, persuadée que je
te porte avec lui.
ACTE QUATRIÈME
ÂKGUM£NT : Célestine cause toute seule le long du chemin,
jusqu^à son arrivée à la porte de Plebère, où elle trouve
Lucrèce, la servante. Elle se met à discourir avec elle;
Alisa, mère de Mélibée, les entend. £n apprenant que
Célestine est là, elle la fait entrer dans la maison. Un
messager vient demander Alisa; elle sort; Célestine reste
avec Mélibée et lui découvre le motif de sa venue.
CÉLESTINE, LUCRÈCE, ALISA, MÉLIBÉE.
CÉLESTINE. Maintenant que je suis seule, je veux
penser longuement à ce que Sempronio craignait de
ma démarche : les choses qu'on n'examine pas suffi-
samment, bien qu'elles arrivent quelquefois à bonne
fin, ont plus souvent de mauvais résultats; c'est ainsi
que le succès manque rarement à une spéculation bien
dirigée. Je n'en ai pas parlé à Sempronio, mais il se
pourrait bien que si on connaissait le but de ma visite
à Mélibée, on me la fît payer d'une peine qui ne me
coûterait pas moins que la vie, et si on voulait bien ne
pas me tuer, on ne me ferait toujours pas grâce de
5o LA céJLSCTINE.
qudque traîtemeat àgnomiaieux, tel que le fouet ou
un ▼oywie iur U «ouverture ♦•. Oh! qu'alors ces cent
nièces <d*or me seraieiit smèresl Malheureuse que je
stSsTdans quel piège me suis-je misei j'ai voulu laoa-
tier du zèle et du dévouement, et je vais me donner
en spectacle l Que ferai-je, pauvre femme que je suis?
U ne m*est pas avantageux de retourner en arrière, et
la persévérance ne manque pas de dangers. Irai-jeou
m'en retournerai-je ? O dure et terrible perplexité ! je
ne sais que choisir pour mieux faire. Aoseriljft
danger manifeste; à reculer il y a perte évidente. Où
ira le bœuf s*il ne travaille plus? Sur chacun des deux
chemins je découvre des fondrières profondes et dàar
gereuses. Si je suis prise sur le fait, je ne manquerai
pas sans aucun doute d'être tuée oumitrée »«. Si je n'y
vais pas, que dira Sempronio ? Que là sans doute se bor-
naient toutes mes forces, mon savoir et mon courage,
ma ruse et mes promesses, mon astuce etma sollicitude.
Et son maître Calixte, quedira-t-il?quefera-t-il? que
pensera-t-il ? Qu'il n'y a que âusseté dans mes enga-
gements, que j'ai découvert le coraf^ot pour avoir plus
de profit de Tautre côté, que je ne suis que ruse et
malice. Ou bien, s'il ne lui vient pas une pensée aussi
odieuse, il criera comme un fou, il me jettera au visage
de violentes injures, H me reprochera tous les embar-
ras dans lesquels l'aura mis mon indécision ; il me
dira : « Pourquoi, vieille putain, as-tu excité ma pas-
sion avec tes promesses ? Fausse maquerelle, tu as des
pieds pour tout le monde, tu n'as pour moi qu'une
langue; pour tous tu as des oeuvres, pour moi tu n'as
que des paroles ; pour tous le remède, pour moi aeni
la pekie ; pour tous du zèle, pour moi seul de la noo-
ctelance: tu trouves pour tous la himtère, il n'y a
pour moi que ténèbres. Pourquoi, «vieille traîtresse,
es^tu venue fofi-ir à moi? Tes offines fn*o«it donné de
l'espoir, i'espoir a retardé ma «nort, soutenu mon exis-
tence ; je suis devenu heuveux et gai ; tes offices SMtt
iwtées sans effet; la peine ne te manquera pas, ni à
moi le sombre désespoir. » Hélas 1 héias I le mal d'une
part» le mal d'autre part, des deux côtés la désolation.
ACTE QVAT&lÈJylE. 6l
Lionqu'eatre deux «xtvêocies il n'y a pas de nilieiif
il est du devoir de Thomme de choisir le plus sage.
Xaime mieux offenser Plebère que filcher Calii^e. J*iras
doac II y aurait pour moi plus de honte à passer pour
lâche qu'il n'y aura de peine à accomplir avec audaoe
ce que j'ai promis : jamais la fortune n'abandonne le
courage. Je vois déjà sa porte ; je me suis vue en de plus
grands dangers. Du cœur, du cœur, Célestine^ ne fai-
blis pas ; il y a toujours des gens disposés à intercéder
en faveur des patients. Tous les augures se montrent
favorables^ ou je ne m*y connais pa&. Sur quatre,
hommes que j'ai rencontrés, trois se nomment Jean, et
deux sont comards. La première parole que j'ai en- -
tendue dans la me était une parole d*ainour. Je n*ai
pas faift un faux pas comme les autres fors. Il semble
que les pierres s'écartent et me livrent passage; mes
jupes ae m'arrêtent pas« je ne me sens pas de fatigue <
en marchant. Tout le monde me salue ; pas un chien .
n*a aboyé après moi; je n'ai vu ni un oiseau noir, ni !
une grive, ni un corbeau, ni d'autres oiseaux sinistres 9
et le mieux de tout cela« c*est que j'aperçois Lucrèce,
la cousine d'Élicie, sur la porte de Mélibée. £Ue ne
me sera pas contraire.
LrUCRÈcE^ Quelle est cette vieille qui vient en tor-
tillant?
Céi^ESTuiB. I^ paix soit dans cette maison J
LucKÊcB.Câestine, ta mère, sois la tnenvenue! Quel
dieu f amène dans ce quartier, que tu parcours si
rarement?
CiÊLESTiNE. Ma fille, mon amour, c'est le désir de
vous voir toutes; je t'apporte descompTîmens d'Élicîe,
et je viens voir tes deux maîtresses^ jeune et .vieille,
que je n'aâ pas visitées depuis que j'ai changé de
quartier.
Lucrèce. C'est pour cela seulement que tu es sortie
de chez toi ? J'en suis surprise, ce n'est pas là ton ha-
bitude; tu n'as pas couJtome de faire un pas sans qu'il
doive te profiter.
-»-
62 LA CÉLESTINE.
CéLESTiNB. Quel profit vaut mieux, folle, qu'ac-
complir ses désirs? Après cela, comme nous autres
vieilles nous ne manquons jamais de besoins, moi
surtout qui dois soutenir les filles d'autrui, je viens
vendre un peu de fil.
Lucrèce. Ce que je dis vaut bien quelque chose; je
suis dans mon bon sens, tu n'es pas femme à donner
un œuf sans retirer un bœuf*^ Ma maîtresse, la
vieille, fait de la toile, elle a besoin de fil, et toi, tu as
besoin d'en vendre. Entre et attends ici , vous vous
accorderez bientôt.
Alisa, survenant. Avec qui parles-tu, Lucrèce ?
Lucrèce. Madame, avec cette vieille à la balafre, qui
demeurait ici à la Tannerie, sur la côte, près du fleuve.
Alisa. Je ne la connais pas; si tu veux m*apprendre
ce que j*ignore à l'aide de ce que je sais encore moins,
c'est comme si tu prenais de Teau avec un panier.
Lucrèce. Jésus! madame, cette vieille est plus
connue que la rue**. Je ne sais comment vous ne vous
souvenez pas de cette femme qu'on mit au pilori
comme sorcière, qui vendait les jeunes filles aux ab-
bés** et démariait les gens mariés.
Alisa. Quel métier fait-elle? Peut-être ainsi m'en
souvicndrai-je mieux.
Lucrèce. Madame, elle parfume des coiffes, fait du
sublimé et compte une trentaine de métiers ; elle se
connaît beaucoup en herbes ; elle soigne les petits en-
fants, et enfin on la nomme la vieille lapidaire.
Alisa. Tout cela ne me la fait pas connaître. Dis-
moi son nom si tu le sais.
Lucrèce. Si je le sais, madame ! Il n'y a enfant ni
vieillard dans la ville entière qui ne le sache; pour-
rais-je Tignorer?
Alisa. Alors pourquoi ne le dis-tu pas?
Lucrèce. J*ai honte.
Alisa. Allons donc, sotte, dis-le, ne m*impatiente
pas par ces retards.
ACTB QtJATRiiMB. 63
LucRÈcG. Sauf votre respect, madame, son nom est
Célestine.
AxiSA. Hi, hi, hi ! la fièvre te tue si je puis m*em-
pêcher de rire, en pensant à la haine que tu dois
porter à cette vieille, puisque tu as honte de pro-
noncer son nom ! Maintenant je me souviens d'elle!...
Une bonne pièce ! Ne m*en dis pas davantage. Elle
vient sans doute me demander quelque chose; dis-lui
de monter.
Lucrèce. Monte, tante.
CÉLESTiNB. Bonne dame, la paix de Dieu soit avec
vous et avec votre noble fille ! Mes occupations et mes
infirmités m'ont empêchée de visiter votre maison
comme je l'aurais dû; mais Dieu connaît la pureté de
mes entrailles, mon véritable amour ; il sait que la
distance des demeures ne chasse pas l'amour des
cœurs. Ce que je désirais beaucoup, la nécessité me
Ta fait faire. Avec mes chagrins et mes malheurs, il
m'est survenu pénurie d'argent ; je n'ai pas trouvé de
meilleur remède que de vendre un peu de fil que
j'avais préparé pour faire quelque tissu; j'ai su de
votre servante que vous en aviez besoin. Bien que je
sois pauvre (et non grfices à Dieu), le voici, disposez
de lui et de moi.
Altsa. Honorable voisine, tes raisonnements et ton
offre me donnent compassion; j'aimerais mieux pou-
voir satisfaire à tes besoins que te priver de ta
toile. J'accepte ce que tu me proposes; si ce fil est bon,
il te sera bien payé.
CÉLESTINE. Bon, madame! Telles soient ma vie et
ma vieillesse, telles soient la vie et la vieillesse de
quiconque voudra bien me croire ! il est fin comme le
poil de la tête, fort comme une corde de guitare.,
blanc comme un flocon de aeige. Ces doigts l'ont dé-
vidé et arrangé tout entier. Le voici en petits éche-
veaux, et aussi bien cette fime pécheresse puisse-t-elle
être reçue en grfice, comme on m'en donnait hier trois
écus de l'once !
La CfLESTINX. 7
6^ LA céLEITINE.
^i8A. Mélibée, ma fille, retiens cette brave femme
avec toi ; il est grand temps que j*aille visiter ma
8œur, la femme de Cremès, qvu; je n'ai pas vue de-
puis bjec soir; son page ^t y^nu me cherchée; aoJi
mai s*Q§t ajccru depuis un instant.
CiLESTiNBj à part. Voilà le diable qui prend le bon
moment et qui augmente le mal de Pautre. Allons,
brave ami, tiens bon, il est temps ; courage, ne la
quitte pas, emporte-la-moi où je voudrais bien.
Alisà. Que dis-tu, amie^
CéLESTiNE. Madame, maudit soit le diable et mon
péché de ce que le mal de votre sœur augmente dans
un tel mamentl Le temps va nous manquer pour
traiter nptre a£faire. Quel est donc ce mal ?
Alisà. Une douleur au côté, telle que, selon ce que
dit le garçon qui était là, je crains qu'elle ne soit mor-
teMe. Prie Dieu, ma voisine, par amour pour moi,
pense à elle dans tes prières.
ÇÉLEâTiNE. Je vous le promets, madame. En sortant
d*ici, je vais aller dans les monastères où >'a| dçs moi-
nes à ma dévotion et je les chargerai de 1^ mis/sion
que vous mç donnez, pe plus, avant mpn déjeuner, je
ferai quatre fois le tour de mon chapelçt.
Alisa. Vois, Mélibée ; contente la voisine pour ce
qu*il sera raisonnable de lui donner de son fil. Et toi,
mère» pardonne-moi ; un autre jour nous nous verrons
plus longtemps. {Elle sort.)
CiLBSTXNB. Madame, où il n'y a pas d'ofiense, il
n'est pas besoin de pardon. Dieu vous soit favorable,
car vous me laissez en bonne compagnie. Que le Sei-
gneur lui conserve longtemps sa noble jeunesse et-sa
gracieuse beauté, c'eat le temps des plaisirs et des
jouissances» et ea vérijbé la vieillesse n^est que Thôtel-
lerie des ififirmités, L'auberge des soucis, l'amie des
querelles, une continuelle angoisse, une plaie incura-
ble, une tache pour le passé, une peine pour le pré-
sent^ une triste inquiétude pour l'avenir, elle est
ACTE QUATRIÈME, 65
voisine de la mort, c'est une baraque mal couverte dans
laquelle il pleut de toutes parts, une baguette d*06ier
qui se courbe sous le moindre poids.
MÈLTsiK, Pourquoi dis-tit,. mère, tant de mal de ce
que tout le monde désire ou recherche avec tant
dUmpatience î
CÉLESTiNE. Ceux-là désirent le mal, ceux-là recber^
chent la peine ; ils veulent arriver à la vieifUesse- parce
qu'on vit en y arrivant ; vivre est tme douce cboèe et
on vieillit en vivant. Cest aiti^i que Fenfant désire
être jeune homme, que le {«une homme veut être
vieux, et que le vieillard veut rieHHr entrore plus, bien
qu'avec douleur. Tout pour vivre, car on dit r » La
poule ne demande qu'à vivre avec sa pépie. » M«tcs qui
pourra vous conter, madame, les inconvénients de la
vieillesse, ses malheurs, ses fatigues, ses inquiétudes,
SCS infirmités, son froid, sa chaleur, son m6x)ntente-
ment, ses soucis ? Puis les rides du visage, la chute des
cheveux et leur changement de couleur, la faiblesse
de Touie et de la vue, les yeux qui se renfoncent, la
bouche qui se resserre, les dents qui tombent,, les
forces qui s*en vont, cette démarche hésitante, cette
lenteur pour manger? Hélas! hélas! madame,, si avec
cela vient la pauvreté, vous verrez se taire toutes les
autres peines. Quand il y a beaucoup d'appétit, il n'y
a pas de provisions; je n'ai jamais ressenti pire indi-
gestion que celle que cause la faim '*.
MÉLiB^E. Je vois bien que tu parles de la foire se-
lon que tu t'y trouves, mais probablement les riches
diront une autre chanson.
CéLESTiiTE. Madame ma fille, à chaque bout de
champ^ il y a trois lieues de cruelle lassitude. Les ri-
ches voient s'en aller la joie et le repos par d'autres
conduits souterrains que personne ne devine, car la
maçonnerie qui les recouvre est une masse de flatte-
ries et de faussetés. Celui-là est riche qui est bien avec
Dieu ; c'est une chose plus sûre d'être déprécié que
craint; le pauvre dort d'un meilleur sommeil que
**
66 LA cIlbstinb.
celui qui doit garder avec une continuelle inquiétude
ce qu'il a gagné par son travail, ce qu'il perdrait avec
douleur. Mon ami ne sera pas dissimulé, celui du ri-
che le sera. Je suis aimée pour moi» le riche pour ses
biens; jamais il n'entend la vérité, tous lui disent des
flatteries selon sa fantaisie , tous lui portent envie.
Vous trouverez à peine un riche qui n'avoue qu'il se
trouverait mieux dans la médiocrité ou dans une hon^
néte pauvreté **. Les richesses ne rendent pas riche,
mais occupé; elles ne rendent pas maître, mais major-
dome ; il y A plus de gens possédés par les richesses
qu'il n'y en a qui les possèdent m. Elles ont donné la
mort à un grand nombre; a tous elles ôtent le plaisir;
aucune chose n'est plus contraire aux bonnes mœurs.
N'aveit-vous pas entendu dire : f Ces hommes riches
et puissants ont longtemps dormi, et quand ils se sont
réveillés, ils n'ont plus rien trouvé dans leurs mains? »
Chaque riche a une douzaine de fils et de petits-fils
qui ne font pas d'autre prière que de conjurer Dieu de
l'enlever d'au milieu d'eux, qui ne voient jamais venir
assez tôt l'heure de le déposer dans la terre, de s'em-
parer de ses biens et de lui donner à peu de frais son
éternelle demeure.
M^LiBÉE. Mère, tu semblés bien regretter l'âge que
tu as perdu ; voudrais-tu donc recommencer ?
CiLESTiNE. Il serait bien fou le voyageur qui, fatigué
de son chemin, voudrait recommencer la journée pour
revenir au lieu où il se trouve. Toutes les choses dont
la possession n'est pas agréable^ il vaut mieux les tenir
que les attendre, car plus la fin s'approche, plus on
s'éloigne du commencement. Il n'est rien de plus
agréable que Thôtellerie à l'homme bien fatigué; aussi,
quoique la jeunesse soit un joyeux temps, le véritable
vieillard ne la désire pas ; celui qui manque de raison
et de tête n'aime jamais autre chose que ce qu'il a
perdu.
Ml^LiB^E. Quand ce ne serait que pour vivre plus
longtemps, il est bon de désirer ce que je dis.
ACTE QUATRIEME. 6j
CéLESTiNE. L'agneau s'en va aussi vite que le mou-
ton . Nul n'est si vieux qu'il ne puisse vivre encore
une année, nul n'est si jeune qu*il ne puisse mourir
aujourd'hui. En cela, vous avez peu d'avantages sur
nous.
MéLXfiéE. Tu me surprends avec -tout ce que tu m'as
dit; tes raisonnements me font penser que j'ai dû te
voir en d'autres temps. Dis-moi, mère, es-tu cette
Célestine qui demeurait aux Tanneries, près de la ri-
vière?
CéLESTiNE. Tant qu'il plaira à Dieu.
MéLTfiéE. Tu es devenue vieille ; on a bien raison
de dire que les jours ne s'en vont pas en vain. En vé-
rité, je ne t'aurais pas reconnue sans ce petit signe
que tu as sur la figure. Je m'imaginais que tu étais
belle ; tu es tout autre, tu es bien changée.
Lucrèce. Hi, hi, hi! Il est bien changé, le diable;
elle était belle, oui, avec ce Dieu vous garde >'' qui lui
traverse le visage.
MéLiBéE. Que dis-tu, folle? De qui parles-tu? De
quoi ris-tu?
Lucrèce. De ce que vous ne reconnaissiez pas la
mère Célestine.
CÉLESTINE. Madame, empêchez le temps de marcher
et je saurai bien m'empécher de changer. N'avez-vous
pas lu cette sentence : c Le jour viendra où tu ne te
reconnaîtras plus dans ton miroir? i Mais aussi j'ai
grisonné avant l'heure et je parais le double de mon
fige ; aussi vrai que )e suis pécheresse et que votre corps
est gracieux, je suis la plus jeune de quatre filles que
ma mère mit au monde. Voyez que je ne suis pas
aussi vieille qu'on le croit.
MéLiBÉE. Amie Célestine, je me réjouis beaucoup
de Savoir vue et d'avoir fait connaissance avec toi ;
tes raisonnements m'ont fiait grand plaisir. Prends
ton argent et va avec Dieu ; il me semble que tu ne
dois pas encore avoir mangé.
68 LA C^LBSTINB.
CtfLBsniTB. O image angélîque, Ô perte précieuse,
comme vous parlez! Je me sena toute joyeuse de youa
entendre. Nesavez-yous pas que la bouche de Dieu a dit
au tentateur infernal : « Nous ne vivrons pas que de
pain F • En vérité, ce n'est pas seulement la nourriture
qui soutient, moi, surtout, qui passe quelquefois un et
deux yours à jeun, à négocier les afiairea des autres; je
ne sais pas Autre chose que£ûre mon salut à Taide des
gens de bien et mourir pour eux. J*ai toujours mieux
aimé travailler en servant les autres que jouir en ne
contentsntque moi. Or, si vous me le permettez, je vous
dirai la cause et le but de ma venue, qui sont autres
que ce que vous avez entendu jusqu'à ce moment, et
tels que nous y perdrions tous si je m'en allais sans
vous les faire connaître.
M^LiBiîE. Parle, mère, dis-moi tous tes besoins ; si
je puis y remédier, je le ferai de bon gré en souvenir
de notre vieille connaissance et de notre voisinage.
Le voisinage oblige aux bons services*
C^ESTiNB. Mes besoins, madame? Ce sont plutôt
ceux des autres, comme je vous Tai dit. Les miens
restent en dedans de ma porte sans que la terre les
sente. Je mange quand je puis, je bois quand j'ai de
quoi ; avec ma pauvreté, jamais, grâce à Dieu, il ne
m'a manqué un blanc pour du pain et quatre pour du
vin, depuis que je suis veuve; car avant je ne me don-
nais pas la peine de le chercher; il y avait toujours un
sac à vin au logis, toujours une outre pleine et une
autre vide. Jamais je ne me suis couchée sans prendre
une rôtie dans du vin et deux douzaines de gorgées
après chaque bouchée pour calmermes douleurs d'en-
trailles. A présent, comme je suis seule maîtresse, on
me l'apporte (mauvais sort) dans un petit pot qui ne
tient pas deux mesures >> ; six fois le jour, pour mon
malheur, je suis obligée d'sller, avec mes cheveux
blancs sur les épaules, le remplir à la taverne. Mais que
je ne meure pas de ma belle mort avant d'avoir vu
une outre ou une belle et bonne cruche en dedans de
ACTB QVAtRXÉMB. 69
ma pôfte; 8ur mon âmé, il n'y à pas de meîlîeurc
provision, et, comme on dit, boh vîn et bon paîh en-
tretiennent le chemin. Où il ri'jr à pas d*hotnn1^, tm
manque de tout ce qui est bien; malade est le fiiSéau
sMl n'y a pas de barbe en haut. Tout cela m'efet venu,
madame, à propos de ce que Je disaié dés beioihà des
autres et lion des miens.
MÉLiBéte. Demande ce que tu voudras et pour qui
que ce soit.
CÉLESTiNE. Gracieuse et noble demoiselle, votre
douce parole et votre riante figure, jointes à la bien-
veillante libéralité que vous témoignez à cette pauvre
vieille, lui donnent le courage de tout vous dire. Je
quitte un malade qui est à deux doigts de la mort ; il
est persuadé qu*une seule parole sortie de votre no-
ble bouche et que j'emporterai dans mon sein pourra
le guérir, tant il a de dévotion en votre bonté.
MÉLiBÉE. Honorable vieille, je ne puis te compren-
dre, si tu ne m'expliques pas mieux ta demande. D'un
côté tu me fatigues et m'ennuies, de l'autre tu excites
ma compassion. Je ne puis te donner une réponse
convenable, car j'ai à peine compris ce que tu m'as
dit. Je m'estime heureuse si ma parole peut être utile
à la santé de quelque chrétien. Faire le bien, c'est
ressembler à Dieu ; bien plus, le bienfait revient à son
auteur quand il s'adresse à une personne qui le mé-
rite. Quiconque peut guérir celui qui souffre est cou-
f>able de sa mort s'il ne le tente pas. Continue donc,
et parle sans embarras ni craitite.
CéLÈSTiNE. J'ai perdu toute crainte, madame, en
voyant votre beauté, et je ne puis croire que Dieu ait
fait des traits plus parfaits, plus beau! et plus gra-
cieux que d'autres, si ce n'est pour y réunir toiites les
vertus, la miséricorde et la compassion, pour en faire
les ministres de ses faveurs et de ses bienfaits, et tout
cela se trouve en vous. Or, comme nous sommes tous
nés pour mourir, on ne peut pas dire quMl jouît de la
vie celui-là qui est né pour lui seul, car c'est être
70 LA ciLBSTINB.
semblable aux brutes >*. Panni les brutes» cependant, il
en est qui ont bon coeur, comme la liconle, qui, dit-
on, se prosterne devant les damoiselles. Voyez le
chien avec toute son impétuosité et sa bravoure;
quand il veut mordre, si on se jette à terre devant lui,
il ne fait point de mal par pitié. Parmi les oiseaux :
le coq ne mange rien sans appeler les poules et sans
partager avec elles; le pélican déchire sa poitrine pour
nourrir ses enfants avec ses entrailles ; les cigognes
soignent leurs pères dans leur nid aussi longtemps
que ceux-ci les y ont nourries quand elles étaient peti-
tes. Puisque la nature a donné tant dMntelUgence aux
animaux et aux oiseaux, pourquoi nous autres hom-
mes serions-nous plus cruels ? Pourquoi ne prête-
rions-nous pas secours à notre prochain par nous-
mêmes ou parles biens dont nous pouvons disposer,
surtout quand il est affecté d*infîrmités secrètes, telles
que la cause du mal est venue du lieu où se trouve le
remède?
MÉLiBÉE. Pour Dieu, sans plus tarder, dis-moi
quel est ce malade qui soufiBre un mal si cruel que
maladie et remède proviennent d*une même source.
CéLESTiNE. Vous devez avoir entendu parler, ma-
dame, d'un jeu ne cavalier de cette ville, gentilhomme,
de noble naissance, qu'on appelle Calixte ?
Mélibéb. Bien, bien, bien. Bonne vieille, ne m'en
dis pas davantage, ne va pas plus loin. Est-ce là le
malade pour lequel tu fais tant de détours ? Est-ce à
cause de lui que tu viens ici au-devant de ta mort^
Est-ce pour lui que tu as fait tant de pas damnables,
honteuse femme, vieille barbue ? Voyons, qu'éprouve
donc ce perdu pour que tu sois venue si à la hfite? Il
est fou, sans doute I En vérité, si je n'eusse été pré-
venue sur le compte de cet extravagant, avec quelles
paroles tu pénétrais jusqu'à moi ! On n'a pas tort de
dire que le membre le plus nuisible d'un méchant
homme ou d'une femme, c'est la langue *<). Puisses-tu
être brûlée vive, entremetteuse, traîtresse, sorcière,
ACTE QUATRIÈME. Jl
ennemie de l'honnêteté^ cause de mille fautes secrètes!
Jésus 1 Jésus! Lucrèce, emmène-la de devant moi ; je
me meurs ; il ne me reste pas une goutte de sangdans
les veines. Quiconque écoute de semblables femmes
mérite bien ce qui m^arrive et plus encore. En vé-
rité, si je ne craignais pour mpn honneur, si je n'avais
pitié de rendre publique TefFronterie de cette auda-
cieuse, je ferais en sorte, maudite» que tes discours et
ta vie finissent en même temps.
CéLESTiNE, à part. Mon malheur m*a conduite ici si
ma conjuration ne réussit pas. Hélas! il n'est que trop
vrai, frère diable, tout est perdu.
Mblibée. Parles-tu encore entre tes dents devant
moi pour accroître ma colère et doubler ta peine?
Voudrais-tu sacrifier mon honneur pour donner la
vie à un fou; me laisser triste pour lui porter la joie?
Veux-tu donc tirer profit de ma perte et demander
récompense pour ma faute ; perdre et détruire la mai-
son et l'honneur de mon père pour enrichir une vieille
damnée comme toi ? Penses-tu que je n'aie pas co;m pris
ton but et deviné ton maudit message ? Mais je te cer-
tifie que les étrennes que tu trouveras ici t'empêche-
ront de plus offenser Dieu, car elles mettront fin à tes
jours. Réponds, traîtresse, comment as-tu osé tant
faire ?
CÉLESTiNE. La crainte que vous m'inspirez, madame,
empêche ma justification. Mon innocence me donne
du courage^ mais je suis troublée de vous voir irritée,
et ce dont je soufire le plus, ce qui me fait le plus de
peine, c*est de recevoir votre colère sans qu'il y ait au-
cun motif. Pour Dieu! madame, laissez-moi terminer
ce que j'ai commencé à vous dire, il me sera facile de
justifier mes paroles et de m'épargner toute accusation
de votre part. Vous verrez que tout ce que j'ai fait
était pour le service de Dieu, plutôt que pour une dé-
marche déshonnête;^ plutôt pour donner la santé au
malade, que pour perdre la réputation du médecin. Si
j'avais cruy madame, que vous dussiez concevoir aussi
^^ LA C^LBSTINB.
légèrement, d'après ce qui s'est passé, de i^rnideux
soupçons, votre permission n'eût pas suffi jpour me
donner Taudace de parler de quelque chose qui eût
trait à Calixte ou à un autre homme.
MéLiBÉE. Jésus 1 que je n'entende pas davantage le
nom de ce fou, de ce sauteur de murailles, de ce fan-
tdmede nuit, long comme une cigogne, de cette figure
de paravent mal peinte, sinon je tombe morte à l'ins-
tant. C'est lui qui me rencontra l'autre jour et se mit
à me dire des sornettes en se donnant des airs de ga-
lant. Tu lui diras, bonne vieille, qu'il a eu un grand
tort s'il s'est cru maître du champ de bataille, parce
que je me suis amusée à écouter ses sottises plutôt
que. de le faire repentir de sa faute; j'ai mieux aimé
le tenir pour fou que publier son audace^ Conseille-
lui de renoncer à ses projets, ce sera acte de prudence,
sinon il se pourrait qu'il n'eût pas acheté parole si
chère en sa vie. Sache qu'il n'y a de vaincu que
celui qui croit l'être. Il ne perdit pas son arrogance,
mais je conservai ma fierté. C'est le propre des fous
que de juger les autres d'après eux-mêmes. Va, re-
tourne-t'en avec la mission qu'il t'a donnée, tu n'auras
de moi aucune réponse, ne l'attends pas ; il est inutile
de prier qui ne peut avoir de miséricorde. Et remercie
Dieu si tu sors d'ici aussi libre. On m'avait bien dit
qui tu étais, on m'avait avertie de tes qualités, mais je
ne te connaissais pas encore.
CéLESTiNE, à part, Troie était plus forte ; j'en ai ap-
privoisé de plus sauvages; aucune tempête ne dure
longtempSé
MéLiBÉE. Que dis- tu, ennemie? PaHe de manière
que je puisse t'entendre. As-tu quelque excusé à don-
ner à ma colère? Peuit-tu justifier ta fttute et toh au-
dace?
CéLÈSTiNB. Tant <^ue dufefa votre colère, ma justi-
fication sera impossible ; voua êteâ bien rigourétiSe ;
mais je n'en suis pas étonnée, il faut au jeune sang
peu de chaleur pour bouillir.
ACTB QVATRlftMft. 73
MÈLnis. Peu de chaleur! Tu peux bien dire peu,
puisque tu vis et puisque j'en suis encore à me plaindre
de ton effronterie ! Quelle parole pouTais-tu me de-
mander en faveur de cet homme, dont mon honneur
ne fût point blessé? Réponds, puisque tu dis que tu
n'as point fini, et peut-être pa3rera8-tu encore le
passé.
CiLESTiNE. Madame, cette parole était une prière à .
sainte Apolline, fort efficace pour le mal de dents, et ' \.
qu'on lui a dit que vous saviez *< ; le secours que j'im- •
plorais de vous, c'était votre ceinture, qui a touché,
dit-on, les reliques qui sont à Rome et à Jérusalem.
Le cavalier dont je vous parle soufifre bien vivement
de ce mal. Cest pour cela que je suis venue ; mais
puisque ce que je vous ai dit a donné lieu à la cruelle
réponse que vous m'avez faite, qu'il supporte sa dou-
leur en punition d'avoir choisi une messagère aussi
malheureuse; et s'il me faut perdre confiance en votre
grande bonté, je ne trouverai plus d'eau si j'en vais
chercher à la mer. Mais vous savez, madame, que le
plaisir de la vengeance ne dure qu'un instant, et la
satisfaction que procure un bienfait dure toujours.
MéuséE. Si tu ne voulais que cela, pourquoi ne
me l'as-tu pas dit de suite? Pourquoi donc avoir em-
ployé tant de paroles et tant de détours ?
CÉLESTiMB. Madame, parce que l'innocence du motif
qui me conduisait me fit croire que, quelle que fdt ma
manière de l'exposer, on ne pourrait pas en penser
mal; si j'ai manqué au préambule nécessaire, c'est
parce que la vérité n'a pas besoin d'employer beau-
coup de couleurs. La compassion que m'inspirait sa
douleur, la confiance que j'avais en votre bonté, arrê-
tèrent dans ma bouche, dès le principe, l'expression de
la cause; et comme vous savez, madame, que la dou-
leur trouble, que le trouble fait hésiter la langue, que
la langue obéit toujours à la pensée, pour Dieu! ne
me faites pas de reproches. Si ce cavalier a commis
une faute, qu'elle ne me soit pas imputée, car je n'ai
74 tA ciLISTINB.
pas d'autre tort que d'être la messagère du coupable **.
Ne brisez pas la corde par son point le plus fin, ne
faîtes pas comme l'araignée, qui n'emploie sa force
que contre les faibles insectes; que les justes ne payent
pas pour les pécheurs. Imitez la divine justice, qui
dit : ■ Le châtiment pour Tâme qui a péché; » imitez
la justice humaine, qui ne condamne jamais le père
pour le délit du fils, ni le fils pour la faute du père.
Il n'est pas raisonnable, madame, que Taudace de ce
seigneur soit cause de ma perte; bien qu'en raison de
ses mérites, il m'importerait peu qu'il fût le coupable
et moi la condamnée. Ma mission ici-bas n*est autre
que de servir mes semblables : c'est de cela que je
vis, c'est cela qui me soutient. Ma volonté n'a jamais
été d'irriter les uns pour plaire aux autres, bien qu'en
mon absence on vous ait dit tout autre chose de moi.
Enfin, madame, le souffle du vulgaire ne peut ternir
la vérité. Je suis seule pour l'honorable métier que
je fais; il est dans toute la ville peu de personnes que
j'aie mécontentées; ceux qui me demandent quelque
chose sont toujours satisfoits ; je suis active autant
que si j'avais vingt pieds et autant de mains.
MéLiBÉE. Je ne m'étonne pas si on dit qu'un seul
maître en vices suffit pour corrompre un grand peu-
ple **. En vérité, on m'a fait de toi et de tes fausses
ruses tant et de telles louanges, que je ne sais si je dois
croire que tu me demandes réellement cette prière.
CéLBSTiNB. Puissé-je ne jamais la réciter! Dieu
veuille ne jamais m'exaucer si tous les tourments du
monde me font avouer un autre motif!
MéLiBÉE. Ma colère de tout à l'heure m'empêche
de rire de cette manière de te justifier; je sais bien
que ni promesses ni tourments ne te feront dire la
vérité, tu ne le peux pas.
CéLESTiNB. Vous étes maîtresse de moi, je dois me
taire, je dois vous servir; foites de moi ce que vous
voudrez, vos méchantes paroles me seront la vigile
d'une robe •*»
ACTE QVATRI&MB. 75
MiLiBiÉE. Tu ras bien méritée !
CÉLESTiNE. Si je ne l'ai pas gagnée avec la langue,
je ne l'ai pas perdue par l'intention.
MéLiBÉE. Tu protestes tant de ton ignorance, que je
finirai par y croire. Je yeux donc suspendre ma sen-
tence sur ta douteuse justification et ne pas juger ta
demande d'après une interprétation peut-être hasardée.
Ne t* étonne pas de la colère que j'éprouvais tout à
rheure, car de deux circonstances qui se sont rencon-
trées dans ce que tu m'as dit, une seule suffisait pour
m'ôter le bon sens. Tu me nommes ce cavalier qui
eut l'audace de m'adresser la parole, tu me demandes
un mot en sa faveur sans me donner d*autre raison ;
que pouvais-je penser, sinon que c'était une attaque
faite à mon honneur? Mais puisqu'un bon motif a
causé tout cela, je te pardonne ce qui s'est passé; mon
cœur est en quelque sorte soulagé de voir que ce
qu'on réclame de lui est œuvre pie et sainte, car
c'en est une que de guérir les gens malades et souf-
frants.
CéLESTiN£. Et un tel malade, madame. Pour Dieu !
si vous le connaissiez bien, vous ne le jugeriez pas
comme vous me l'avez montré dans votre colère. Sur
Dieu et sur mon âme, il n'a pas de fiel, mais bien
deux mille qualités; généreux comme Alexandre,
brave comme Hector, majestueux comme un roi; gra-
cieux, gai; jamais il n'engendre de tristesse; il est de
noble sang, comme vous savez; grand jouteur; armé,
on le prendrait pour un saint Georges ; Hercule n'avait
pas plus de force et de courage ; il faudrait une autre
langue pour dépeindre sa tenue, son visage, sa grâce,
sa tournure ; tout cela réuni le fiait ressembler à un
ange du ciel. Je suis persuadée que le beau Narcisse,
qui devint amoureux de lui-même quand il se vit dans
l'eau de la fontaine, n'était pas aussi bien. Maintenant,
madame, il souffre d'affreux tourments pour une seule
dent de laquelle il se plaint sans cesse.
MblibIIb. Et combien y a-t-il ?
j6 LA céLBSTINB.
CÉLE6TINE. Il peut avoif^ madame, vingt-trois ans;
devant vous est Célestine, qui l'a vu naître et le reçut
aux pieds de sa mère.
MÉLiséE. Je ne te demande pas cela, je n*ai pas
besoin de savoir son fif^, mais combien il y a de temps
qu*il souffre de ce mal?
CÉLESTiNE. Madame, il y a huit jours, autaat que
j*ai pu le savoir; on croirait qu'il y a un an, tant il est
changé. Le plus grand remède qu'il emploie est de
prendre une guitare et de chanter des. romances telle-
ment pitoyables. que }e ne crois pas qu'elles soient
autres que celles que composa Adrien^ cet empereur
grand musicien, sur le départ de Tfime et sur la fer-
meté à l'approche de la mort. Quoique je me connaisse
peu en musique, il semble qu'il £Bu»se parler cette
guitare. S'il se met à chanter, les oiseaux éprouvent
à Tentendre plus de plaisir que n'en a jamais produit
cet Amphion, duquel on disait que ses chants faisaient
mouvoir les pierres et les arbres. On n'aurait pas fait
de tels éloges d'Orphée, si le cavalier dont je vous parle
eût vécu dans le même temps. Voyez, madame, si
une pauvre vieille comme moi ssraic heureuse de
rendre la vie à un homme qui réunit tant de qualités.
Aucune femme ne le voit qu'elle ne loue Dieu de l'avoir
fait ainsi ; et s'il lui parle, elle n'est plus maîtresse
d'elle-même» c*est lui qui ordonne. Et puisque Je
conserve tant de raison, jugez, madame, que mon but
était bon, que mes démarches étaient pures, louables
et à Pabri de tout soupçon.
MéLiBÉE. Que je suifi peinée de mon peu de patience !
11 n'avait aucune mauvaise intention, tu étais inno-
cente, et vous avez souffert tous deux des ridicules
fureurs de ma langue irritée. Mais je trouve l'excuse
de ma faute dans tes longs discours, qui avaient excité
mes soupçons. En payement de ce que tu as souffert,
je veux t'accorder ta demande et te donner dès à pré-
sent ma ceinture, et comme je n'aurai pas le temps
d'écrire la prière avant l'arrivée de ma mère, si la
ACTE QUATRièME. 77
ceinture ne suffit pas, tu reviendras demain la cher-
cher secrètement*
Lucrèce, à part. Mon Dieu ! ma maîtresse est per-
due. Elle veut que Célestine vienne en secret, tt y a
fraude, elle veut lui donner plus qu^elle ne dit*
Méi^iBéE. Que dis-tu, Lucr^e^
Lucrèce. Madame, je vous dis que vous avez assez
causé, il est tard.
MéLiBÉE. Eh bien ! mère, ne dis paaà ce caxEajier ce
qui s^est passé» afin qu'il ne me tienne pas pour
cruelle, violente et malhonnête.
Lucrèce, à part. Je ne mens pas, cela va mal.
CÉLESTINE. Je suis surprise, dame Mélibée, que
vous doutiez de ma discrétion. Ne craignez pas, je
sais tout souffrir et tout cacher ; mais je vois bien que
votre esprit soupçonneux n*a fait que très-peu de
cas de mes paroles. Je m'en vais avec votre ceinture^
et si joyeuse, que je me figure que son cœur lui dit
déjà la grâce que vous nous faites, et que je vais le
trouver soulagé.
MÉLiBÉÉ. Je ferai davantage pour ton malade,
8*il est nécessaire, en retour de ce que je t'ai fait
souffrir.
CéLESTiNjB, à part. Il en faudra bien plus, tu le
feras, et nous ne t'en saurons pas gré.
MÉLIBÉE. Que parles-tu, mère, de savoir gré?
CÉLESTINE. Je dis, madame, que nous vous en
saurons gréj que nous sommes à vos ordres, que
nous vous sommes tous obligés, que plus le payement
est certain, plus on tient à le faire.
Lucrèce. Explique-moi ces paroles.
CÉLESTINE. Ma fille Lucrèce, voici : tu viendras
chez moi et je te donnerai une lessive avec laquelle
tu rendras ces cheveux plus blonds que l'or. Ne le
dis pas à ta maîtresse. Je te donnerai de plus une
poudre pour te chasser cette odeur de la bouche qui
78 LA céLBSTllïB.
se fait sentir un peu ; dans tout le royaume il n'y
en a pas un autre que moi qui sache la faire : il n'y
a rien de plus désagréable que ce défaut chez les
femmes.
Lucrèce. Oh! Dieu te donne une bonne vieil-
lesse ! j'avais plus grand besoin de tout cela que de
manger.
CéLESTXNE. Alors pourquoi murmures -tu contre
moi, petite folle ? Tais-toi, tu ne sais pas si tu n'au-
ras pas besoin de moi pour quelque chose de plus
important. N'excite pas la colère de ta maîtresse plus
qu'elle ne l'a été, laisse-moi aller en paix.
M^LiBés. Que lui dis-tu, mère?
CéLESTiNE. Madame, nous nous entendons.
MÉLiBÉE. Dis-le-moi, car je me fflche quand on
dit devant moi quelque chose que je ne puis en-
tendre.
CÉLESTiNE. Je lui dis, madame, de vous faire res-
souvenir de la prière pour que vous la lui fassiez
écrire, et de prendre modèle sur moi pour supporter
votre colère ; je me suis conformée à ce qu'on dit :
« Il faut s'éloigner pour un instant de l'homme irrité,
pour toujours de l'ennemi. • Vous, madame, Vous
aviez de la colère parce que vous doutiez de mes
paroles, mais non pas de l'inimitié; et lors même
qu'elles eussent été ce que vous pensiez, elles n'eus-
sent pas pour cela été blâmables; chaque jour il y a
des hommes affligés par des femmes et des femmes
affligées par des hommes. C'est l'œuvre de la nature.
Dieu commande à la nature, or Dieu n'a jamais fait
de mal. Ainsi ma demande, quelle qu'elle fût, était
louable en elle-même, puisqu'elle procédait de cette
source ; je n'ai donc aucun reproche à me faire. Je
vpus dirais bien d'autres raisons là-dessus, mais la
prolixité ftitigue celui qui écoute et fait tort à celui
qui parle.
MéLiBÉE. Tu as agi avec tact en toutes choses, aussi
ACTE CINQUI&MB. 79
bien en parlant peu quand j'étais fâchée, qu'en pre-
nant patience.
CéLESTiNE. Madame y je vous ai sou£Perte avec
crainte^ parce que vous vous fâchiez avec raison. La
colère est comme la foudre et ne dure pas davantage*
c'est pour cela que j'ai courbé la tête devant v«8
cruelles paroles, jusqu'à ce que la provision en fût
épuisée.
MéLiBÉE. Ce cavalier te doit être bien recon-
naissant.
CéLESTiNE. Madame, il mérite plus encore ; et si
j'ai obtenu quelque chose pour lui par mes prières, je
le rends msdheureux par mon retard. Je vais vers
lui, si vous le permettez,
MÊLiBÉE. Si tu me Tavais demandé plus tôt, tu
Taurais obtenu plus facilement. Va, avec Dieu! ton
message ne m'a .apporté aucun profit, ton départ ne
peut me causer aucun tort.
ACTE CINQUIÈME
Akgvmxnt : Cacstîne, après avoir quitté Mclibce, s'en re-
tourne en parlant seule entre ses dents. Arrivée chez elle,
clic y trouve Sempronio, qui Tattendait. Tous deux s'en
vont en causant jusqu'à la maison de Calixte ; Parmeno les
aper^it, en avertit son maître, qui lui brdonne de leur
ouvrir la porte.
CÉLESTINE, SEMPRONIO, PARMENO, CALIXTE.
C^ESTXNE. O cruelle Inquiétude! d sage audace!
ô merveilleuse patience I combien j'étais près de la
mort si mon adresse extrême n*avait prudemment
dirigé ma demande! O menaces de la vertueuse
damoiselle! ô jeune fille colère! d démon que j*ai
conjuré! comme tu m*as bien tenu parole pour tout
La C£lx8tinx. 8
8o LA céLBSTINB.
ce que je t*ai demandé ! je te sais reconnaissante. Tu
as su apprivoiser cette cruelle femme, tu as su éloi-
gner sa mère et me donner ainsi tout le temps néces-
saire pour m'ezpliquer. O vieille Célestinel e»-tu
contente? Heureux commencement est la moitié de
l'œuvre. 1 Divine huile de serpent! bienheureux fil
blanc 1 comme vous avez bien agi en ma faveur! Oh!
j'aurais brisé tous mes charmes faits et à faire» je
n'aurais jamais voulu croire ni aux herbes, ni aux
pierres, ni aux paroles. Réjouis-toi, vieille! tu gagne-
ras plus à cette afiaire qu'en restaurant quinze virgi-
nités. O maudits jupons! que vous êtes longs et
gênants ! comme vous m'empêchez d'arriver aussitôt
que je voudrais au lieu où je dois déposer mes nou-
velles! O fortune! combien tues favorable aux auda-
cieux et contraire aux gens- timides! Le lâche qui
s'enfuit n'évite pas la mort. Oh ! combien de femmes
auraient fiiilli dans l'entreprise qfui vient de me
réussir! Q.u'auraient fait dans une semblable position
toutes ces nouvelles adeptes de mon métier ? Rien
autre chose que de répondre quelque sottise qui aurait
perdu tout 'ce que j'ai gagné à me taire à pro-
pos. C'est pour cela qu'on dit : c Chacun son métier, i
L'homme qui a de l'expérience est meilleur médecin
que celui qui a étudié : rexpérience et la pratique
rendent les hommes adroits ; elles ont fait de moi, de
cette vieille qui traverse maintenant le ruisseau en
retroussant se» jupes, une praticienne qui ne craint
personne. Ahl ceinture bénite! si je vis, je te ferai
remettre par force à celle qui ne voulut pas m'écouter *
de bon gié.
Sbmpronzo. Ou j'y vois trouble, ou cette femme
est Célestine ! Le diable soit d'elle ! comme elle
marche en tortillant I Qjje marmotte-t-elle entre ses
dents ?
CAuBtTWB*. De. quoi t!âtonnes*tu,. Sempnonio ? il
semble queceisoitde mevoir.
SaMPROMio. Je vais te le dire : la rareté des choses
ACTE CINQUIÈME. 8l
engendre radmlration ; l'admiration conçue par les
yeux descend de là dans l'esprit ; l'esprit 1» témoigne
par des signes extérieurs. Qui t'a jamais vue dans la
rue la tête basse, les yeux fixés sur le sol, ne regar-
dant personne, comme tu faisais tout à T heure? Qui
t'a jamais vue parlant entre tes dents et marchant
avec rapidité comme quelqu'un qui va chercher un
bénéfice ? Tout cela est nouveau et doit surprendre
quiconque te connaît. Mais laissons cela et dis-moi,
au nom de Dieu, quelle nouvelle tu apportes. Avons-
nous une fille ou un garçon? Je t'attends ici depuis
qu'une heure est sonnée, et je n'ai pas vu de meilleur
augure que ton retard.
CéLESTiNE. Mon fils, cette règle des sots n'est pas
toujours sûre ; j'aurais bien pu tarder encore et
laisser là mon nez et peut-être plus, mon nez et ma
langue: ainsi, plus j'aurais attendu, plus il aurait
pu m'en coûter.
Sehpronio. Par amour pour moi, mèi'e, ne t'erf va
pas d'ici sans me le conter.
CéLESTiNE. Sempronio, mon ami, je ne puis m'ar-
rêter, et le lieu est mal choisi. Viens avec moi chez
Calixte, tu entendras des merveilles; ce serait déflorer
mon ambassade que d'en rendre compte à un trop
grand nombre de personnes. Je veux que Calixte
sache de moi-même ce qui s'est passé; car bien qu'il
te revienne une petite part du profit, je veux tout
l'honneur du travail.
Sempronio. Une petite part, Célestine?* Ce que tu
dis ne me semble pas bien.
CéLESTiNE. Tais-toi, fou, part ou petite part> tu
auras autant que tu voudras. Tout ce que j'ai est à
toi ; jouissons et profitons, noUs ne nous querellerons
pas quand il faudra partager. Tu sais bien aussi que
les vieux ont beaucoup plus de besoins que les jeunes,
que toi surtout qui as ta table mise.
Sbmpbonio. J'ai besoin d'autre chose que de manger.
82 LA céLESTINB.
CiLESTiNE. De quoi, mon fils? d'une douzaine
d*aiguiilettes, d'un cordon pour ton chapeau, d'un arc
pour aller de maison en maison tirer des moineaux
et faire les yeux doux aux linottes qui sont aux
fenêtres, aux jeunes filles, je veux dire, innocent, à
celles qui ne savent pas voler, tu m'entends bien. Il
n'y a pas avec elles de meilleur entremetteur qu'un
arc; il donne entrée partout, sous quelque prétexte
que ce soit. Bien malheureuse, ami Sempronio, est
celle qui veut vivre honorablement et qui devient
vieille, comme je le fais.
Sempronio, à part, O vieille rusée ! ô vieille pleine
de malice! ô gorge avide et avare! elle veut pour
s'enrichir me tromper comme elle trompe mon
maître! Elle ne fera pas bon profit; je ne lui
envie pas ce qu'elle gagnera : quiconque s'élève
d'une manière honteuse tombe plus rapidement
qu'il n'est monté. Oh ! qu'il est malaisé de connaître
rhommel on a bien raison de dire qu'il n'y a ni
marchandise ni animal aussi difl&cile. Cette vieille
est fausse et mauvaise, le diable m'a poussé vers
elle; j'aurais mieux fait d'éviter cette venimeuse
vipère que de m'en approcher : c'est ma faute; mais
qu'elle fasse sa provision d'une manière ou de l'autre,
elle ne pourra nier sa promesse.
CÉLESTiNE. Que dis-tu, Sempronio? Avec qui
parles-tu? Tu viens là en me frottant les jupons;
pourquoi ne vas-tu pas plus vite?
Sempronio. Je dis, Célestine, que je ne m'étonne
pas que tu sois si changeante et que tu suives les
traces de la plupart des femmes. Je pense que tu
devrais différer ton projet. Tu vas maintenant à
l'étourdie dire à Calixte ce qui s'est passé ; ne sais-tu
pas qu'on ne fait grand cas que de ce qu'on désire
beaucoup? Ignores-tu que plus mon maître souffire,
plus notre profit s'augmente?
CÉLESTINE. Le sage change selon les circonstances ;
r ignorant seul ne change pas« A nouvelle afiEaire il
ACTE CINQUIEME. 83
faut un nouveau système. Je ne pensais pas, Sem-
pronio, mon fils, que la fortune me servirait ainsi. Le
talent des messagers adroits est de prendre conseil du
moment $ quelque bien que soit ce que Ton fait,
il ne peut réparer le temps perdu. Je sais (et j'en ai
fait répreuve) que ton maître est libéral et quelque
peu capricieux i il donnera plus en un jour pour
une bonne nouvelle, qu'en cent jours passés par lui à
souffrir et par moi à courir. Les plaisirs auxquels on
n'est pas préparé jettent le trouble dans Pesprit, et le
trouble empêche la réflexion. Et d'ailleurs que peut-
il résulter du bien, si ce n'est le bien^^ Comment peut
agir la noblesse, si ce n'est en belles étrennes? Tais-
toi, niais, laisse faire la vieille.
Sempi^onio. Mais dis-moi ce qui s'est passé entre
toi et cette gente damoiselle; cite-moi quelque parole
de sa bouche, car en vérité j*ai aussi grand déir de
le savoir que mon maître.
CÉLESTiNE. Tais-toi, fou, tu te tournantes inu-
tilement; je devine que tu aimerais mieux goûter
de ce rôti que manger ton pain à la fumée. ^ Hâtons-
nous, ton maître deviendra fou si je tarde trop.
Sempronio. Il l'est déjà sans cela.
Parmeno. Seigneur, seigneur!
Calixte. Que veux-tu, fou ? , ^ ^ '^
Parkeno. J'aperçois Sempronio et Célestine qui
viennent ici; ils s'arrêtent de temps en temps, et
quand ils sont arrêtés, Sempronio fait des lignes
sur fa terre avec son épée ; je ne sais ce que c'est.
Calixte. O étourdi, négligent I tu les vois venir
et tu ne cours pas ouvrir la porte ! O grand Dieu !
puissance souveraine ! quelle pensée les accompagne ?
quelle nouvelle m'apportent-ils ? Ils ont tant tardé, qu'en
ce moment je désire plutôt leur venue que la fin de
mon tourment. O mes tristes oreilles ! soyez dis-
posées à ce que vous allez entendre ; le soulagement
ou la souffrance de mon cœur est maintenant sur la
84 LA C<LE8TINE.
langue dç Célestipe! Oh! si fe pouvais passer en
dormant le temps qui va s'écouler entre le commen-
cement et la an de son récit ! Je suis persuadé main-
tenant qu'il est plus pénible au coupable d'attendre la
lectune de sa sentence, que le coup de la mort quand
il sait quel sort l'attend. O Parmeno ! que tu es lent !
que tes mains sont faibles! Enlève donc cette en-
nuyeuse barre afin que puisse entrer l'honorable
femme qui tient ma vie sur sa langue.
CéLBSTZNE. Entends- tu, Sempronio? notre maî.re
a changé de ton. Ce qu*il dit là est bien différent de
ce qui se passa entre Parmeno et lui à notre première
venue. Cela va, il me semble, de mieux en mieux. Il
n'y a pas une seule de ses paroles qui ne vaille plus
d'une jupe pour la vieille Célestine.
Sbmpronio. Fais attention en entrant de feindre de
ne pas voir Calixte et dis qudque chose de bon.
CéLESTiNE. Tais-toi, Sempronio, car bien que j'aie
aventuré ma vie, Calixte mérite plus encore, ainsi que
ses prières et les tiennes; aussi j'attends de sa libé-
ralité une digne récompense.
ACTE SIXIÈME
AacvMiNT I Célestine entre chez Calixte. Cdui-ci hiî de-
mande avec empressement ce qui s'est passé entre elle et
McUbée. Pendant ce temps, Parmeno^ écoutant ce que dit
Célestine, répond par une plaisanterie à chacune 9e ses
phrases en s^adressant à Sempronio. Sempronio le^ répri-
mande. Enfin la vieille Célestine découvre à Calixte ce
qu* die a négocié et lui donne la ceinture de Mélibée; elle prend
congé de lui, rentre chez die, Parmeno raccompagne.
CALIXTE, CÉLESTINE, PARMENO, SEMPRONIO.
Caldctb. Que dis-tu, ma dame et ma mère }
CiLESTiME. O monseigneur Calixte, vous êtes là?
ACTE SIXIÈMB. 85
O nouYel aaïaiit dç la belle Mélibée! De quelle ma-
nièie payerez-voua ia vieille qai a risqué au^oiord'hui
sa vie pour votre service ? Quelle femme 8*eu jamais
vue dans une position aussi critique que ia mienne ?
Quand j'y pense, le sang abandonne mes veines.
J'aurais donné ma. vie pour moins que je ne céderais
maintenant cette mante vieille et usée.
pARMENOy à part. Tu prêches pour loi, tu trouves
toujours moyen de glisser tes intérêts au milieu de
ceux des autres *0. Tu as monté un échelon, tout à
rheure je t'attends à la robe. Tout pour toi et rien de
ce qui peut se partager. Elle veut fiiire son paquet,
la vieille. Tu me forceras à être franc, et tu rendras
mon maître fou. Laisse-la dire, Sempronio, et tu
verras qu'elle ne demandera pas de l'argent, parce
qu*il est trop facile à partager.
Sempronio. Tais-toi, imprudent^ si Calixte t'en-
tend, il te tuera.
Calixte; Ma mère, abr^e tes discours ou bien
prends cette épée et tue*moi.
Parueno, â part. Le diable treml>le comme s'il
avait des convulsions; il ne peut pas tenir sur ses
pieds ; il voudrait lui prêter sa langue pour qu'elle
parlât plus vite. Sa vie ne sera pas longue, nous ga-
gnerons un deuil à ces amours.
Célestine. Votre épée, seigneur, que voulez-vous
dire? Qu'une méchante épée tue vos ennemis et qui-
conque ne vous aime pas ; je viens vous rendre à la
vie et vous faire part du bon espoir que j*ai reçu de
celle que vous chérissez le plus.
Caltxte. Bon espoir, ma mère ?
CiLESTiNE. On peut l'appeler bon, puisque la porte
reste ouverte pour mon retour ; on me recevra (Autôt
moi avec cette robe trouée, qu'une autre avec des vê-
tements de soie et de brocart.
Pasmemo^ à part, Sempronio, couds-moi la bouche,
je n'y puis tenir, voilà la robe qui y passe.
> V
86 UA C^LBSrtNB.
SBKPROirio. Te tairas-tu, pour pieu, ou je t'enTCMe
au diable 1. Elle a raison si elle passe la revue de ses
vêtements, puisqu'elle en a besoin. De ce qu'il chante,
le curé s'alimente.
Pàmikno. Et il est nourri comme il chante ; mais
cette vieille horreur voudrait changer tout son vieux
poil, pour trois pas qu'elle a faits en un four, quand
en cinquante ans elle n'a rien pu gagner !
Sempbonio. Est-ce là la reconnaissance que tu portes
à celle qui t'a élevé ? Sont-ce là les conseils qu'elle t*a
donnés ?
Parmeko. Je permettrai bien qu'elle demande et
qu'elle plume, mais non pas pour elle seule.
Sempronio. Elle n'a pas d'autre défaut qu'une ex-
trême avidité; mais laisse-la faire, qu'elle garnisse
ses murailles, il £eiudra bien ensuite qu'elle garnisse
les nôtres, ou elle nous connaît bien mal.
Calixte. Dis-moi, au nom de Dieu, ma bonne, que
faisait-elle ? Comment est-tu entrée ? Quel vêtement
avait-elle? Dans quelle partie de la maison l'as-tu
trouvée? Quel accueil te fit-elle dès l'abord ?
CéLBSTiNB. L'accueil que font les braves taureaux
à ceux qui leur lancent les dards dans l'arène ; l'accueil
que font les sangliers aux limiers qui les mettent aux
abois.
Calixtb. Et c'est cela que tu appelles des signes de
salut ? Quels autres donc seraient des signes de mort ?
Ce ne serait certes pas la mort elle-même, car, dans
une telle position, elle apporterait un soulagement à
mon tourment, que rien n'égale.
Sempronio, à part. Voilà toute la bravoure de mon
maître. Qu'est-ce que cela ? Cet homme ne saura-t-il
donc pas attendre patiemment ce qu'il a toujours
désirée
ParmEno. Je me tais, moi, Sempronio, et si notre
maître t'entend, il te corrigera aussi bien que moi.
Sempronio. Le feu du ciel te brûle ! tu parles pour
ACTE SIXIEME. 87
dire du mal de tout le monde, et moi je n'offense per-
sonne. Oh ! que la peste éternelle te consume, que-
relleur, envieux, maudit ! Est-ce là toute Tamitié dont
tu étais convenu avec Célestine et moi ? Va-f en au
diable !
Calixte. Si tu ne veux pas, ma bonne mère, que je
me désespère et que mon âme éoit condamnée à une
peine éternelle, dis-moi promptement si ta demande
n'a pas eu un bon résultat, si l'accueil de la reine de
ma vie a toujours été aussi cruel et aussi rigoureux.
Tout ce que tu m*as dit est plutôt signe de haine que
d'amour.
CéLESTiNE. Le plus grand mérite de l'abeille, et
tous les gens discrets doivent l'imiter, c'est qu'elle
rend meilleures les choses qu^elle touche. C'est ainsi
que j*ai agi avec les raisons cruelles et dédaigneuses
de Mélibée. J'ai converti toute sa rigueur en miel, sa
colère en douceur, sa vivacité en tranquillité. Que
pensiez-vous donc qu'allait faire là cette vieille Cé-
lestine que vous avez traitée si ma^ifiquement et si
au delà de ses mérites, si ce n'est calmer sa colère,
supporter ses caprices, parler en votre absence, re-
cevoir sur sa mante les coups, les a£Pronts, le mépris,
le dédain dont ces jeunes femmes sont prodigues
quand on commence à leur parler d'amour, afin que
plus tard on attache un plus grand prix à leur con-
sentement ? Celui qu'elles aiment le mieux, elles le
traitent le plus mal; s*il n'en était pas ainsi, il n'y
aurait aucune différence entre les demoiselles bien
nées et les femmes publiques, dont la profession est
d'aimer. Quelle distinction pourrait-on faire si toutes
disaient Oui à la première proposition, à la première
preuve d'amour ? Les demoiselles bien nées, quoique
dévorées par les besoins et la passion, témoignent,
par respect pour leur honneur, une froideur extrême,
un fier dédain j leur tenue est toujours chaste et grave,
leurs réponses ont une aigreur telle que la langue
elle-même s'étonne de tant de dissimulation et se
88 VA CiLISTIITB.
plaindrait ▼«lontiers de œ qu'on lui fait dire tout le
contraiiv de ce qu'elle Toudrait bien. Mais afin que
TOUS soyez calm;; et yous teniez en repos pendant que
ie vous raconterai au long ma démarche et le pré-
texte que j*ai trouvé pour entrer, sachez que la fin de
tout cela a été des meilleures.
Cauxtb. Maintenant, amie, que tu m*as donné la
force de supporter t^ute la rigueur de ses réponses,
dis ce que tu voudras et comme il te plaira; je serai
attentif. Mon cœur se repose, mes pensées se cal-
ment, mes veines reprennent le sang qu'elles avaient
perdu, je n*ai plus de ctainte, je suis joyeux. Mon-
tons, si tu veux, tu me diras en détail, dans ma
chambre, ce que tu ne m'as dit ici que sommaire-
ment.
CéLESTiNE. Montons, seigneur.
Parhsno, à part, O sainte Vierge ! que ce fou cher-
che de détours pour nous éviter, pour pouvoir pleu-
rer de joie tout à son aise avec Célestine, pour lui
découvrir tous ses secrets, tous ses désirs extravagants
et impudiques, pour demander et redire six fois la
même chose, sans qu'il y ait là quelqu'un qui puisse
lui reprocher d'être long 1 Mais, sois tranquille, in-
sensé, nous te suivons.
Calixtb. Vois donc, ma bonne, ce que peut dire
Parmeno. Comme il se signe en apprenant que tu as
agi avec tant de promptitude ! Il en est épouvanté,
sur ma foi, car il se signe de nouveau. Monte, monte,
et assieds-toi, mère, car je veux écouter à tes genoux
les suaves nouvelles que tu m'apportes. {Dans la
chambre. ) Dis-moi bien vite : comment as-tu fait pour
entrer chez Mélibée ?
CiÊLBSTiNE. y y suis allée vendre un peu de fil, c'est
ainsi que j'en ai pourchassé plus de trente en ce
mon je, à la volonté de Dieu» et quelques-unes môme
plus haut placées.
Calixtb. Par 1$ corps, sans doute, mère, mais non
par la gentillesse, non par l'état, non par la grfice et
A.CTB SIXIEME. 80
Tesprit^ non. par la naissance, non par la irertu ni par v,^'
le doux langage.
Parmeno^ ê7t bas. Le voilà qui enfile des paroles,
rétourdi ; voilà ses niaiseries qui se déroulent, il est
comme Thorloge à midi, il n*en dit pas moins de
douze à la fois. Compte, compte, Sempronio, me voilà r
tout abasourdi de les entendre, lui disant des folies, \
elle débitant dçs mensonges,
Sempronio^ en bas, O méchante vipère 1 pourquoi
fermes- tu les oreilles à ce qui les fait ouvrir à tout
le monde, serpent qui fuis la voix de l'enchanteur !
Pour cela seulement que ces paroles sont paroles
d*amour, quoique mensonges^ tu devrais les écouter
avec attention et avidité.
CéLESTiNE . Écoutez, seigpeur Calixte, et vous verrez
ce qu'ont fait votre bonne étoile et ma sollicitude.
Lorsque je commençais à vendre et à faire marchander
mon fil, la mère de Mélibée fut appelée pour aller vi-
siter sa sœur, qui est malade, et comme elle ne pou-
vai,jt s'en dispenser, elle laissa M^IiN^ à ^a place pour
continuer le marché.
Oalixte. O joie sans égale! 6 singulière opportu-
nité! ô hasard favorable 1 Que j'aurais été heureux
d'être caché sous ta mante pour entendre parler celle
en qui Dieu a réuni des grâces si remarquables !
Célestine. Sous ma mante, vous dites? Le ciel vous
en préserve, vous seriez vu par trente trous et plus.
Dieu veuille l'améliorer!
Parmemo, en bas, Sempronio, je m'en vais, je ne dis
plus rien, écoute à ton aise. Si mon pauvre maître
n'était pas là tout absorbé à calculer le nombre de pas
qu'il y a d*ic; à la maison de Mélibée, à penser à sa
beauté et à deviner de quelle manière elle était posée
en marchandant ce fil et ce qu'elle pensait alors, il
reconnaîtrait que mes conseils étaient plus salutaires
que toutes ces faussetés de Célestinç.
Calxxtb. Qu'est-ce que cela, amis ? J'écoute ici avec
90 LA céLBSTINB.
la plus grande attention des choses desquelles dépend
ma vie entière, et vous autres vous bavardez tout à
votre aise pour m'ennuyer et m'irriter ! Par amour
pour moi| taisez-vous, vous mourriez de plaisir à en-
tendre cette brave femme et le récit de ses bonnes
oeuvres.— Dis-moi, mère, que fis-tu quand tu te trou-
vas seule avec elle ?
CéLBSTiNB. Le plaisir que j*en ressentis me troubla
tellement que quiconque m'aurait vue Teût reconnu
à mon visage.
Calixtb. a celui que j'éprouve en ce moment, il
me semble que j'ai son image devant les yeux. Tu
es sans doute devenue muette de surprise ?
CéLESTiNE. Tout au contraire, me voir seule avec
elle me donna bien plus de courage pour lui parler.
Je m'ouvris à elle, je lui exposai les motifs de mon
ambassade; je lui dis avec quelle ardeur vous désiriez
qu'une parole sortie de sa bouche à votre intention
vînt guérir la grande douleur que vous ressentiez.
Elle s'arrêta toute surprise, me regarda presque épou-
vantée d'un message aussi nouveau pour elle, et cher-
chant quel pouvait être l'homme qui souffrait ainsi
par besoin d'une parole de sa bouche, quel était le
malade que sa langue pouvait guérir. Lorsque je pro-
nonçai votre nom, elle m'interrompit, se frappa le
front avec la main, comme on a coutume de £eiire lors-^
qu'on reçoit une nouvelle effrayante; elle m'ordonna
de me taire et de sortir de sa présence si je ne voulais
pas que ses valets fussent mes bourreaux; elle me re-
procha mon audace, m'appela sorcière, maquerelle,
vieille traîtresse, barbue, malfaisante, et me donna
bien d'autres noms ignominieux tels que ceux avec
lesquels on épouvante les enfants au berceau. Puis
elle s'évanouit, fit mille contorsions, perdit l'esprit,
agita les bras et les jambes de côté et d'autre, sous
le coup de la flèche dorée qui l'avait frappée lorsque
j'eus dit votre nom ; le corps courbé, les mains jointes,
comme quelqu'un qui s'abandonne au désespoir. 11
ACTE SIXIÈME. 9I
semblait qu'elle voulût se déchirer ; ses yeux tour-
naient dans tous les sens, et ses pieds frappaient le
sol avec violence. Moi, pendant tout ce temps, cachée
dans un coin, accroupie, ne disant mot, je m'ap-
plaudissais tout bas de tant de férocité. Plus elle
s'agitait, plus je me réjouissais, parce que je la voyais
à chaque instant plus près de s'arrêter et de se rendre.
Pendant que ce magasin écumeux déversait toute sa
colère, je ne laissais pas ma pensée oisive et inoccu-
pée^ de sorte que je trouvai le temps d'arranger ce
que j'avais dit.
Calixte. C'est à cela que je pense, mère, tout en
t* écoutant, et je ne trouve pas d'excuse qui ait pu être
bonne et convenable pour déguiser ou colorer ce qui
t*était échappé, et pour ne pas laisser planer un terri-
ble soupçon sur le véritable but de ta demande. Mais
je connais ton grand savoir; en toutes choses tu me
semblés plus qu'une femme, et de même que tu avais
prévu sa réponse, tu as dû pouvoir préparer à temps
ta réplique. L'histoire cite une célèbre Toscane, nom-
mée Adelecta, qui trois jours avant sa mort prédit la
fin de son vieux mari et de ses deux fils**; elle aurait
eu moins de renom si tu eusses vécu de son temps.
Je crois sans peine ce qu'on dit généralement, que la
nature faible des femmes est plus apte aux ruses et
aux finesses que la nature des hommes.
CéLESTiNE. Comment, seigneur? Je lui dis que le
mal dont vous souffriez était une douleur de dents,
et que je réclamais d'elle une prière qu'elle sait et qui
est fort efficace- pour semblables affections.
Calixte. O la merveilleuse astuce ! ô femme unique
en ton genre ! Rusée commère I hardie enchanteresse !
discrète messagère! Quelle cervelle humaine saurait
imaginer une si heureuse manière de sortir d'em-
barras? Je suis persuadé que si notre époque voyait
vivre Énée et Didon, Vénus ne se donnerait pas tant
de peine pour contraindre Didon à aimer son fils ; au
lieu de faire prendre à Cupidon la forme du jeune
gt LA céLÊSTINB.
Ascagne pour séduire la reine, elle te choisirait pour
médiatrice et serait certaine de réussir plus tôt. En
vérité, je t'abandonnerais ma vie en toute confiance,
et si mes désirs n'avaien-t pas eu un bofr résultat, je
reconnaîtrais cependant que tu a» fait totit ce qu'il a
été humainement possible de £eiire. Que vous en sem-
ble, amis i Que pourrait-on imaginer de mieux ? Y
a-t-il au monde une femme comme celle-là f
CéLESTiNE. Seigneur, ne m'interrogez pas^ laissez-
moi, car la nuit avance. Vous savez que quiconque
fait mal a horreur de la clarté, et, en rejoignant ma
maison, je pourrais faire quelque mauvaise rencontre.
Calixte. Quoi donc? IF y a ici des pages et des
flambeaux pour t'accompagner.
Parmeno, en bas. Sans doute de peur qu'on ne fase
violence à la pauvre petite. Tu iras avec elle, Sem-
pronio, elle a peur des* grillons qui chantent la nuit.
Calixte. Dis-^tu quelque chose, bien-aîmé Par-
meno?
Parmeno. Je dis, seigneur, qu'il sera bon queSem-
pronio et moi l'accompagnions jusque chez el(e, car
il fait très-obscur.
Calixte. Tu dis vrai, qu'il en* soit ainsi. Continue
ton récit, mère» et dis-moi ce qui arriva ensuite. Que
répondit-elle à la demande que tu lui fis^ de cette
prière ?
CÉLESTiNE. Qu'elle la donnerait volontiers;
Calixte. Volontiers! Grand Dieu ! quel' don pré-
cieux !
CéLBvriNE. Je lui demandai autre chose.
Calixte. Quoi, bonne mère ?
CiJLESTiNB. Un cordon qu'elle porte sans cesse au-
tour d'elle; je lui dis qu'il guérirait votre mal parce
qu'il avait touché beaucoup de reliques.
Calixte. Eh bien ! que dit-elle ?
ACTE SIXIÈME. 03
CéLB8TiNB« Donnez-moi mes étrennes et je vous le
dirai.
Calixte, Oh ! pour Dieu ! prends toute cette mai-
son, tout ce qu'elle renferme, parle, demande ce que
tu voudras.
CÉLESTiNE. Pour Une mante que vous donnerez à la
vieille, elle déposera entre vos mains ce même cordon
qui ceignait la taille de Mélibée.
Calixte. Que parle s>tu de mante? Mante^robeet
tout ce que j'ai.
CéLESTiNB. J'ai besoin d*une mante, et cela me suf-
fira. N*allez pas plus loin et n'ayez pas mauvaise
opinion de ma demande; on dit qu'offrir beaucoup à
celui qui demande peu, c'est une espèce de refus.
Calitte. Cours, Parmeno, appelle mon tailleur,
qu'il lui coupe à l'instant une mante et une robe de
ce drap fin qu'on a apporté pour faire friser *?.
Pàrmeivo, en bas. Bon, tout à la vieille, parce qu'elle
vient chargée de mensonges comme une abeille,' et
rien à moi, qu'on fait toujours courir. Elle n'a pas
pensé à autre chose depuis ce matin avec ses allées et
venues.
Calixte. Que veut ce démon? Il n'y a certes pas au
monde un homme aussi mal servi que moi, jamais je
n'ai vu des valets grognons, malintentionnés, se mê-
lant de tout comme ceux-là. Que murmures- tu, co-
quin, envieux? Que dis-tu ? je t'entends à peine. Va
où je t'ordonne et ne m'irrite pas ; j'ai bien assez de^
ma peine:.pour'mtt>pousser à bout; hâte-toi, on trou-
vera* bient aussi- une casaque pour toi* dans cowe
pièce.
PabiibmO; Je ne dis pas autre chtose, seigneur, sinon
qu'il est trop tard pour trouver le tailleur.
Calixte. Ne t'ai-je pas dit que tu te mêlais de tout ?
Alors ce sera pour demain. Et toi, ma mère, aie pa-
tience par amour pour moi : ce qui est différé n*est
pas perdu. Fais-moi voir ce cordon bénit digne de
94 l'A céLESTINB.
ceindre un tel corps. Mes yeux, mes sens vont se
réjouir ensemble, de même qu'ils ont été épris à la
fois. Mon pauvre cœur va être heureux, lui qui n*a pas
goûté un instant de plaisir depuis qu'il a connu cette
noble dame. Tous mes sens ont été blessés, tous se
sont réunis à lui avec leur provision de peines, cha-
cun aussi maltraité que possible, les yeux de l'avoir
regardée, les oreilles de l'avoir entendue, les mains
de l'avoir touchée.
CéLESTiNE. Comment, vous l'avez touchée, dites-
vous? Vous m'effrayez!
Calixte. En songe» je veux dire.
CéLESTiNE. En songe?
Calixte. Je la vois si souvent en songe que je re-
doute pour moi le sort d'Alcibiade, qui rêva qu'il se
voyait enveloppé dans le manteau de sa maîtresse; et
un jour on le tua et il n'y eut personne pour l'enlever
de la rue ni pour le couvrir, si ce n'est elle avec" son
manteau/s. Mais, vivant ou mort, j'aurais grande joie
de revêtir ses habits.
CiLESTiNE. Vous VOUS créez trop de peine; lorsque
les autres reposent dans leurs lits, vous vous préparez
des souffrances pour le lendemain. Ayez courage, sei-
gneur, Dieu n'abandonne pas sa créature; calmez vos
désirs, prenez ce cordon ; si je ne meurs pas, je vous
donnerai aussi sa maîtresse.
Calixte. O nouvel hôte ! ô bienheureux cordon, qui
as eu le bonheur et la gloire de ceindre ce corps que
je ne suis pas digne de servir! O nœuds que j'adore,
vous avez entouré l'objet de mes désirs. Dites-moi,
étiez-vous présents à la cruelle réponse de celle. que
vous servez et dont je suis l'esclave? Hélas! nuit et
jour je souffre et me désespère, et je n'ai encore obtenu
ni grâce ni don généreux.
CÉLESTiNE. Il y a un bien vieux dicton qui dit :
« Qui sollicite le moins réussit le mieux. » Mais ayez
confiance, je vous ferai obtenir en sollicitant ce que
ACTE- dlXliMfi. 95
vous n'auriez pas si vous étiez négligent. Consolez*-
vousy seigneur, Zamora n'a pas été prise en une
heure, et cependant les assaillants ne se sont pas
découragés.
Calixtb. O malheureux que je suis! Les villes sont
entourées de pierres, et les pierres renversent les
pierres^ mais ma dame a un cœur d'acier. Il n'y a pas
de métal qui puisse l'attaquer, il n'y a pas de trait qui
y fasse brèche. Essayez de planter l'échelle au pied de
ses murailles; elle a des yeux qui lancent des flèches,
une langue qui jette le reproche et le mépris ; elle est
placée de telle manière qu'on ne peut pas même l'atta-
quer d'une demi-lieue.
CéLESTiNE. Taisez-vous, seigneur, l'audace d'un seul
homme a causé la prise de Troie. Ne doutez pas
qu'une femme ne puisse en soumettre une autre. Vous
avez peu fréquenté ma maison et vous ne savez pas
bien ce que je puis.
Calizte. a l'avenir, mère, je croirai tout ce que tu
me diras, puisque tu m'as apporté un joyau tel que
celui-ci. O glorieuse ceinture de cette taille angélique !
je te vois et je ne crois pas. O cordon I cordon ! as-tu été
mon ennemi? Dis-le-moi. Si tu l'as été, je te pardonne.
Les hommes qui ont le coÈur bon savent excuser les
fautes. Je ne le pense pas cependant; si tu m'avais été
contraire, tu ne serais pas venu si promptement en
mon pouvoir, à moins que ce ne soit pour te disculper.
Réponds-moi, je t'en conjure par la vertu de l'extrême
puissance que ta maîtresse a acquise sur moi.
CéLESTiNE. Cessez cette rêverie, seigneur, car )e suis
fatiguée de vous entendre, et ce cordon est tout froissé
de vos baisers.
Calixte. o malheureux que je suis! quel bien im-
mense m'accorderait le ciel si tu étais lait et tissu de
mes bras et non de soie, comme tu Tes! Quelle jouis*
sance ressentiraient ipes bras de ceindre et d'entourer
ayi^.tput.le rçspe<;t qu'il mérite, ce çpi:p9<iue tu tiens
La C£lestinb« 9
I
96 LA ciLESTlNB»
sans cesse embrassé sans comprendre ton bonheur!
O combien de secrets délicieux tu auras surpris !
C^Esnini. Vous verrez bien plus et le comprendrez
bien mieux si vous n*usez pas votre sentiment à par-
ler de la sorte,
Caliztb. Tais^toi, mère, lui et moi nous nous en*
tendons. O mes yeux ! souvenez-vous que vous avez
été la cause de ma blessure, la porte par laquelle mon
cœur a été frappé; il est juste que la peine revienne à
ceux qui l'ont causée. N'oubliez pas que vous me devez
ma guérison ; or donc, voyez et considérez le moyen de
salut qui vient vous trouver jusqu'ici.
Sempronio. Seigneur, avez-vous donc assez du plai-
sir que vous cause ce cordon, et ne pensez-vous plus à
Mélibée?
Caltxte. Quel homme est aussi fou, aussi extrava-
gant, aussi rabat-joie que celui-là }
Sempronio. A force de parler, vous vous fatiguez et
vous fatiguez ceux qui vous écoutent; vous perdrez
de la sorte le bon sens et la vie. La moindre chose qui
vous manque suffit pour vous faire perdre la tête.
Abrégez vos discours et faites place à ceux de Célestine.
Calixtk. Est-Jl vrai, mère, que ce que je dis te fatigue,
ou plutôt ce démon n'est-il pieis ivre ?
CÉLESTINE. QuoiquMl ne le soit pas, vous ferez bien,
seigneur, de mettre fin à vos lamentations. Traitez le
cordon comme un cordon , afin que vous sachiez
mettre une différence dans vos paroles quand vous
verrez Mélibée : que votre langue ne traite pas de
même manière le vêtement et la personne.
Calixtb. o ma bonne mère, ma consolatrice! laisse-
moi jouir de ce messager de ma gloire. O ma langue !
pourquoi t'occupes^ui d'ailtres raisonnrâieAti, pour-
quoi -ottssss-tu d'adorer le doux présent de celle que je
ne verrai jamais peut-être en mon pouvoir? O mes
mains, avec quelle audace, avec combien peu de res-
pect vous tenez et vous traitez le remède de mes souf-
ACTE sixièm'b; 97
fraiices! Je n'ai plus rien à craindre du venin péné«
trant dans lequel avait été trempée la pointe aigud de
la flèche qui m*a frappé, car celle qui causa la blessure
m'envoie maintenant la guérison. O toi, mère, la joie
des vieilles femmes, le bonheur des jeunes, la conso^
lation des gens désolés comme moi! ne me poursuis
pas de tes craintes, laisse-moi librement contempler
mon bonheur, laisse-moi sortir dans les rues avec ce
bijou^ afin que ceux qui me verront sachent qu'il n*y
a pas un homme plus fortuné que moi.
Sempronio. N'aggravez pas votre blessure en la char-
geant de désirs, seigneur; ce n'est pas seulement du
cordon que dépend votre guérison.
CAtixTB. Je le sais bien, mats je n'ai pas assez de
patience pour m'empêcher d'adorer un tel cadeau.
CéLESTiNE; Un cadeau? On appelle ainsi ce qui est
donné de bon gré; vous savez bien qu'elle le fit pour
Famour de Dieu, pour guérir vos dents; mais si je vis,
elle changera de ton.
Calixtb. Et la prière?
CéLESTiNE. Elle ne me l'a pas donnée aujourd'hui.
Calixtb. Pour quel motif?
CéLESTivE. Le temps manquait^ mais il a été con*
venu que si votre mal ne diminuait pas, je retourne-
rais demain pour la chercher.
Calixtb. Diminuer ? Ma peine diminuera quand
cessera sa cruauté.
Célestinb. Assez, seigneur, c'est assez dit et assez
fait; elle s'est obligée, selon ce qu'elle a témoigné, à
tout ce que je voudrai demander pour cette maladie,
selon ce qui dépendra d'elle. Voyez si cela ne suffît
pas pour la première visite. Je m'en vais; ayez soin,
seigneur, si vous sortez demain, de vous mettre un
mouchoir autour du visage, afin que si elle vous voit,
elle ne m'accuse pas de fausseté.
Calixtb. J'en mettrai quatre pour te plaire. MaiS}-
gS LA céLB^STIKE.
dls-moi, pour Dieu, est-ce là tout? Je meurs de désir
d'entendre quelqu'une des paroles sorties de cette
bouche divine. Comment, ne la connaissant pas, as-tu
été assez audacieuse pour t'introduire et parler aussi
familièrement?
CéLBSTiNB. Ne la connaissant pas? Elles ont été
quatre ans mes voisines, je les voyais, je causais, je
riais avec elles nuit et jour. La mère me connaît mieux
que ses propres mains, et Mélibée, depuis lors, est
devenue grande, intelligente et gentille.
Parmbno, à part. Hé, Sempronio, écoute, que je te
parle à l'oreille.
Sempronio. Eh bien, que veux-tu dire ?
Parmbno. Cette attention extrême de Célestine donne
à notre maître l'occasion de prolonger ses bavardages.
Approche-toi d'elle, touche-la du pied, faisons-lui
signe de ne pas rester davantage et de s'en aller. Il
n'y a pas d'homme assez fou |)our parler beaucoup
quand il est seul.
Calixtb. Tu dis, mère, que Mélibée est gentille? Il
semble que tu le dises pour te moquer. Y a-t-il sa pa-
reille au monde? Oieu a-t-il créé un corps plus remar-
quable? Pourrait-on peindre un tel visage, modèle de
beauté? Si aujourd'hui vivait Hélène, pour laquelle
sont morts tant de Grecs et de Troyens, ou la belle
Polixène^', elles se soumettraient à la reine de mon
cœur. Si elle avait été présente à la querelle des trois
déesses qui se disputaient la pomme, jamais on n'au-
rait appelé ce fruit pomme de discorde; car^ sans op-
position aucune, toutes trois auraient consenti à ce
qu'elle échût à Mélibée, et on l'aurait ainsi nommée
pomme de concorde. Combien de femmes n'y a-t-il
pas, qui connaissent Mélibée, qui se maudissent et
qui querellent Dieu parce qu'il les a oubliées quand il
a créé ma bien-aimée ? Elles consument leur vie, se
rongent les chairs par envie, s'imposent de cruels
martyrs, pensant, à l'aide de l'artifice, égaler la per-
fection, dont la.nature l'a dotée. Les unes épilent leurs
ACTE SIXliMB. 99
sourcils avec des pinces, des onguents composés de
poix et de cire; les autres cherchent les herbes dorées,
des racines, des branches et des fleurs pour faire des
lessives afin de rendre leurs cheveux semblables aux
siens ; elles se meurtrissent le visage, le couvrent de
couleurs, de pommades, d'eaux fortes, de fards blancs
et coloras que je n'énumère pas pour éviter d'être fas-
tidieux. Vois, hélas ! si Mélibée, qui a trouvé cela tout
fait, mérite d'avoir pour serviteur un homme aussi
triste que moi.
CéLESTiNE, à part. Je te comprends, Sempronio,
laisse-le» il tombera de sa- béte et se taira.
Calixtb. La nature s*est plu à la faire parfaite, elle
a réuni en elle les grftces qu'elle partage entre les
autres ; elles se sont toutes donné rendez-vous chez
elle, afin que ceux qui la voient puissent juger du
talent du peintre. Une goutte d'eau claire, avec un
peigne d'ivoire, lui suffit pour surpasser en gentillesse
toutes les femmes d'ici-bas. Voilà ses armes, c'est avec
cela qu'elle fascine et qu'elle tue; c'est ainsi qu'elle m'a
captivé^ c'est ainsi qu'elle m'a attaché et me retient
dans les chaînes les plus dures.
CÉLESTiNE. Silence, ne vous fotiguez pas, la lime
que je tiens est plus aigué que n'est forte la chaîne
qui vous captive. Je la couperai afin que vous soyez
libre; en attendant, permettez-moi de partir, car il est
tard, et laissez-moi emporter ce cordon, car, vous le
savez, j'en ai besoin.
Calixte. O malheureux que je suis ! l'adversité me
poursuit toujours ; je voudrais rester, pendant cette
longue et triste nuit, avec toi, avec le cordon, ou avec
tous deux. Mais comme il n'y a pas de bonheur com-
plet dans cette vie de douleur, vienne la solitude tout
entière... Holà !
Parmeno. Seigneur?
Calixte. Accompagnez cette bonne mère jusqu'à sa
maison, et qu'il aille avec elle autant de plaisir et de
joie qu'il me reste de tristesse et d'isolement.
lOO 2Ji C^LRSTINB»
C^LESTiNB. Dieu TOUS garde ! vous me verrez de-
maiD; ma mante et ma réponse viendront à la fois,
puisque le temps ne l'a pas permis aujourd'hui ; cal-
mez-vous, seigneur, et pensez à autre chose.
Calixtb. Je ne le puis, ce serait une hérésie d'ou-
blier celle qui me fait aimer la vie.
ACTE SEPTIÈME
AiGUMtNT : Gélestîne cmisci avec Parmoia et r«ng«ge à «e
concilier Tamitiéde Semproiûo. Parmeno lai nippclle qu*elle
lui a promis de lui faire avoir Areusa^ qtt*U aime beaucoup.
Ils vont chez Areusa.; Parmeao y re^te pour passa- la nuit
Célestine retourne chez elle^ frappe à la porte. Élicie vient
lui ouvrir et lui reproche de rentrer aussi tard.
CÉLESTINE, PARMENO, AREUSA, ÉLICIE.
CéLESTiNE. Parmeno, mon fils, pendant tout ce qui
s'est passé, je n'ai pas trouvé le temps de te dire et de
te prouver Tamour que je te porte ; et en vérité, en
ton absence et jusqu'à ce jour, tous ceux à qui j'ai
parlé de toi ne m'en ont entendue dire que du bien.
La raison, tu ne l'ignores pas, je te regardais au moins
comme mon fils adoptif. Aussi je croyais que tu te
conduirais comme si tu Tétais; et tu m*en récom-
penses, en ma présence et devant Calixte, en blâmant
tout ce que je dis, en chuchotant et en murmurant
contre moi. Je ne pensais pas, dès que tu avais paru
te rendre à mes conseils, que tu te serais tourné d'un
autre côté. Il me semble qu'il te reste encore quelque
sotte vanité, car tu parles par fantaisie plutôt que par
raison, tu renonces au profit pour contenter ta langue.
Écoute-moi donc si tu ne m'as pas écoutée, et pense
que je suis vieille; le bon conseil est le fait des vieil-
lards, le plaisir appartient aux jeunes gens. Je crois
que l'âge seul est coupable de ta faute; j'espère en
ACTE SBPTI&ICI. lOI
Dieu que tu sens meilleur pour moi à ravenir et que
tu changeras de conduite avec le temps. Comme on
dit : « les habitudes varient comme les cheveux et les
goûts , 9 c*est-à-dire , mon fils , à mesure qu'on
vieillit et qu'on voit de nouvelles choses. La Jeunesse
ne pense qu'au présent, mais l'âge mûr ne néglige ni
présent, ni passé, ni avenir.
Si tu t'étais souvenu, mon fils Parmeno,de l'amour
que l'avais pour toi , la première demeure que tu
eusses choisie en arrivant dans cette ville eût été la
mienne; mais vous autres jeunes gens, vous vous in-
quiétez peu des vieillards, vous vous dirigez au hasard,
vous ne pensez jamais que vous avez ou que vous pou-
vez avoir besoin d'eux, vous ne songez pas aux infir-
mités; vous ne croyez januiis qoe puisse vous manquer
cette brillante fleur de jeunesse. Mais sache donc,
ami, que pour des besoins comme ceux-là, c'est un
bon refuge qu'une vieille qu'on connaît, une amie,
une mère et plus qu'une mère ; une bonne demeure
pour bien se reposer quand on est en santé; un bon
hôpital pour se soigner quand on est malade; une
bonne bourse pour le besoin ; une bonne caisse pour
garder l'argent dans la prospérité ; un bon feu d'hiver en-
touré de broches; un bon ombrage pour l'été ; une bonne
taverne pour boire et manger. Que diras^tu à tout
cela, petit fou ? Je sais bien que tu es honteux de ce
qui t'est échappé ce matin , mais je ne veux de toi
rien autre chose ; Dieu ne demande au pécheur que
de se repentir et de s'amender.
Vois Sempronio, avec l'aide de Dieu, j'en ai Mt un
homme : je voudrais que vous fussiez ensemble comme
frères, car si tu étais bien avec lui, tu le serais avec
ton maître et avec tout le monde. Vois comme il est
bien accueilli, diligent, courtisan, serviable, gracieux $
il recherche ton amitié ; votre profit s'accroîtrait si
vous vous donniez mutuellement la main. Tu sais
qu'il £Eiut que tu aimes si tu veux être, aimé : on ne
pèche pas des truites sans se mouiller les chausses ^o*
Sempronio ne te doit rien ; c'est une simplicité que
tôt tA C^LBlTlNB.
de ne vonloif pas aimer et espérer être aimé ; ' c'est
une folie que de payer Tamitié avec la haine.
Parheno. Mère^ je te confesse ma seconde faute et
jeté prie, en me pardonnant le passé, d'ordonner
pour l'avenir; mais je crois qu'il est impossible d'en-
tretenir amitié avec Sempronio. Il est extravagant, je
suis peu patient; fais des amis avec cela.
CÉLESTiNB. Mais ce n'était pas là ton défaut.
Parmeno. Sur ma foi! plus j'ai grandi, plus j'ai
perdu ma première patience ; je ne suis plus ce que
j'étais, et Sempronio n'a rien qui me convienne.
CéLBSTiNE. L'ami véritable se fait connaître dans
les choses incertaines ; c'est lors de l'adversité qu'on
peut le mettre à l'épreuve; c'est alors qu'il arrive et
qu'il visite avec empressement la maison que la for-
tune prospère a abandonnée. Que te dirai-je, mon
fils, des qualités d'un bon ami ? Il n'y a chose plus
limée ni plus rare ; il n'est aucune charge qu'il n'ac-
cepte. Sempronio et toi, vous êtes égaux : la parité des
habitudes et la similitude des goûts sont le meilleur
appui de l'amitié. N'oublie pas, mon fils, que si tu as
quelque chose, on te le garde ; sache gagner davan-
tage, tu trouveras plus tard ce que tu as déjà. Béni
soit le père qui te l'a laissé ! Je te le donnerai quand
tu seras d'un âge plus avancé et convenablement
établi.
Parkeno. Mère, que veux-tu dire par établi ?
Célestine. Vivre pour toi, mon fils, ne pas végéter
dans les maisons d' autrui, ce que tu feras toujours tant
que tu ne sauras pas mettre ton service à profit. C'est
à cause du chagrin que j'ai ressenti de te voir aussi
mal vêtu, que j'ai demandé aujourd'hui une mante à
Calixte, comme tu l'as vu ; non pas pour cette mante,
mais pour que ton maître, ayant le tailleur sous la
main et te voyant devant lui sans pourpoint, t'en fît
aussi le cadeau. Ainsi ce n'est pas seulement pour mon
profit (comme j'ai compris que tu le disais), mais aussi
pour le tien. Si tu attends les cadeaux de ces galants.
ACTB SlïVTliMB. lOJ
ils seront tels en dix années que tu pourras tous les
cacher dans ta manche. Jouis de ta jeunesse, ne refuse
ni un bon jour ni une bonne nuit^ ni bien boire et
bien manger quand tu en trouveras l'occasion; se
perde ce qui se perdra. Ne crains pas d'user des biens
dont ton maître a hérité; tires-en profit dans ce monde,
nous ne les aurons pas dans Tautre. O mon fils Par-
meno ! — et je puis bien t'appeler mon fils, moi qui
t'ai vu si longtemps à mes côtés, — suis mes conseils,
car je te les donne avec le désir sincère de te voir ho-
norablement posé. Oh ! que je serais heureuse si Sem-
pronio et toi étiez plus unis, plus amis et plus frères
en tout ! que je serais heureuse si vous veniez ensem-
ble à ma pauvre maison pour me voir, vous reposer
et même vous désennuyer avec chacun une fillette!
Parmeno. Fillette, ma mère ?
CéLESTiNE. Fillette, en vérité, car moi je suis trop
vieille. J'en ai procuré une à Sempronio, et cependant
je lui porte moins d'intérêt qu'à toi, je l'aime moins
que toi ; tout ce que je te dis , vois-tu, c'est du plus
profond de mes entrailles.
Parmeno. Ma bonne mère, je ne te serai point in^
grat.
CéLBSTiNE. Et lors même que tu le serais, je n'en
souffrirais pas beaucoup, car j'agis pour l'amour de
Dieu, parce que je te vois seul sur une terre étrangère,
et aussi par respect pour les ossements de celle qui t'a
recommandé à moi ; tu seras homme, tu deviendras
raisonnable, sensé, et tu diras : « La vieille Célestine
me conseillait bien. •
Parmeno. Je le sens bien maintenant, quoique je
sois jeune, et ce que je disais aujourd'hui à mon maî-
tre, ce n'était pas pour blâmer ce que tu faisais, mais
parce que je voyais qu'il me savait mauvais gré des
bons avis que je lui donnais. Pour l'avenir, soyons
tous contre lui; fais des tiennes, je me tairai; j'ai eu
tort de ne pas te croire dès le commencement de cette
a&ire.
104 ^^ ciLBSTIKB.
CiLESTiim. Tu broncheras en cela et en bien d'au-
tres choses tant que tu ne suivras pas mes conseils;
ils te viennent d'une amie véritable.
Parmeno. Je tiens aujourd'hui pour bien employé
le temps que j'ai passé à te servir, puisque j'ai retiré
tant de fruit pour un âge plus avancé. Je prierai Dieu
pour l'âme de mon père, qui m'a laissé une telle tu-
trice, et pour celle de ma mère, qui m'a recommandé
à une telle femme.
CéLESTiNE. Ne me parie pas d'elle, mon enfiiin^ je
t'en conjure, car mes yeux se gonflent de larmes.
Trouverai-je en ce monde une pareille amie, une telle
compagne, une aide semblable dans mes travaux et
mes fatigues ? Qui cachait mes fautes? qui savait mes
secrets? à qui mon cœur était-il ouvert? qui donc
était tout mon bien et mon repos, si ce n'est ta mère,
plus que ma sœur et mon amie ? Oh ! qu'elle était
gracieuse! oh! qu'elle était leste, propre et forte!
Elle courait à minuit de cimetière en cimetière, cher-
chant des objets pour notre art, sans plus de peine et
de crainte que de jour. Il n'y avait ni chrétien, ni
maure, ni juif dont elle ne visitât la fosse : le jour elle
allait à la découverte, le soir elle les déterrait. Elle se
plaisait à l'obscurité de la nuit, comme toi à la clarté
du jour; elle disait que la nuit était le manteau de
tous les pécheurs. Et adroite ! n'avait-elle pas toutes
les grâces ? Je vais te dire une chose qui te montrera
quelle mère tu as perdue; je devrais la taire, mais il
ne faut rien te cacher; tout peut passer avec toi. Elle
arracha sept dents à un pendu avec des petites pinces
à épiler, tandis que moi, je lui étais les souliers. Et
pour entrer dans un cercle? mieux que moi et avec
plus de courage, et cependant j'avais assez bonne ré-
putation $ mais maintenant, pour mes péchés, j'ai tout
perdu, tout oublié avec elle. Que te dirai-je de plus ?
Les diables eux-mêmes la craignaient; ses cris terri-
bles les efirayaient et les rendaient tout tremblants ;
aussi elle était connue d'eux comme tu l'es dans ta
ACTE SBPTI&ICS. tOj
maison; ils se culbutaient les uns par-dessus les au-
tres quand elle les appelait : ils n'osaient pas lui dire
de mensonges, tant elle avait de puissance sur eux !
Depuis que je Tai perdue, je ne leur ai pas entendu
dire un seul mot de vérité.
Parmeno, à part. Dieu tienne compte à la bonne
vieille du plaisir que me font ses paroles et ses
louanges !
CiLESTiNB. Que dis-tu, Parmeno, mon bien-aimé,
mon ûls et plus que mon fils?
Parmeno. Je me demande comment ma mère pou-
vait avoir cet avantage, puisque les paroles que vous
disiez toutes les deux étaient les mêmes.
CéLESTiNE. Comment? cela t*étonne? Ne connais-tu
pas le dicton : « Il y a grande différence de Pierre à
Pierre? > Nous ne possédons pas toutes à un si haut
degré cette faculté de ma commère. N*as-tu pas vu
dans tous les états de bons et de mauvais ouvriers ?
Telle était ta mère (Dieu conserve son âme!}, la pre-
mière de notre métier, connue pour telle et aimée de
tout le monde, des cavaliers, des clercs, des hommes
mariés, des vieillards, des jeunes gens et des enfants.
Et les jeunes filles, les demoiselles i elles priaient Dieu
pour elle comme pour leurs propres parents. Elle avait
affaire à tous, à tous elle parlait. Si nous sortions dans
la rue, tous ceux que nous rencontrions rappelaient
marraine, car elle avait été sage-femme seize ans.
Aussi, bien que tu n*aies pas eu connaissance de ses
secrets, en raison de ton jeune âge, il est raisonnable
que tu les saches aujourd'hui, puisqu'elle n'est plus
de ce monde et que tu es homme.
Parmeno. Dis-moi, mère, lorsque la justice te fit
arrêter à l'époque où j'habitais chez toi, vous con-
naissiez-vous beaucoup?
CiLESTiNB. Si nous nous connaissions ! Me dis-tu
cela pour rire? Nous avions fait le coup ensemble,
ensemble on nous vit, ensemble on nous prit et on
to6 LA 'CÂI.B8TINK.
nous fit le procès, ensemble on nous infligea le châ-
timent; ce fut là, je crois, la première fois. Mais tu
étais bien petit, et je m'épouvante aujourd'hui que tu
t'en souviennes; c'est la chose qu'on se rappelle le
moins dans la ville. Il y en a tant qui passent sans
qu'on s'en occupe! Tu verras chaque jour, si tu vas au
marché, des gens qui achètent et qui payent.
Pauceno. C'est vrai, mais dans le péché la pire chose
est la persévérance. De même que l'homme n'est pas
maître d'un premier mouvement, de même il n'est pas
maître d'une première faute ; aussi dit-on : « Q.ui pè-'
che et s'amende à Dieu se recommande. »
CiLESTiNB, à part. Pleure pour moi, pauvre fou !
S'agit-il donc de vérités ? Attends un peu, je vais tou-
cher une corde sensible.
Parmbno. Que dis-tu, ma mère?
C^LESTiNE. Je dis, mon fils, que, sans compter ce
jour-là, ta mère (Dieu ait son âme!) fut arrêtée quatre
fois et une entre autres sous accusation de sorcellerie,
parce qu'on la trouva de nuit, avec une lanterne, ra-
massant de la terre dans un carrefour. On la retint
une demi-journée sur une échelle dressée au milieu de
la place et avec une espèce de mitre sur la tête ^^. Mais
ce ne fut rien, il faut bien que les hommes soufiPrent
quelque chose dans ce triste monde pour soutenir leur
vie et leur honneur. Et vois combien une semblable
a£faire altéra peu sa raison ! elle ne renonça pas pour
cela à son métier et n'en profita que mieux. Ceci ré-
pond à ce que tu disais de la persévérance dans le
mal. Elle faisait tout avec grâce, et sur Dieu et ma
conscience ! bien qu'elle fût sur cette échelle, il sem-
blait, à son assurance et à sa fierté, qu'elle ne faisait
pas plus de cas que d'un blanc des curieux qui étaient
au-dessous d'elle. Il en est ainsi de tous ceux qui
sont, qui valent et qui savent quelque chose, comme
elle. Souviens-toi de ce qu'était Virgile, et de tout ce
çiu'il sut; tu auras sans doute entendu dire comment
il fut suspendu à une tour dans un panier d'osier, à
aCtb sbptièmb. 107
la vue de Rome entière^ et cependant il ne cessa pas
d*être honoré et il ne perdit pas son nom de Virgile v*.
Parmeno. Ce que tu dis est vrai, mais ce ne fut pas
par punition.
CÉLESTiNE. Tais-toi, imbécile, tu ne connais rien
aux usages de l'Église. Qu'importe que ce soit de la
main de la justice ou d'une autre manière? Notre curé,
que Dieu garde, le savait bien, car lorsqu'il vint la
consoler, il lui dit que bienheureux étaient ceux qui
supportaient les persécutions de la justice, que le
royaume des cieux était pour eux 7*. Or, vois s'il ne
vaut pas mieux soufiFrir quelque chose en ce monde,
afin de jouir de la gloire de l'autre. Il y a plus, en rai-
son des accusations portées contre elle à tort et fort
injustement, on la força, à l'aide de faux témoins et
de cruelles tortures, à s'avouer ce qu'elle n'était pas;
mais comme elle avait bon courage, et comme le cœur
accoutumé à souffrir supporte plus facilement les
mauvais traitements, tout cela ne fut rien. Mille fois
depuis ce jour je l'entendis dire : c Si mon pied a été
brisé, c'est pour mon bien, car je suis mieux connue
qu'avant. » En pensant à tout ce que ta bonne mère a
souffert ici-bas, nous devons croire que Dieu l'en ré-
compensera bien là-haut, si ce que notre curé a dit
est vrai, et cela me console. Sois donc avec moi ce
qu'elle était, un ami véritable ; travaille pour être bon
et cherche toujours à le paraître; ce que ton père t*a
laissé est en lieu sûr.
Parmeno. Laissons là les morts et les héritages; par-
lons des afiaires présentes, cela nous vaut mieux que
de penser aux choses passées. Tu te souviendras sans
doute qu'il n'y a pas longtemps que tu m'as promis de
me faire avoir Areusa, quand je te dis au logis que je
mourais d'amour pour elle.
C1ÉLE8TINE. Si je te l'ai promis, je ne l'ai pas oublié ;
ne crois pas que j'aie perdu la mémoire avec les années.
J'ai fait échec à ta belle à ce sujet plus de trois fois en
ton absence. Je la crois mûre à présent ; dirigeons-;
I08 LA ciLBSTINB.
nous yen sa maison, elle ne pourra pas éviter le mat.
C'est là le moins que je veuille faire pour toi.
Pasmeno. Je désespérais déjà de l'obtenir, car jamais
elle ne m'a laissé profiter de quelques occasions de lui
parler, et comme on dit : c C*est mauvais signe d'a-
mour que fuir et tourner le dos, » cela m'avait ôté
toute confiance.
CiLESTiNE. Je m'inquiète peu de ce découragement;
tu ne me connaissais pas alors et tu ne savais pas
comme aujourd'hui que tu as sous la main une maî-
tresse passée en semblables afiieiires. Tu verras tout à
l'heure qu'autant tu es nécessaire à ma cause, autant
je puis t'étre utile auprès de ces femmes, et bonne en
matières d'amour. Va doucement, voici sa porte $ en-
trons sans bruit, afin que ses voisines ne nous entendent
pas. Arrête- toi, attends au bas de cet escalier, je vais
monter pour voir ce qu'il y a à faire, et peut-être trou-
verons-nous mieux que ni toi ni moi ne pensons*
Areusa. Qui va là? qui monte dans ma chambre à
pareille heure ? ^
CÉLESTiNE. Une femme qui ne te veut pas de mal,
qui ne fait pas un pas sans penser à ton profit^ qui
s'occupe plus souvent de toi que d'elle-même^ une
femme qui t'aime, toute vieille qu'elle est.
Areusa, à part. Qu'elle aille au diable, cette vieille,
qui arrive à cette heure comme un fantôme ! {Haut.)
Bonne mère, quel bon motif t'amène si tard ? Déjà je
me déshabillais pour me coucher.
CéLESTiNE. Avec les poules, ma fille? Ce n'est pas
ainsi que se fera ta fortune. Te promener à pareille
heure, passe. Il est autre que toi, celui qui pleure sur
ses besoins; belle vie que la tienne, chacun la voudrait
pour soi.
Areusa. Jésus ! je vais me rhabiller, car j'ai froid. .
CéLESTiMB. Ne le fais pas, sur ma vie; couche-toi
plutôt, de là nous causerons.
ACTE 8BPT1&MB. lOÇ
Arbusa. En conscience, j'çn ai grand besoin, je me
suis sentie malade aujourd'hui tout le jour, c'est la né-
cessité plutôt que le vice qui me fait prendre en ce
moment mes draps de lit en guise de jupons.
CÉLESTiME. Puisque tu n*es pas à ton aise, mets
bas ta robe et couche-toi, tu me semblés une sirène.
Ah ! comme ta robe sent bon quand tu l'agites ! Tout
réussit à celles qui ont de Taudace; j'ai toujours eu
confiance en tes faits et gestes, en ta grâce et en ton
esprit. Que tu es fraîche! Dieu te bénisse! Quels draps
et quelle courte-pointe, quel oreiller, quelle blancheur !
Perle d*or, tu verras si elle t'aime celle qui vient te
voir à cette heure ; laisse-moi te regarder tout à mon
aise, c'est un bonheur pour moi.
Areusa. Doucement, mère, ne fapproche pas de
moi, tu me chatouilles, tu me fais rire, et le rire aug-
mente ma douleur.
CéLESTiME. Quelle douleur, mon amour? Te mo-
ques-tu de moi ?
Areusa. Qu'il m'arrive malheur si je plaisante; voilà
quatre heures que je souffre du mal de mère, il me
remonte à la poitrine, il veut m'ôter de ce monde. Je
ne suis pas aussi vicieuse que tu le penses.
CéLESTiNE. Voyons, dis- moi à quelle place, je tâte-
rai. Je connais ce mal pour mes péchés; chaque
femme au monde a ses entrailles qui la font souffrir.
Arbusa. Plus haut, sur l'estomac.
ÇiLESTiNB. Dieu te bénisse et l'archange saint Michel
te protège ! Que tu es grasse et fraîche] Quels seins et
quelle gentillesse! Je te savais belle, parce que j'avais
vu ce que tout le monde peut voir ; mais je puis te
dire maintenant qu'il n'y a pas dans la ville trois corps
comme le tien parmi tous ceux que je connais. Tu ne
parais pas avoir quinze ans. Ah i bienheureux l'homme
auquel tu permettras de jouir d'une telle vue ! Pour
Dieu I tu commets un péché en ne feisant pas part de
tant de grâces à tous ceux qui t'aiment bien; Dieu ne
tiO LA ciLBSTINK*
te les a pas données pour qu'elles passent inutilement,
ainsi que la fraîcheur de ta jeunesse, sous six doubles
de toile et d'étofie. Ne sois pas avare de ce qui t'a coûté
si peu; ne thésaurise pas avec ta gentillesse, elle est
de sa nature aussi commun icable que l'argent) ne sois
pas comme le chien du jardinier '^^^ et puisque tu ne
peux jouir de toi-même, laisses-en jouir qui le peut.
Ne crois pas que tu sois au monde pour ne rien faire;
quand elle naît, lui naît aussi ; quand lui, elle. Il n'a
été créé en ce monde rien d'inutile, rien qui ne dé*
pendît de la nature. Cest un péché, crois-moi, d'af-
fliger les hommes quand on peut remédier à leurs
maux.
ÂREUSA. En vérité, mère, personne ne m'aime en ce
moment $ donne-moi un remède pour mon mal, et ne
te moque pas de moi.
C^BSTiNB. Hélas! c'est un mal bien commun et nous
y sommes toutes sujettes. Je veux bien dire ce que j'ai
vu faire à beaucoup de personnes et ce qui me réussit
souvent; mais comme les tempéraments sont di£fê-
rents, de même les remèdes produisent quelquefois
des effets tout opposés. Toutes les odeurs fortes sont
bonnes, le pouliot, la rue, l'encens, la fumée de plumes
de perdrix, de romarin, de musc. Ainsi' traitée, la
douleur se calme et la mère reprend peu à peu sa place.
Il y a quelque chose que je trouvais meilleur que tout
cela ; mais je ne veux pas te le dire, puisque tu lais
tant la sainte avec moi.
Areusa. Qu'est-ce, mère, je t'en prie ? Tu me vois
sou&ante, pourquoi me cacher les moyens de gué-
rison?
CiLBSTiNB. Va donc, tu me comprends bien, ne
£Eiis pas la sotte.
Areusa. Ah 1 la fièvre me brûle si je te comprenais!
Mais que veux-tu que je fiasse ? Tu sais que mon
amant est parti hier pour la guerre avec son capitaine;
puis-je lui faire infidélité ?
A.CTS 9BPtlèMB. |II
C^LESTiNB. Vois donc le grand mal et là grande
inûdélitél
Arbusa. En vérité, c'en serait une, car il me donne
tout ce dont j'ai besoin; il m'honore, me soigne et
me traite comme si j'étais sa dame.
Célbstine. Et malgré tout cela» tant que tu n'enfan-
teras pas, tu ne cesseras pas de souffrir de ce mal,
dont il est peut-être cause. Si tu ne veux pas en croire
la douleur, crois la couleur, et tu verras ce qui ré-
sulte d'une aussi triste compagnie.
Areusa. Mon malheur l'a voulu ainsi; mes parents
m'ont jeté un sort. Mais laissons cela, car il est tard,
et dis-moi quel est le motif de ta venue.
CéLESTiNE. Tu sais bien ce que je t'ai dit de Par-
meno; il se plaint à moi de ce que tu ne veux pas le
voir, je ne sais pourquoi, car tu n'ignores pas que je
Taime bien et que je le regarde comme mon fils. En
vérité, j'agis autrement en ce qui te concerne ; tes voi-
sines elles-mêmes me plaisent, mon cœur se réjouit
quand je les vois, parce que je sais qu'elles te par-
lent.
Areusa. Je t*en suis bien reconnaissante, mère.
CÉLESTiNE. Je n'en sais rien, je crois aux œuvres,
les paroles se vendent pour rien partout où l'on veut ;
l'amour ne se paye qu'avec l'amour, et les œuvres avec
des œuvres. Tù sais la parenté qui existe entre toi et
Elicie, que Sempronio entretient chez moi ? Parmeno
et lui sont compagnons, ils servent ce seigneur que
tu connais et duquel il pourra te revenir tant de fa-
veurs. Ne me refuse pas ce qui te coûte si peu à faire.
Vous êtes parentes, eux sont compagnons ; vois comme
tout s'arrange au delà de nos désirs. Il est venu avec
moi| décide si tu veux qu'il monte.
Areusa. Ah 1 grand Dieu 1 s'il nous a entendues..»
C^lsstuce. Non, il est resté en bas; je vais le faire
monter, tu le rendras heureux en l'accueillant bien, en
lui pariant et en lui faisant bon visage. S'il te plaît,
La CihtiTWB. to
tia LA CiLBSTINB.
lois à lui et ^it-en ton plaisirs il y gagnera beaucoup
sans doute^ mais tu n*y perdras rien.
AftcusA. Je comprends bien, mère, que ce que tu
m*as dit tout à l'heure, ce que tu me dis maintenant,
tout cela est dans mon intérêt; mais comment veux-
tu que je fasse ce que tu me conseilles ? Il est quelqu'un
à qui je dois compte de tout, comme je t'ai dit, et s'il
apprend quelque chose, il me tuera. J*ai des voisines
jalouses, elles le diront à Tinstant. Je n*ai plus beau-
coup à perdre, mais je perdrai toujours plus que je ne
gagnerai en me rendant à ton désir.
CéLESTiNE. J'ai avisé à ce que tu crains, nous som-
mes entrés sans bruit.
Aebusa. Je ne dis pas cela pour cette nuit, mais
pour bien d'autres.
CiLESTiNB. Comment, c'est ainsi que tu es? C'est
ainsi que tu agis ? Tu n'auras jamais maison avec gre-
nier 7i. Tu le crains absent, que ferais- tu s'il était dans
la ville? Heureusement pour moi, je ne renonce ja-
mais à donner conseil aux sots» et il y en a toujours,
ce qui ne m'étonne pas; le monde est grand et le
nombre des gens expérimentés est petit. Hélas ! ma
fille, si tu voyais le savoir de ta cousine et combien
elle a profité de mes conseils et dé mon exemple! Elle
est habile et ne s'est pas mal trouvée de mes leçons et
de quelques bourrades par-ci par-là. Elle peut en
compter un dans son lit, un à la porte et un autre qui
soupire pour elle chez lui ; elle s'acquitte avec tous, à
tous elle fiait bon visage et tous pensent qu'ils sont
tendrement chéris; chacun d'eux est persuadé qu'il est
seul, que lui seul est aimé, que lui seul suffit à ce
dont elle a besoin. Et tu crains d'en avoir deux! Crois-
tu que les planches de ton lit le découvriront? Te
contentes-tu donc d'un seul morceau ? Tu ne feras pas
grandes provisions ; je ne voudrais pas vivre sur tes
restes. Jamais un seul ne m'a suffi, je n'ai jamais mis
mon affection en un seul. Deiix peuvent davantage,
quatre encore plus ; plus ils sont, plus ils donnent et
ACTB SEPTli^MB. Il)
plus il y a à choisir. Souris qui n'a qu'un trou n'est
pas tranquille ; si on le lui bouche, elle ne sait plus
où se cacher du chat''^. Vois quel danger menace celui
qui n*a qu'un œil. Une âme seule ne chante ni ne
pleure; tu rencontreras rarement dans la rue un
moine seul; il est rare qu'une perdrix vole sans com-
pagne; un seul mets dégoûte bien vite; une hirondelle
ne fait pas le printemps; on n'ajoute pas foi à un témoin
seul ; qui n'a qu'une robe l'use promptement. Qu'at-
tends-tu, ma fille, de ce nombre un ? Je te citerai de lui
plus d'inconvénients que je n'ai d'années sur les épaules.
Aies-en donc deux, c'est une agréable compagnie, de
même que tu as deux oreilles, deux pieds, deux mains,
deux yeux et deux draps sur ton lit, et enfin deux
chemises pour changer ''''. Si tu en veux plus, mieux tu
feras, car plus il y a de Maures, plus il y a de profit.
L'honneur et pas de bénéfice, ce n'est qu'une bague
au doigt, et puisque les deux ne peuvent venir à la
fois, accroche le bénéfice et laisse là le reste. Monte»
Parmeno, mon fils.
Areusa. Qu'il ne monte pas, la fièvre me tue, je me
meurs d'embarras, je ne le connais pas, j'ai honte de-
vant lui.
C]âLB6TiN& Je suis là pour te l'ôter;. je parlerai pour
tous deux, car lui aussi est un autre embarrassé.
Parmbno. Madame, Dieu conserve votr« grâce 1
Arbusa. Gentilhomme, soyez le bienvenu.
CâLBSTiNB. Approche d'ici, âoe; où vas-tu t'asseoir
dans ce coin ? Ne fais pas l'embarrassé; l'bomme hon-
teux, le diable le conduit au château ''s. Ecoutez tous
deux ce que j'ai à vous dire : tu sais, Parmenoy mon
fils, ce que je t'ai promis, et toi, ma fille, ce que je t'ai
demandé : je ne te parle pas de la difficulté que tu as
mise à me l'accorder. Je ne veux pas faire de longs
discours avec vous, le moment ne le souffre pas. Ce-
lui-ci a toujours ressenti peine d'amour pour toi, tu le
saiS| tu ne veux pas le tuer; je vois d'avance que tu ne
tl4 LA céLBSTINË.
le trouTefas pas mauvais pour passer la nuit avec toi»
Arbusa. Sur ma vie, mère, qu'il n*en soit pas ainsi!
Jésus! ne me le demande pas.
Parmeno. Ma mère, pour Tamour de Dieu, que je ne
sorte pas d'ici sans bon résultat; sa vue me fait mou-
rir d*amour; ofFre-lui tout ce que mon père fa laissé
pour moi, dis-lui que tu lui donneras tout ce que i*ai.
Va, dis-lui, il me semble qu'elle ne veut pas me regarder.
Arbusa. Que te dit ce cavalier à Toreille ? Pense-t-il
que je veuille rien faire de ce que tu demandes?
CÂLESTiNE. Il dit, ma fille, qu'il se fait une grande
joie de ton amitié, parce que tu es une personne hono-
rable, et que tu ne refuseras pas un cadeau, quel qu*il
soit. Viens ici, négligent, honteux, je veux voir à quoi
tu es bon avant de m'en aller; aUons, chatouille-la
dans son lit»
Areusa. Il ne sera pas assez impoli pour venir sans
permission dans un lieu défendu.
CéLESTiNB. Te voilà dans les politesses et les per-
missions? Je n'attends pas plus longtemps ici ; j'ai
confiance que tu arriveras au matin sans douleur et
lui sans couleur; c'est un paillard, un jeune coq, voilà
la barbe qui lui pousse, et je réponds qu'en trois nuits
là crête ne lui tombera pas. Dans mon jeune temps et
quand mes dents étaient meilleures, les médecins de
mon pays me donnaient de cela à manger.
Arbusa. Ah ! seigneur, ne me traitez pas de la sorte]
modérez-vous, par courtoisie, ayez égard aux cheveux
blancs de cette honorable vieille. Éloignez-vous, je ne
suis pas de celles que vous pensez ; je ne suis pas de
celles qui vendent publiquement leur corps pour de
l'argent. Sur mon âme, je sors d'ici, si vous touchez à
ma couverture avant que Célestine soit partie.
C^LBSTiNB. Qu'est-ce que ceci, Areusa? Que signifie
cet étrange caprice ? Que veulent dire ces nouvelles
manières et ce dédain affecté ? Il semble, fille, que je
ne sache pas ce que c'est, que je n'aie jamais vu un
homme et une femme ensemble, que je n'aie jamais
ACTE SEPTjàMB. Mj;
passé par là ni )oui de ce dont tu jouis, que j*ignore
ce qui se passe, ce qui se dit et ce qui se fait ? Hélas !
qui en a plus entendu que moi ? Mais sache donc que
l'ai été |eune et recherchée comme toi, que j'ai eu des
amis, que jamais je ne repoussai d'auprès de moi ni
vieux ni vieille, que je ne refusai leurs conseils ni en
public ni en secret. Sur ma mort, que je dois à Dieu !
l'aimerais mieux un grand soufflet au milieu du visage.
A te voir et à t'entendre, il semble que je sois née
d'hier. Pour te faire honnête, il faudrait que tu me
£sses ignorante et honteuse, il faudrait m'enlever ma
vieille habitude et mon expérience, me déprécier dans
mon métier afin de félever dans le tien. Mais de cor-
saire à corsaire on ne perd que les barils ''*. Je fais plus
d'éloges de toi quand tu n'es pas là, que tu ne t'estimes
en ma présence,
Areusà. Mère, si j'ai commis une faute, pardonne-
moi. Approche-toi, et qu'il fasse ce qu'il voudra ; j'aime
mieux ta satisfaction que la mienne. Je me crèverais
un œil plutôt que de t'offenser.
CéLESTiNE. Je ne suis pas offensée, mais je te parle
pour l'avenir. Dieu vous garde tous deux 1 Je m'en vais
seule, car vous m'agacez les nerfs avec vos baisers et
vos folâtreries; j'en ai encrre le goût dans les gencives }
je ne l'ai pas perdu avec les dents.
Areusa. Dieu te conduise !
Parmeno. Mère, veux-tu que je t'accompagne ?
C^LESTiNE. Ce serait découvrir un saint pour en
couvrir un autre. Dieu vous garde ! je suis vieille, je
ne crains pas qu'on me fasse violence dans la rue.
ÉLias. Le chien aboie. Vient-elle enfin, cette mau-
dite vieille ?
C^LESTiNE. Tac, tac, tac
Élicie. Qui est Ul ? qui frappe ?
CiLESTXNE, Descends m'ouvrir, ma fille.
Élicie. Est-ce ainsi que tu vas?'C*est ton plaisir
Il6 LA C^LESTINB.
de courir la nuit. Pourquoi agis-tu de la sorte ? pour-
quoi iais-tu de si longues absences, mère? Tu ne
penses jamais à revenir à la maison, c'est une habi-
tude prise ; pour contenter une seule personne, tu en
mécontentes cent autres. On est venu te demander au-
jourd'hui de la part du père de cette jeune fiancée que
tu conduisis au chanoine ^ le jour de Pâques : il veut
la marier d'ici à trois jours. Tu lui a promis de la re-
faire, et il t'attend; il ne faut pas que le mari s'aper-
çoive de l'absence de la virginité.
CéLESTiNE. Je ne sais pas du tout, mon enfant, de
qui tu me parles.
Éligie. Gomment I tu ne t*en souviens pas ? Tu
perds la tête, en vérité. Oh ! que ta mémoire est feible !
Mais tu m'as dit cependant, quand tu Tas conduite
là-bas, que tu l'avais déjà retouchée sept fois.
CéLBSTTNB. Ne sois pas surprise, ma fille ; quicon-
que occupe sa mémoire à plusieurs choses ne peut la
fixer à aucune. Mais, dis-moi, reviendra-t-il t
Élicie. Parbleu! s'il reviendra! Il t'a donné un
bracelet d'or pour prix de ton travail.
CéLESTiNE» Ah ! c*est Phomme au bracelet ? Je sais
de qui tu parles. Mais pourquoi n'as-tu pas pris l'ap-
pareil et n*as-tu pas commencé à faire quelque chose?
En pareils soins, tu devrais être habile et avoir fait tes
preuves ; combien de fois ne m*as-tu pas vue travailler?
Veux-tu donc rester là toute ta vie comme une bête,
sans métier ni rente ? Quand tu auras mon âge, tu
regretteras l'aisance dont tu jouis maintenant. Oisive
jeunesse donne malheureuse vieillesse. Je faisais au-
trement quand ton aïeule, que Dieu garde ! me mon-
trait ce métier; au bout d'un an, j'en savais plus qu'elle.
Élicie. Je n'en suis pas surprise ; il arrive souvent,
comme on dit, (que Pélève en remontre au maître; cela
dépend du plaisir avec lequel on apprend. Aucune
science ne profite à celui qui n'y prend pas goût. J*ai
ce métier en haine, et toi, tu mourrais pour lui.
CéLESTXNB. Peux-tu parler ainsi ! Tu veux une pau-
ACTE RVItl^MB. II7
▼te vieillesse. Penses-tu que tu resteras toujours à
mes côtés?
ÉuaE. Pour Dieu! laissons là les choses ennu]reu-.
ses; le temps porte conseil. Pensons au plaisir. Si
nous ayons de quoi vivre aujourd*hui, ne songeons
pas à demain. Celui qui amasse beaucoup meurt tout
aussi bien que celui qui vit pauvrement, le docteur
comme le pasteur, le pape comme le sacristain, le \
seigneur comme le serf, le noble comme le vilain, toi,
avec ton métier, comme moi, qui n*en ai pas. Nous
ne pouvons vivre toujours, jouissons et amusons-nous; '
peu de gens arrivent à la vieillesse, et de ceux qui y
sont parvenus, aucun n'est mort de faim. Je ne veux
en ce monde que le jour et un... mâle ^^, puis ma part
en paradis , car bien que les riches aient plus de faci-
lité à acquérir la gloire que celui qui n'a que peu de
chose, il n'y a personne de content, il n'y a personne
qui dise : « J*ai trop; i iln*y a personne qui ne soit
bien aise de changer son argent contre mon plaisir.
Laissons là ces soucis étrangers et couchons-nous, il
est temps. Un bon sommeil sans inquiétude m'en-
graissera plus que tous les trésors de Venise.
ACTE HUITIEME
Abgumint : Le matin vient, Parmeno te réveille et prend
congé d*Areu8a ; il s'en retourne vers la maistfn de Calixte,
son maître. Il trouve sur la porte Sempronio, et tous deux
se promettent amitié. Ils vont entànble à la chambre de
CaUxte, qu'ils trouvent parlant seul. Calixte se lève et va
à relise.
PARMENO, AREUSA, SEMPRONIO, CALIXTE.
Parmbno. Fait-il jour déjà? D'où vient donc tant
de clarté dans la chambre ?
Arbusa. Comment! il fait jour? Dors, ami, nous
venons à peine de nous coucher. Je n*ai pas encore
1l8 LA ciLESTIlfB.
fermé les yeux; peut-il être d^ Jour? Ouvre, je te
prie, ce Tolet près de ta tête, tu verras.
Pauodio. Je suis dans mon bon sens, ma chère; il
est grand jour, on voit passer la lumière à travers la
porte. Traître que je suis ! quelle fisLote i*ai commise
vis-à-vis de mon maître! Je suis digne de châtiment.
Dieu ! qu'il est tard !
Akbusa. Tard?
PASMEifo. Et très-tard.
Arbusa. Eh bien ! en vérité, mon mal de mère ne
m'a pas quittée. Je n'y comprends rien.
Parmbno. Que veux-tu y faire, ma vie ?
Areusa. Que nous causions de mon mal.
Parmeno. Mon âme, si ce que nous avons dit ne
suffit pas, pardonne-moi de n*en pas parler davantage,
car il est grand our. Si je m*en vais trop tard, je serai
fort mal reçu par mon maître; je viendrai demain et
toutes les fois que tu voudras ensuite. Dieu a voulu
que les jours se suivissent, afin que ce qui ne pouvait
se faire en un seul se terminât le lendemain. Si tu
veux que nous puissions nous voir plus longuement,
fais-moi la faveur de venir aujourd'hui vers midi
dîner avec nous chez Gélestine.
Arbusa. Avec grand plaisir. Va avec Dieu et ferme
la porte derrière toi.
Parksno, Dieu te garde!
Parkbwo, O plaisir inouï 1 ô joie sans pareille 1
^uel homme e$t ou a été plus heureux, plus fortuné,
plus favorisé que moi ? Je ne puis croire encore que
je possède un bien aussi précieux, un bien aussitôt
obtenu que demandé. En vérité, si mon cœur pouvait
se faire aux trahisons de cette vieille, je marcherais
sur les genoux pour lui plaire. Comment lui payerai-je
tout cela ? O grand Dieu 1 à qui conterai-je ce plaisir?
à qui découvrirai-je un tel secret ? à qui ferai-je part
de mon bonheur ? La vieille avait raison de me dire
ACTB HUITI&MB* II9
qu*aucune jouissance n'était agréable sans compagnie.
Le plaisir dont on ne peut parler n'est pas un plaisir.
Qui comprendrait mon bonheur comme je le com»
prends? J'aperçois Sempronio à la porte de la maison;
il s'est levé de bonne heure; mon maître va me mal-
traiter s'il est déjà sorti de sa chambre. 11 ne le sera
pas, ce n'est pas son habitude, et cependant, comme
il n'a pas son bon sens, il ne serait pas surprenant
qu'il eût changé de manières.
Sempronio. Parmeno, mon ami, si je connaissais le
pays où on gagne ses gages en dormant, je ferais
beaucoup pour y aller, je n'en céderais ma part à per-
sonne et je gagnerais autant que bien d'autres. Com-
ment, vagabond, as-tu été assez malavisé pour ne pas
revenir ? Je ne sais que penser de toi, sinon que tu es
resté à réchauffer la vieille cette nuit, ou à lui gratter
les pieds comme lorsque tu étais petit.
Parmeno. O Sempronio ! mon ami et plus que mon
frère ! pour Dieu 1 ne détruis pas mon plaisir, ne mêle
pas ta colère à mes regrets; ne corromps pas mon
bien-être par ta mauvaise humeur ; ne jette pas tant
de trouble dans la liqueur transparente de mes pen-
sées; n'obscurcis pas mon bonheur avec tes gronderies
envieuses et tes méchants reproches. Reçois-moi avec
gaîté, je veux te conter les merveilles de la bonne au-
baine que je viens d'avoir.
Sbmpronzo, Parle donc ; est-ce quelque chose de Mé-
libée ? l'as-tu vue ?
Pasmbno. Quoi? de Mélibée? C'est d'une autre que
j'aime bien plus et qui est telle que, si je ne m'abuse
pas, elle peut l'égaler en grâces et en beauté, car
Mélibée ne possède pas seule tout ce qu'il y a de beauté
et de grâces,
Sempronio, Qu'est-ce que cela, nigaud ? Je voudrais
rire, mais je ne peux pas. Le monde est perdu* tous
se mêlent d'aimer. Calixte aime Mélibée ; moi, Élicie,
et toi, par envie, tu as trouvé avec qui perdre le peu
de bon sens qui te reste.
ISO tA C^LESTINB.
Pamrno. Bon ! c'est une folie d'aimer, et je suis fou
et sans cervelle ! Mais si la folie portait à la douleur,
on Tentendrait dans chaque maison.
Sevpronio. a en juger par ce que tu dis, tu es fou
réellement, car je t'ai entendu donner à Calixte des
conseils ridicules, contredire Célestine en tout ce
qu'elle disait; tu as refusé ta part de profit pour nuire
à la vieille ainsi qu'à moi. Ah ! vilain personnage,
murmurateur éternel, tu me tombes sous la main et
tu me donnes beau jeu pour te tourmenter ! j'en pro-
fiterai.
Pamceno* La véritable force, Sempronio, ne consiste
pas à tourmenter et à taquiner, mais à conseiller et à
secourir et, mieux encore, à être bienveillant et ser-
viable. Je fai toujours regardé comme frère; pour
Tamour de Dieu ! ne réalise pas ce qu'on dit sans
cesse, que la plus petite chose peut diviser des amis.
Tu agis bien mal avec moi ; je ne sais d'où te vient
cette rancune. Prends garde, il est bien rare que les
reproches et les sarcasmes ne viennent à bout de la
patience.
Sempronio. Je ne dis rien, moi ; je pense seulement
qu'il n'y a plus d'enfants dès que tu te mêles d'avoir
une maîtresse ^K
Parmeno. Tu te fâches, je veux te supporter, bien
que tu agisses fort mal avec moi. On dit qu'aucune
passion humaine n'est éternelle et m^me ne dure ja-
mais longtemps.
Sempronio. Tu te conduis bien phis mal avec Ca-
lixte; tu lui conseilles des choses que tu ne 5iis pas
toi-même, tu l'engages à se préserver de Pamour de
Mélibée ; tu fais comme une enseigne d'auberge, qui
n'est jamais à l'abri et qui l'indique à tout le monde.
O Parmeno ! tu peux voir maintenant qu'il est facile
de blâmer la conduite d'autrui et qu'il est difiBcile de
mettre la sienne à l'abri du reproche ! Je œ t'en dis
pas davantage, tu l'éprouves par toi-même et nous
ACTE HUITIÈME. 121
verrons par la suite comment ta t'en tireras, mainte-
nant que tu as ton écuelle tout comme un autre. Si
tu avais été mon ami lorsque )*ayais besoin de toi, tu
aurais favorisé les projets de Célestine et les miens,
plutôt que de venir ficher un clou de malice à cha-
cune de nos paroles. Sache que de même que la lie
chasse les ivrognes de la taverne, de même la néces-
sité ou l'adversité chasse les faux amis. Il faut peu
de temps pour découvrir le faux métal sous la dorure.
Parmsno. Je l'avais entendu dire et j*en fais main-
tenant Pexpérience, jamais il n'y a, dans cette triste
vie, de plaisir sans peine; aux jours gais, clairs et se-
reins, nous voyons succéder des jours de nuages, de
pluie et d'obscurité; à la suite des plaisirs, des jouis-
sances, viennent la douleur, la mort; après les rires
et les folies arrivent les pleurs et les passions mor-
telles ; enfin à beaucoup de calme et de repos succède
beaucoup de tristesse et de chagrin. Qui pourrait
être aussi joyeux que je l'étais tout à l'heure ? Qui
peut être aussi désolé que je le suis maintenant? Per-
sonne au monde n'est fier, comme je l'étais il n'y a
qu'un instant, du bonheur extrême que je goûtais près
d'Âreusa ; personne non plus n'a été réveillé du rêve
le plus doux aussi cruellement que je le suis par toi.
Tu ne me donnes pas le temps de te dire que je suis
à toi, que je veux t'aider en tout, que je me repens du
passé. Je voudrais te raconter tous les bons conseils,
tous les reproches bienveillants que j'ai reçus de Cé-
lestine à cause de toi et pour notre intérêt à tous ; te
dire enfin que, puisque cette passion de notre maître
pour Mélibée est sous notre direction, nous devons en
profiter maintenant ou jamais.
Sempronio. Tes paroles me font plaisir, mais j'eusse
voulu te voir agir en conséquence ; je veux te croire
cependant. Mais, pour Dieu, dis-moi, que m'as-tu
parlé d'Areusa? Serait-ce Areusa, la cousine d'Élicie?
Parmbno. D'où peut me venir tout le plaisir que je
ressens» si ce n'est d'être parvenu jusqu'à elle ?
122 LA céLBSTINB.
Sbmpronio. Comme il dit cela, Timbécilel le rire
m'empêche de parler. Qu'appelles- tu être parvenu
jusqu'à elle? Etait-elle à quelque fenêtre? Qu'est-ce
que cela?
Parkeno. J'en suis à me demander si elle en sera
grosse ou non.
Sempronio. Tu m'effrayes; à force de travail on vient
à bout de tout; l'eau qui tombe goutte à goutte finit
par creuser la pierre.
Parmeno. Il n'y a pas si longtemps qu'elle tombe;
j'y ai pensé hier, elle est à moi aujourd'hui.
Sbmpronio. La vieille a passé par là.
Pariceno. Pourquoi penses-tu cela?
Sempronio. Elle m'avait dit qu'elle t'aimait beau-
coup et qu'elle te la ferait avoir. Tu as eu du bonheur :
tu n'as fait qu'arriver et recueillir; c'est pour cela
qu'on dit : c Mieux vaut être aidé de Dieu que se lever
matin. » Tu as eu là un bon parrain.
Parmeno. Dis une marraine, c'est plus vrai. Quicon-
que s'appuie à un bon arbre y trouve une bonne ombre.
Je suis allé tard, mais j'ai recueilli de bonne heure.
O frère 1 que de choses n*aurais-je pas à te dire des
grâces de cette femme, de ses paroles, de la beauté de
son corps I Ce sera pour une meilleure occasion.
Sempronio. N'est-elle pas la cousine d'Élicie? Tu ne
m'en diras pas tant que celle-ci n'en ait davantage ; je
crois tout ce que tu me diras; mais que te coûte-t-
elle ? Lui as-tu donné quelque chose ?
Parmeno. Non, certes ; mais si j'avais eu de quoi,
c'aurait été bien employé, elle mérite toute espèce de
biens. On estime les femmes de cette classe selon
qu'on les a achetées cher ; elles valent autant qu'elles
coûtent. Jamais chose de grande valeur n'a aussi peu
coûté que ne m'a coûté Âreusa. Je l'ai engagée à
venir dîner chez Célestine; si tu le veuZ| nous irons
tous.
Sempronio. Qui, frère?
aCTB HUITlâliAB. ti3
PARMBiro« Toi et die; nous y trouverons la vieille
et Élicie, et nous aurons du plaisir.
Sehpronio. ODieu! comme tu m'as réjoui! tu es
un bon garçon, je ne te ferai jamais défaut. Je te
tiens pour homme, je crois que Dieu te veut du bien ;
toute la colère que m'avaient donnée tes bavardages
s'est changée en attachement. Je ne doute plus que
ton alliance avec nous ne soit ce qu'elle doit être. Je
veux t'embrasser, soyons unis comme frères, au dia-
ble tout le reste ! Qu'il soit question du passé autant
que de la Saint-Jean; vienne la paix pour toute l'an-
née ; les querelles entre amis entretiennent l'amitié.
Mangeons et amusons-nous, notre maître fera diète
pour nous tous.
Parmeno. Et que fait-il, le désespéré?
Sempronio. Il est là près de son lit, étendu sur une
estrade comme tu Tas laissé hier soir ; il n'a dormi ni
veiilé. Si j*entre, il ronfle; si je sors« il chante ou il
extravague ; je ne puis juger s'il s'y plaît ou s'il
soiifBre.
Parmeno. Que dis-tu? Et il ne m*a pas appelé, il n'a
pas pensé à moi ?
Sempronio. Il ne pense pas à lui-même, comment
veux-tu qu'il se souvienne de toi ?
Parmeno. J'ai eu du bonheur jusqu'en cela. Puis-
qu'il en est ainsi, avant qu'il s'éveille, je vais en-
voyer de quoi préparer le dîner.
Sempronio. Qu'enverras-tu là-bas afin que ces folles
te tiennent pour un homme accompli, bien élevé et
généreux?
Parmbko. Dans une maison pleine on trouve bientôt'
de quoi disposer un repas ; une partie de ce qu'il y a à
la dépense suffit pour ne pas être en défaut. Du pain
blanc, du vin de Murviedro, un jambon et six paires
de petits poulets qu'ont apportés l'autre jour les fer-
miers de notre maître; s'il les demande, je lui ferai
croire qu'il les a mangés. Et ses tourterelles qu'il à
124 l'A C^LBSTIHB.
fait résenrer pour aujourd'hui, }e lui dirai qu*elles
sentaient, tu diras comme moi. Nous nous arrangerons
de telle manière que ce qu*il en mangera ne le rendra
pas malade. Notre repas sera fort bien ordonné. Là-
bas» nous causerons plus longuement avec la vieille
de notre profit et de ses amours.
Sbmpronio. De ses douleurs plutôt, car en vérité je
crois qu'il ne s*en tirera cette fois que mort ou fou.
Tout est convenu, viens donc, montons voir ce qu'il fiût.
Calixtb.
Hélas! mon bonheor n*ett plus,
L*iieure de ma mort approche.
Ce que le désir demande,
L'espérance le refuse.
Parmeno. Écoute, écoute, Sempronio, notre maftre
improvise.
Sempronio. Quel fou et quel troubadour! le voilà
qui veut rivaliser avec le grand Antipater Sidonius et
avec le célèbre poète Ovide, auxquels les pensées ve-
naient à la bouche toutes rimées.
Parmeno. En vérité, il fait comme eux, le diable
l'inspire, il extra vague entre deux rêves.
Calixte.
Mon coeur, hélas ! il est bien juste
Que tu soufïres et sois malheureux.
Puisque tu t*es laissé séduire
Par les charmes de Mélibée.
Parmeno. Ne t'ai-je pas dit qu'il impro^sait!
Calixtb. Qui parle dans la salle? Holà I
Parmeno. Seigneur?
Calixte. La nuit est-elle bien avancée? Est-il l'heure
de me coucher ?
Parmeno» Seigneur, il serait plutôt tard pour vous
lever.
ACTB HUITl&MB. 12^
Calixte. Que dis-tu, fou ? Toute la nuit est-«lle donc
passée ?
Parmeno. Et même une partie du jour.
Calixte. Dis-moi, Sempronio, ne ment-il pas, ce
fou qui veut me faire croire qu*il est jour i
Sekpronio. Seigneur, oubliez un peu Mélibée, et
vous verrez la lumière. Vous êtes toujours en contem-
plation devant son image, et son souvenir vous éblouit
comme la lanterne fascine la perdrix.
Calixte. Je te crois maintenant, car on sonne la
messe. Donne-moi mes vêtements, j*irai à la Made-
leine, je prierai Dieu d'aider Célestine, de me rendre
favorable le cœur de Mélibée ou de mettre fin à mes
jours.
Sehpronio. Ne vous fatiguez pas tant, il ne iaut pas
tout vouloir en une heure ; les gens sages ne désirent
jamais avec grande impatience ce qui peut finir triste-
ment. Si vous demandez de voir s'accomplir en un jour
une chose pour laquelle il fiiudrait une année, votre
vie ne sera pas longue.
Calixte. Tu veux dire que je suis comme le valet
de récuyer galicien >*.
Sempronio. Dieu ne me permet pas de dire pareille
chose, car vous êtes mon maître; je sais d'ailleurs que,
de même que vous récompensez les bons soins, vous me
corrigeriez pour avoir mal parlé. Mais on dit que les
louanges et les paroles bienveillantes qu'on mérite
par de bons services, ne rachètent jamais le châtiment
ou la peine qu*on s'attire par quelque mauvaise parole
ou méchante action.
Calixte. Je ne sais d'où te vient tant de philoso-
phie, Sempronio.
Sempronio. Seigneur, de ce qu*une chose n'est pas
noire, il ne faut pas en conclure qu*elle est blanche,
tout ce qui reluit n'est pas or ^*, L'impatience de vos
désirs, que la raison ne modère pas, vous empêche de
juger de la bonté de mes conseils. Vous auriez voulu
126 LA ciLISTINB.
hier qu*au premier mot de vous on vous amenftt Mé-
libée^ enveloppée et garrottée avec son cordon, tout
comme si vous aviez envoyé au marché chercher quel-
que autre marchandise pour laquelle il n'y aurait eu
qu*à choisir et à payer. Soulagez votre cœur, maître,
un grand bonheur n'arrive pas en si peu de temps.
Un seul coup ne suffit pas pour renverser un chêne.
Sachez commander à votre douleur, la prudence est
chose louable, et l'homme prévenu et bien disposé sait
résister aux plus fortes attaques.
Calixtb. Tout cela serait fort bien, si la nature de
mon mal le permettait.
SsMPRONio. A quoi sert le bon sens, seigneur, si la
volonté repousse la raison ?
Calixtb. O fou que tu esl Thomme bien portant
ne sait dire au malade autre chose que : w Dieu vous
donne la santé ! » Je ne veux pas f écouter davantage,
tu ne fais qu'irriter et exciter la flamme qui me con-
sume. Je m'en vais seul à la messe ; je ne veux revenir
à la maison que lorsque vous viendrez me chercher et
m'apporter d'heureuses nouvelles de Céiestine ; je ne
mangerai pas avant que les chevaux de Phébus soient
rentrés dans les vastes prairies où ils se retirent lors-
qu'ils ont fini leur course journalière.
Sempronio. Seigneur, laissez là ces détours, laissez
là ces poésies, il n'est pas convenable de parler d'une
manière que tout le monde ne comprend pas et que
personne n'emploie. Dites : avant que le soleil se cou-
che, et on saura ce que vous voulez dire. Mangez
quelque conserve qui puisse vous soutenir jusqu'à ce
moment.
Calixte. Sempronio, mon fidèle serviteur, mon bon
conseiller, qu'il soit comme tu voudras ; je suis cer-
tain, à en juger par tes bons soins, que tu tiens autant
à ma vie qu'à la tienne.
Sempronio, à part. Crois-tu cela, Parmeno ? Je parie
bien que tu n'en mettrais pas la main au feu. Vois si
ACTE NEUVIÈME, 12/
tu sais oa est la conserve, empoignes-en un pot pour
ces chères femmes; cela nous va parfaitement. A bon
entendeur, etc. Tu le cacheras dans ta poche.
Calixtb. Que dis- tu, Sempronio?
Sempronio. Seigneur, je dis à Parmeno d*aller cher-
cher une tranche de citron confit.
Parmeno. Le voici, seigneur.
Caltxte. Donne.
Sempronio, à part. Diable ! comme il avale ! il vou-
drait Tengloutir d'une seule bouchée pour avoir plus
tôt fait.
Calixte. L*âme m*est revenue. Adieu, mes amis,
attendez la vieille et apportez-moi de bonnes nou-
velles. (// sort.)
Parmeno. Va au diable toi et tes mauvaises années !
Plût au ciel que cette tranche de citron pût te pro-
duire le même effet qu*à Apulée le poison qui échan-
gea en âne ** !
ACTE NEUVIÈME
Argument : Sempronio et Parmena vont chez Célestine en
causant. Arrivés là, ils trouvent Élide et Areusa. Ils se
mettent à table, et pendant le repas Elicie se querelle avec
Sempronio ; elle quitte la table et tous cherchent à Tapaiser.
Pendant ce temps, Lucrèce, servante de Mélibée, vient prier
Célestine d*aller trouver sa maîtresse.
SEMPRONIO, PARMENO, CÉLESTINE, ÉLICIE,
AREUSA, LUCRÈCE.
Sempronio. Parmeno, descends nos capes et nos
épées, s'il te semble à propos; il est l'heure d'aller
dîner.
Parmeno. Hâtons-nous, car elles se plaindraient
La CiLESTINK. II
ni La célestine.
de notre relard. Ne passons pas par cette rue, mais
par Tautre, parce que nous entrerons à Véglise et
nous verrons si Célestine a achevé ses dévotions ;
nous l'accompagnerons en chemin.
Sempronio. Il n*est pas temps; crois-tu donc qu'à
cette heure elle soit en prières ?
Parmeno. On ne peut pas dire qu'il n'est pas temps
de faire une chose qui peut se fisiire en tout temps»
Sempronio. C'est vrai» mais tu connais mal Céles-
tine; quand elle a quelque chose à traiter, elle ne se
souvient pas de Di^ et ne s'occupe pas de saintetés.
Tant qu'il y a de quoi ronger à la maison, les saints
sont sains, elle les laisse en repos ; quand elle va à
l'église avec son rosaire à la main, c'est qu'il n'y a pas
de quoi manger au logis. Bien qu'elle t'ait élevé, je
connais mieux que toi ses habitudes. Les prières de
son chapelet sont pour les virginités dont elle répond,
pour tous les amoureux qu'il y a dans la ville, pour
les jeunes filles qui lui sont recommandées, pour que
les sommeliers lui donnent bonne ration et du meil-
leur, pour qu'ils la connaissent tous par son nom^ afin
que, lorsqu'elle les rencontre, ils ne la prennent pas
pour étrangère; enfin pour que le chanoine soit tou-
jours jeune et généreux. Quand elle remue les lèvres,
c'est pour préparer des mensonges, pour méditer des
finesses qui puissent lui faire gagner de l'argent :
j'entrerai par ici, il me répondra ceci, je lui répliquerai
cela. C'est ainsi que vit celle à laquelle nous rendons
'honneur.
Parmeno. J'en sais bien davantage, mais je ne veux
pas parler, car je t'ai taché l'autre jour quand je l'ai
dit à Calixte.
Sempronio. Nous le savons pour notre bien, ne le
publions pas, de peur qu'il nous en advienne du mal.
Si notre maître vient à connaître tout cela, il la
prendra pour ce qu'elle est et n'en voudra pas. S'il ne
remploie pas, il faudra qu'il en vienne une autre, et
nous n'aurons pas notre part du bénéfice comme avec
ACTE NEUVIÈME. 1 20
celle-ci, car enfin, de gré ou de force, il faudra bien
qu'elle partage avec nous ce qu'elle recevra.
Pa&meino. Tu as bien dit, tais-toi, car la porte est
ouverte. Elle est chez elle, appelle avant d'entrer,
peut-être sont-elles déshabillées et ne voudront-elles
pas être vues ainsi.
Sempronio. Entre, ne crains rien, nous sommes
tous de la maison; elles mettent déjà la table.
CéLESTiNE. O mes amoureux ! mes perles d'or ! que
l'année me soit aussi heureuse que votre visite m'est
agréable !
Parmeno, à part. Quels discours tient la vieille ?
Vois-tu, frère, ces feintes caresses ?
Sempronio. Laisse-la, elle ne vit que de cela, je ne
sais qui diable lui a enseigné tant de méchanceté.
Parmesio; Nécessité et pauvreté^, la faim surtout ; il
n'y a pas de meilleure conseillère au monde, il n'y a
pas de meilleur excitant pour Tesprit Qui a enseigné
aux pies et aux perroquets à imiter avec leurs langues
habiles notre voix, notre organe et nos paroles, si ce
n'est la faim ?
Célestine. Fillettes, follettes, descendez vite, il y a
ici deux hommes qui veulent me faire violence.
Élicie. Je croyais qu'ils ne viendraient pas ; ils y
mettent le temps, il y a trois heures que ma cousine
est ici. Ce paresseux de Sempronio aura été cause du
retard ; il n'a pas d'yeux pour me voir.
Sempronio. Tais-toi, ma reine, ma vie, mes amours;
qui sert n'est pas libre; ma dépendance me préserve
de toute accusation. Ne nous fâchons pas et mettons-
nous à table.
Elicie. C'est cela, tu es toujours prêt en pareil cas ;
te voilà assiSi les mains propres et sans honte.
Sempronio. Nous nous fâcherons plus tard, man-
geons. Assieds-toi la première, mère Célestine,
130 LA céLBSTINE..
C^LESTiNB. Asseyez-vous, mes enfonts, il y a place
pour tous ; qu'on nous en donne autant en paradis
quand nous irons. Mettez-vous en ordre, chacun près
de son amie; moi, qui suis seule, je mettrai à côté de
moi cette cruche et cette tasse ; toute ma vie mainte-
nant est de causer avec elles. Depuis que je me fais
vieille, je ne sais rien de mieux à fiaire à table que de
verser à boire : qui touche le miel, il lui en reste tou-
jours aux mains >*. La nuit en hiver, il n'y a pas
pareille bassinoire; avec deux semblables cruches,
que je bois avant de me coucher, je ne sens pas le froid
de la nuit. J*en double mes vêtements quand Noâl
approche ; cela me réchauffe le sang, cela me soutient
sans cesse, cela me tient toujours en gaîté, cela entre-
tient la fraîcheur du teint. Puissé-je en voir une
bonne provision dans mon logis ! je ne craindrais pas
la mauvaise année, car un croûton de pain rongé par
les souris me suffit pour trois jours. Le vin ôte la
tristesse du cœur mieux que Tor et le corail j il donne
du courage au jeune homme et de la force au vieil-
lard, des couleurs à qui n*en a pas, du cœur au lâche,
du zèle au paresseux : il raffermit le cerveau, chasse le
froid de Testomac, enlève la mauvaise haleine, donne
de rénergie aux gens froids, fait supporter les fa-
tigues du travail, procure une sueur salutaire aux
moissonneurs fatigués, guérit les rhumatismes et les
maux de dents, se conserve sur la mer sans se corrom>
pre, ce que Teau ne fait pas. Il a plus de propriétés
que vous n'avez de cheveux ; je ne sais en vérité qui
he serait pas heureux d'en parler. Il n'a qu'un défaut,
c'est qu'il coûte cher lorsqu'il est bon et qu'il nuit
lorsqu'il est mauvais; ainsi ce qui fait du bien au
corps fait du mal à la bourse. Malgré tout cela, je re-
cherche le meilleur, j'en bois si peu, rien qu'une dou-
zaine de coups à chaque repas; on ne m'en fera jamais
boire davantage, à moins que je ne sois invitée
comme aujourd'hui.
Parmeno. Mère, tous ceux qui en ont parlé disent que
trois coups seulement c'est fort honnête et suffisant 8^.
ACTE NEUVIÈME. I3I
CÉLESTiNE. Mon fils, on s'est trompé de chiffre, on a
dit trois pour treize ^8.
Sempbonio. Bonne tante, il nous semble bon à tous;
parlons et mangeons, car après nous aurons à peine
le temps de causer des amours de notre pauvre maître
et de sa gracieuse et gentille Mélibée.
ÉuciE. Va-t'en d'ici, homme insipide et ennuyeux !
mauvais profit te fasse ce que tu manges et ce repas
auquel tu m*as conviéel Sur mon âme, tu me donnes
des nausées, je me sens tentée de rendre ce que j'ai
dans le corps à t'entendre appeler cette femme gen-
tille. Voyez la gentille personne! Jésus! Jésus! quel
ennui et quel dégoût de voir ton peu de pudeur ! Qui
cela gentille } Dieu me damne si elle Test ou si elle en
a Tair ! elle a les yeux chassieux. Dieu te pardonne
tant de sottise et dUmpudence ! Qui aura jamais Ten-
vie de perdre son temps à discuter avec toi sur sa
beauté et sa gentillesse i Mélibée est gentille ? Elle le
sera et' tu diras vrai quand les dix commandements
iront deux à deux. Cette beauté-là s*achète pour un
écu à la boutique. En vérité, je connais dans la rue où
elle demeure quatre demoiselles sur lesquelles Dieu a
réparti ses grâces plus que sur Mélibée ; si elle a quelque
beauté, c*est par les beaux ornements qu'elle porte ;
mets-les sur un bâton, tu diras aussi qu'il est gentil.
Sur ma vie, je ne le dis pas pour me vanter^ je suis
aussi belle que votre Mélibée.
ÂREUSA. Et tu ne Tas pas vue comme moi, soeur.
Dieu me le pardonne ! si tu la rencontrais à jeun, ce
jour-là le cœur te lèverait et tu ne pourrais manger.
Toute Tannée elle s'enferme et se couvre de mille sale-
tés ; pour une fois qu'elle aura à sortir et qu'elle pourra
être vue, elle se frottera la figure de fiel et de miel, de
rôties et de figues sèches et d'autres choses que je ne
dis pas parce que nous sommes à table. Ce sont les
richesses qui embellissent et'font courtiser ces dames
et non pas les grâces du corps; en vérité, pour une
demoiselle, elle a une gorge aussi grosse que si elle
132 LA CÉLESTINE.
avait fait trois enfants : on dirait deux énormes cale-
basses. Je ne lui ai pas vu le ventre ; cependant, si
j'en juge par le reste, je crois qu'elle Va. aussi flasque
qu'une vieille de cinquante ans. Je ne sais de quelle
manière Calixte l'a vue ; il en néglige d'autres qu'il
pourrait avoir plus facilement et avec lesquelles il
aurait plus de plaisir. Mais voilà, quand le goût est
usé, il lui arrive souvent de trouver doux ce qui est
amer.
Sempronio. Il me semble qu*ici chaciin vante sa
marchandise ; on dit le contraire de tout cela dans la
ville.
Areusa; Rien n*est plus loin de la vérité que l'opi-
nion du vulgaire ; jamais tu ne vivras heureux si tu
te soumets à plusieurs volontés, parce qu'il est positif
et vrai que tout ce que le vulgaire pense est vanité ; ce
qu'il dit, fausseté ; ce qu'il réprouve est bon ; ce qu'il
approuve, mauvais. Et dès que ce que je viens de dire
est sa plus certaine habitude, ne juge pas de la bonté et
de la beauté de Mélibée par ce qu'on en dit.
Sempronio. Amie, le vulgaire ne se tait jamais sur
les défauts des seigneur^ ; aussi je crois que si Mélibée
en avait quelqu'un, il aurait été promptement décou-
vert par ceux qui la voient plus souvent que nous.
Et lors même que je reconnaîtrais ce que tu dis,
Calixte est un noble cavalier, Mélibée est allé de gen-
tilhomme; il est juste que ceux qui sont de haute
naissance se recherchent entre eux. Il n'est donc nul-
lement étonnant que Calixte aime Mélibée plutôt
qu'une autre.
Areusa. Vilain soit celui qui croit l'être ! les œuvres
font la naissance, car, après tout, nous sommes les
uns et les autres enfants d'Adam et d'Eve. Que cha-
cun cherche à être bon par lui-même et ne demande
pas son mérite à la noblesse de ses ancêtres.
CÊLESTINE. Sur mon âme, mes enfants, cessez ces
discussions, et toi, Elicie, reviens à table et laisse là ta
bouderie.
ACTE NEUVIÈME. I33
ËLiciE. C'est à celui qui m'a mise en colère que tu
dois adresser tes reproches. Puis-je manger à côté de
ce maudit, qui vient me dire en face que son haillon
de Mélibée est plus joli que moi !
Sempronio. Tais-toiy ma vie, c*est toi qui as fait la
comparaison ; toute comparaison est odieuse ; c'est à toi
que revient la faute et non à moi.
Areusa. Soeur, viens manger et ne fais pas à ces
fous, à ces entêtés l'honneur de les bouder, ou bien je
me lève aussi de table.
Élicie. Ce n'est que pour te plaire que je vais con-
tenter ce maudit et user de patience avec tous.
Sempronio. Hé, hé, hé.
Élicie. De quoi ris-tu? Qu'un méchant cancer
puisse dévorer cette bouche disgracieuse et méchante 1
CéLESTiNE. Ne lui réponds pas, ami, nous n*en
finirions jamais. Occupons-nous de ce qui nous re-
garde. Dites-moi, comment avez-vous laissé Calixte ?
Comment Tavez-vous quitté? Comment avez-vous pu
tous deux vous échapper d'auprès de lui ?
Parmeno. Il est comme un homme frappé de malé-
diction, jetant feu et flamme, désespéré, perdu, à moi-
tié fou ; il est allé à la messe à la Madeleine prier
Dieu de te faire la grâce de pouvoir ronger les os de
ces poulets et jurant de ne rentrer chez lui qu*il ne
sache que tu en es venue à tes fins avec Mélibée. Ta
robe, ta mante et mon pourpoint, voilà le positif ; que
le reste aille et vienne, je ne sais quand il le donnera.
CéLESTiNE. Quand il voudra ; après Pâques les bons
cadeaux ^. Tout ce qui se gagne avec peu de peine se
reçoit avec plaisir, surtout quand cela vient d'un
point où cela fait si petite brèche, de chez un homme
si riche qu'avec les balayures qui sortent de sa mai-
son je pourrais sortir de misère, tant il y en a. Ce qui
fait souffrir ces gens-là, ce n'est pas ce qu'ils donnent,
mais la cause pour laquelle ils donnent. L'amour les
étourdit de telle manière qu'ils ne sentent pas ce qu'ils
134 ^^ céLESTIN£.
font, ils n'en éprouvent aucune peine, ils ne voient et
n'entendent pas. Je puis juger de tout cela par ceque j*ai
remarqué chez des hommes moins passionnés, moins
dévorés des flammes d^amour que Calixte. Ils ne man -
gent pas, ne boivent pas, ne rient pas, ne pleurent
pas, ne dorment pas, ne veillent pas, ne parlent pas,
ne se taisent pas, ne souffrent pas, ne se reposent pas,
ne sont ni contents ni mécontents, tant les agite cette
douce flamme qui remplit leurs cœurs. Si la force de
la nature les oblige à faire quelqu'une de ces choses,
ils y pensent si peu que lorsqu'ils mangent, la main
oublie de porter la nourriture à la bouche : si on leur
parle, on ne peut en obtenir une réponse convenable ;
leurs corps sont' avec eux, leurs cœurs et tous leurs
sens sont avec leurs maîtresses. L'amour a une force
immense; il traverse non-seulement la terre, mais
encore les mers, tant il est puissant. Il domine égale-
ment toutes les classes d'hommes, il surmonte toutes
les difficultés. C'est une chose chagrine, redoutable,
une source d'inquiétudes; elle porte à voir toutes cho«
ses sous leur plus mauvais côté. Si vous avez été de
bons amoureux, mes enfantSj vous reconnaîtrez que
je dis vrai.
Sempronio. Mère, en toutes choses tu as raison. Ici
est une femme qui a fiait de moi un autre Calixte : je
perdais l'esprit, j'avais le corps fatigué, la tête vide ;
je sommeillais le jour, je veillais la nuit, attendant
toujours l'aurore avec impatience ; je faisais des folies,
j'escaladais les murs, je risquais ma vie à chaque
instant; j'allais auKievant des taureaux, je faisais cou-
rir les chevaux, je lançais le disque, je joutais à la
lance, je me brouillais avec tous mes amis, je brisais
des épées, je fisiisais des échelles, je mettais des armu-
res; je faisais mille sottises dignes d'un amoureux,
des vers, des jeux de mots ; j'inventais mille choses
galantes ; tout cela du reste a été on ne peut mieux
placé, puisque j'ai gagné un tel joyau.
Élicie. Tu es donc bien persuadé que tu m'as
ACTE NEUVIÈME. I35
gagnée; mais je te certifie que tu n'as pas plus tôt tourné
la tête que je trouve en cette maison un autre que
l'aime mieux, qui est plus gracieux que toi et qui ne
cherche pas sans cesse l'occasion de me mettre en
colère comme toi, qui restes un an sans me venir
voir, qui arrives tard et de mauvaise humeur.
Cblestine. Mon fils, laisse-la dire, elle extravague;
plus tu l'entendras parler de la sorte, plus tu verras
s'accroître son amour pour toi. Tout ce qui l'arrivé,
c'est pour avoir fait l'éloge de Mélibée; elle ne con-
naît pas de meilleur moyen de te le faire payer que
de te traiter comme elle te traite ; et je suis persuadée
qu'elle attend impatiemment la fin du dîner pour ce
que je sais bien. Quant à sa cousine, je la connais.
Jouissez de votre fraîche jeunesse; quiconque tient et
mieux attend, plus tard se repent. C'est ce que je fais
aujourd'hui pour quelques heures que j'ai laissées se
perdre quand j'étais jeune, quand on m'appréciait,
quand on m'aimait; et maintenant, pour mes péchés,
je deviens vieille, personne ne me veut, et Dieu sait
ce que je voudrais encore bien ! Baisez-vous, embras-
sez-vous, je ne puis plus avoir d'autre plaisir que celui
de vous voir. Tant que vous êtes à table, tout se par-
donne de la ceinture à la tête $ quand vous en serez
sortis, je ne vous gênerai pas, en pareil cas le roi ne le
fiait jamais; vous serez libres. Je sais que les fillettes
ne vous accuseront pas d'importunité ; pendant ce
temps, la vieille Célestine mâchera avec ses gencives
dégarnies les miettes de la table. Dieu vous bénisse ! Oh !
comme vous riez, comme vous vous amusez, lapins,
fous, enragés. Voilà cequ'il allait pour dissiper le nuage
de vos querelles; prenez garde de renverser la table.
Élicie. Mère, on frappe à la porte, voilà notre plai-
sir perdu.
CÉLESTINE. VoiSy ma fille, qui est là, peut-être est-ce
quelqu'un qui vient l'augmenter.
Élicie. Ou la voix me trompe, ou c'est ma cousine
Lucrèce.
136 LA cétBSTINE.
CÉLBSTiNE. Ouvre-lui, fais-la entrer, qu'elle soit la
bienvenue I elle aussi comprend quelque chose à'ce
que nous disons ici, bien que le peu de liberté dont
elle jouit Tem pêche de profiter de sa jeunesse.
Areusa. C'est bien vrai, sur ma foi, celles qui ser-
vent des dames n'ont pas de plaisirs et ne connais-
sent pas les doux bénéfices de l'amour. Elles ne voient
jamais parentes ni égales avec qui elles puissent parler
à leur aise, à qui elles puissent dire : c Qu'as-tu
mangé à souper ? Es-tu enceinte ? Combien de poules
élèves-tu ? Emmène-moi dîner chez toi ; fais-moi
voir ton amoureux; combien y a-t-îl qu'il ne t'a
vue ? Comment es-tu avec lui ? Quelles sont tes voi-
sines ? i et autres choses semblables. O ^ante ! quel
mot rude, grave et superbe que ce madame qu'il faut
toujours avoir à la bouche. C'est pour cela que je
vis seule depuis que je me connais, je puis me van-
ter que jamais on ne m'a appelée autrement que mon
Areusa. Près de ces dames d'aujourd'hui, on perd
le meilleur de sa jeunesse ; avec une robe trouée
qu'elles mettent au rebut, elles payent le service de
dix années. Elles injurient leurs suivantes, les maltrai-
tent, les bousculent de telle sorte que cçlles-ci n'osent
parler en leur présence; quand vient le temps de
les marier, elles leur font une querelle, leur repro-
chent de coucher avec le domestique ou le fils de la
maison, de faire les coquettes avec leurs maris, d'ame-
ner des hommes au logis ; elles se plaignent qu'on
leur a volé une tasse ou perdu une bague, elles leur
donnent une centaine de coups de bâton, les mettent
à la porte, leurs jupons par-dessus la tête, en leur
disant : c Sors d'ici, voleuse, fille de mauvaise vie ;
hors de chez moi, tu ne porteras atteinte ni à mon
honneur ni à la sûreté de ma maison. » Ainsi, qui
attend une récompense reçoit des reproches ; elles
comptent sortir mariées et sortent déshonorées ; elles
espèrent des vêtements et des bijoux de noce, on les
renvoie nues et outragées., yoilà leurs profits, leurs
bénéfices et leurs salaires. On leur promet des maris.
ACTE NEUVIÈME. I37
et on leur ôte leurs habits. Le meilleur honneur
qu'elles puissent rencontrer dans ces maisons, c'est de
devenir batteuses de pavé et de courir de duègne en
duègne chargées de messages. Jamais elles n'entendent
leurs noms dans la bouche de leurs maîtresses, mais
toujours : c Drôlesse par-ci, carogne par-là. Où vas-tu,
teigneuse ? Qu'as-tu fait, mauvaise ? Pourquoi as«-tu
mangé cela, goulue ? Comment as-tu nettoyé la poêle»
cochonne } Pourquoi n'as-tu pas essuyé ma robe, sale?
Comment as- tu dit cela, sotte ? Qui a brisé ce plat,
maladroite ? Qui a perdu l'essuie-main, négligente i
Tu l'auras donné à ton amant, voleuse ! Viens ici^ mau-
vaise fille ; je ne vois plus la poule mouchetée, cherche-
la vite, sinon je te la fais payer sur tes premiers gages. »
Puis par-dessus tout cela, des claques, des égratignu-
res, des coups de bâton, des coups de poing. Rien ne
peut les contenter, rien n'est à leur goût. Leur plaisir
est de crier, leur bonheur de se mettre en colère ; le
mieux fait les contente le moins. C'est pour cela,
mère, que j'ai mieux aimé vivre dans ma petite maison
seule et maîtresse, que dans ces riches palais soumise
et captive.
CÉLESTiNE. Tu fais bien, tu sais ce que tu fais. Les
sages disent que mieux vaut une miette de pain avec
la paix, qu'une maison pleine de provisions avec des
querelles ^o, N'en disons pas davantage, voici Lucrèce.
Lucrèce. Grand bien vous fasse, ma tante et la
compagnie. Oieu bénisse des gens tels et si honorables !
CéLESTiNE. Tels gens, ma fille ? Est-ce beaucoup
que tu as voulu dire ? Il paraît bien que tu ne m'as
pas connue à l'époque de ma prospérité, il y a aujour-
d'hui vingt ans. Hélas 1 qui m'a vue alors et me voit
maintenant doit avoir le cceur déchiré de douleur. J'ai
vu, mon amour, à cette table où sont assises en ce
moment tes cousines, neuf jeunes filles de ton âge, car
f aînée n'avait pas plus de dix-huit ans et aucune n'en
avait moins de quatorze. Voilà le monde, il passe, il
suit le chemin qui lui est tracé; ses sources, ses
I. •.
138 LA CÉLESTINE.
canaux coulent au hasard, les uns pleins, les auures vi-
des. Voilà la loi de la fortune, aucune chose ne reste
longtemps dans la même position, elle n*a d'autre
règle que le changement. Je ne puis redire sans larmes
combien j'étais honorée alors ; pour mes péchés et
pour mon malheur, tout cela a diminué peu à peu, et
à mesure que déclinaient mes fours, mon profit dimi-
nuait et s'amoindrissait. Cest là un bien vieux pro*
verbe : c Tout ce qui est en ce monde croît et décroît,
tout a ses limites, tout a ses degrés. • Mon honneur
arriva au comble, eu égard à ce que j'étais; il faut bien
qu'il baisse et qu'il décroisse, puisque j'approche de ma
fin. Je juge à cela qu'il me reste peu à vivre ; car je
sais bien que je suis montée pour descendre, que j'ai
fleuri pour me fiainer, que je me suis réjouie pour m*at-
trister, que je suis née pour vivre, que j'ai vécu pour
croître, que j'ai crû pour vieillir, que j'ai vieilli pour
mourir. Et puisque je suis certaine de cela depuis
longtemps, je supporterai mon mal avec patience,
bien que je ne puisse entièrement chasser le chagrin ;
car, après tout, je suis de chair et d'os comme tout
autre.
Lucrèce. Tu devais avoir de la peine, mère, avec
tant de jeunes filles : c'est un troupeau bien difficile à
garder.
CÉLESTiNE. De la peine, mon amour? plutôt du
plaisir et de la joie. Toutes m'obéissaient , toutes
m'honoraient, toutes me respectaient, aucune ne man-
quait à ma volonté. Tout ce que je disais était bien,
à chacune je remettais ce qui lui revenait. Elles ne
prenaient pas plus que je ne leur disais $ boiteux ,
tortu ou manchot, elles acceptaient volontiers celui
qui me donnait le plus d'argent. Le profit était pour
moi , la fatigue pour elles. Des serviteurs ? je n'en
manquais pas par leur moyen : des cavaliers, des
vieillards, des jeunes gens, des abbés, des dignitaires
de tout genre, depuis l'évêque jusqu'au sacristain »«.
En entrant dans l'église, je voyais tomber les botineis
...« .. '.^ *' •. ' -
ACTE NEUVIÈME. I39
en mon honneur comme si j'eusse été une duchesse ;
celui qui avait le moins à négocier avec moi , cm le
regardait comme le plus indigne. S'ils m'apercevaient
d'une demi-lieue, ils quittaient tout, un à un, deux à
deux; ils venaient où j'étais, voir si je voulais quelque
chose et me demander chacun des nouvelles de la
sienne. En me voyant entrer, tous se troublaient tel-
lement qu'ils ne faisaient et ne disaient rien à propos.
Les uns m'appelaient madame, d'autres ma tante,
d'autres mon amoureuse, ceux-là bonne vieille. Ici on
concertait les visites chez moi, là les rendez-vous chez
eux. Ici on m'offrait de l'argent, ailleurs des cadeaux
d'un autre genre. Ceux-ci baisaient le bord de mon
manteau, ceux-là m'embrassaient au visage pour me
faire honneur. Aujourd'hui la fortune m'a mise dans
un tel état que tu peux me dire : « Grand bien te
fassent tes savates ! >
Sempronio. Tu nous épouvantes avec toutes les
choses que tu nous contes de ces hommes religieux
et de ces couronnes bénites. Ils n'étaient pas tous
ainsi.
CÉLESTiNE. Non, mon fils, Dieu ne me permettrait
pas de dire une telle chose ^ il y avait beaucoup de
vieux dévots avec lesquels je gagnais peu et même qui
ne voulaient pas me regarder ; ihais je crois plutôt que
c'était par jalousie de voir les autres causer avec moi.
Comme le clergé était grand , il y avait de tout , les
uns très-chastes, les autres qui se chargeaient d'en-
tretenir les femmes de mon métier, et je crois qu'il
n'en manque pas encore aujourd'hui. Ils envoyaient
leurs écuyers et leurs serviteurs pour m'accompagner,
et à peine étais-je arrivée qu'entraient par ma porte
des poules, des poulets, des oies, des perdrix, des
tourterelles, des jambons, des tourtes de froment, des
cochons de lait; chacun m'envoyait ces provisions
telles qu'il les recevait pour la dîme de Dieu; puis ils
venaient me prier de les accepter et de les manger
avec leurs bonnes amies. Et du vin? Je ne manquais
1^0 LA CéLESTINE.
jamais du meilleur qui se. buvait dans la ville; il ve-
nait*de divers pays, deMurviedro,de Luque, deToro,
de Madrigal, de Saint-Martin et de tant d'autres lieux,
que bien que ma bouche se souvienne encore de la
diversité des goûts et des saveurs, ma mémoire ne re-
tient pas les noms de tous les terroirs; c'est beaucoup
qu'une vieille comme moi, en goûtant un vin, puisse
dire d'où il est ^K Puis venaient des curés sans ca-
suel ; on n'offrait pas plus tôt le pain bénit que, lorsque
le paroissien baisait i'étole, son offrande était du pre*
mier coup dans ma maison. Des garçons, drus et
pressés comme pierres à bâtir, entraient par ma porte
chargés de provisions. Je ne sais comment je puis vivre
après être tombée d'un tel état.
ÀREUSA. Pour Dieu ! puisque nous sommes venus
pour prendre du plaisir, ne pleure pas, mère, ne te
désole pas, Dieu remédiera à tout.
CÉLESTiNE. J'ai assez de sujets de larmes, ma fille,
quand je me souviens d'un temps si heureux et d'une
vie telle que celle que je menais; j'étais tellement
choyée par tout le rr.onde, qu'il n'y eut jamais fruits
nouveaux dont je ne goûtasse avant que les autres
sussent s'il en était déjà venu. On était sûr d*en trou-
ver chez moi si on en cherchait pour quelque envie de
femme grosse.
Sempronio. Mère, le souvenir du bon temps n'est
d'aucun profit; on ne peut le faire revenir, on n'y
gagne que de la tristesse; c'est là ce qui t'arrive, et tu
viens de nous ôter le plaisir des mains. Quittons la
table , allons nous réjouir, et toi , mère , donne ré-
ponse à cette demoiselle qui est venue ici .
(Ils sortent,)
CÉLESTiNE. Lucrèce, ma fille, laissons là ces bavar-
dages et dis-moi ce qui me procure ta bonne visite.
Lucrèce. En vérité, j'avais déjà oublié le but prin-
cipal de mon message en f écoutant parler de cet heu-
reux temps. Je passerais sans manger une année
entière à t'entendre, à penser à la joyeuse vie quç
ACTE DIXIÈME. I4I
menaient ces jeunes filles; il me semble presque que
j'y suis en ce moment. Le but de ma venue , bonne
mère, puisqu'il faut que tu le saches, est de te deman-
der la ceinture. De plus, ma maîtresse te prie d'aller
la voir sans aucun retard, parce qu'elle se sent très-
fatiguée de faiblesses et de douleurs de cœur.
CÉLESTiNE. Ma fille, de semblables petites maladies
font, plus de bruit que de mal. Je suis étonnée qu'une
personne aussi jeune souffre déjà du cœur.
Lucrèce, à part. Le démon t'emporte, traîtresse,
comme tu ne sais pas ce que c'est ! La vieille fait ses
coupSi s'en va, et puis fait l'ignorante.
CéLESTiNE. Que dis-tu, ma fille?
Lucrèce. Mère, hâtons-nous et donne-moi le cor-
don.
CÉLESTiNE. Partons, je l'ai sur moi.
ACTE DIXIÈME
Abgvmsnt : Pendant que Célestine et Lucrèce sont en che-
min, Mélibée parle toute seule. Elles arrivent à la porte.
Lucrèce entre la première et fait entrer Célestine. Après
quelques causeries, Mélibée découvre à Célestine qu'elle
éprouve un grand amour pour Calixte. Elles voient venir
Alisa, mère de. Mélibée, et se séparent aussitôt. Alisa de-
^ mande à sa fille ce que venait ^ire Célestine et lui défend
de la voir trop souvent.
MÉLIBÉE, CÉLESTINE, LUCRÈCE, ALISA.
MÉLIBÉE, seule. Malheureuse et imprudente que je
suis] n'aurais-je pas mieux fait d'accorder hier à Ce*
lestine ce qu'elle me demandait quand elle vint me
prier au nom de ce seigneur(dont la vue m'a captivée) ?
N'aurais-je pas mieux fait de le satisfaire et, par ce
moyen, de me guérir moi-même, plutôt que d*être
142 LA céLBSTINB.
obligée de lui découvrir maintenant ma passion , ce
dont il ne me saura plus gré? Peut-être, n'espérant
plus de moi une réponse favorable, aura-t-îl porté ses
regards et son amour vers une autre ? N'aurait-il pas
éprouvé plus de plaisir si je me fusse rendue à sa
prière, qu'il n'en ressentira maintenant que je me sens
forcée de m'ofiFrir à lui ? O Lucrèce, ma fidèle servante!
que diras-tu de moi f que penseras-tu de ma raison
quand tu me verras publier ce que je n'ai jamais voulu
te découvrir ? Comme tu t'épouvanteras de me voir
ainsi jouer mon honnêteté et ma pudeur, que j'ai tou-
jours consei*vées comme doit flaire une jeune fille bien
surveillée ! Je ne sais si tu auras deviné le sujet de ma
douleur. Oh ! que je voudrais te voir arriver avec cette
médiatrice de mon salut ! O Dieu puissant ! toi que
les malheureux implorent ! toi à qui les gens passion-
nés demandent guérison, à qui les blessés demandent
soins et secours ! toi à qui obéissent les deux, la mer,
la terre et les profondeurs infernales ! toi qui as soumis
au^ hommes toutes les choses ici-bas! je te supplie
humblement de donner à mon cœur ulcéré assez de
force et de patience pour que je puisse dissimuler ma
terrible passion. Ne permets pas que se déchire ce
voile de chasteté qui couvre mes amoureux désirs ;
que je puisse cacher ma douleur ou du moins lui
donner une autre cause. Mais comment pourrai-je le
faire, souffrant aussi cruellement que je souffre de la
morsure venimeuse que m*ont faite la vue et la pré-
sence de ce cavalier ? O femmes! que vous êtes faible^
et fragiles! pourquoi ne 'vous a-t-il pas été permis
aussi bien qu'aux hommes de découvrir votre amour
ardent et douloureux! S'il en était ainsi, Calixte ne
se plaindrait pas et je ne souffrirais pas.
Lucrèce, en dehors. Mère, attends un peu prés de la
porte, je vais entrer voir à qui' parle ma maîtresse.
Entre, entre, elle est seule.
MÉLiBÉE. Lucrèce, laisse tomber la portière. Sois la
bienvenue, bonne et honorable vieille. Vois, le sort et
ACTE DIXIÈME. 143
mon bonheur ont décidé que j'aurais besoin de ton
savoir; ils ont voulu que tu vinsses me payer en
même monnaie le bienfait que tu as réclamé de moi
pour ce gentilhomme que tu voulais guérir par la vertu
de mon cordon.
CéLESTiNE. Quel est votre mal, madame ? Les vives
couleurs de votre visage m'indiquent déjà que vous
soufifrez.
MéLiBÉE. Mère, je sens des serpents qui medévorent
le cœur.
CÉLESTiME, à part. Voilà qui va bien, c'est ainsi que
je le voulais; tu me payeras, folle, ta ridicule colère.
MÉLiB^E. Que dis-tu? Âs*tu deviné en me voyant
d'où peut provenir mon mal ?
CéLESTiNE. Vous ne m'avez pas déclaré, madame,
quel en est le genre; comment voulez-vous que j'en
devine la cause? Je ne puis dire en ce moment autre
chose, sinon que j'éprouve une grande peine de voir
votre gracieuse figure tout attristée.
MéLiBÉE. Rends-lui la gaieté, bonne vieille ; tu m'as
déjà donné de grandes preuves de ton savoir.
CÉLESTiNE. Madame, Dieu seul sait tout; mais pour
le remède et la guérison des infirmités, les hommes
ont eu la grâce de trouver la médecine : les uns la pra-
tiquent par expérience, les autres par étude, d'autres
par instinct naturel. La pauvre vieille que vous voyez
a obtenu quelques parcelles de cette grâce; elle se met
dès ce moment à votre disposition.
Mélibée. Oh I qu'il m'est gracieux et agréable de
f entendre l Le joyeux visage chez le médecin est déjà
commencement de salut pour le malade. Il me semble
que je vois mon cœur par morceaux entre tes mains,
et si tu voulais, par la vertu de ta langue, tu les réuni-
rais tous sans peine. Il en est de toi comme d'Alexan-
dre le Grand, roi de Macédoine, qui vit en songe, dans
la bouche d'un dragon, la plante salutaire avec laquelle
son ami Ptolémée fut guéri de la piqûre d'une vipère <>*.
La C£lx8t»k. 12
144 ^A céLESTINE.
Pour Tamour de Dieu, quitte ta mante, afin de pou-
voir plus à Taise f occuper de mon mal, et indique-moi
quelque remède.
CéLESTINE. Désirer guérir est déjà une graade partie
de la guérison ; c'est ce qui me fait croire que votre
douleur n'est pas bien dangereuse. Mais afin que
je puisse vous donner, avec l'aide de Dieu, des soins
convenables et salutaires^ il faut que je sache de vous
trois choses : la première, à quelle partie de votre
corps la sensation est plus tenace et plus doulou-
reuse; la seconde, s'il y a peu de temps que vous l'é-
prouvez, parce que les maladies légères se guérissent
plus facilement dès leur principe, que lorsqu'elles ont
eu leur cours et leur effet. On dompte mieux les
animaux dans leur jeune«âge que lorsque leur cuir a
durci et est devenu moins sensible à raiguillQn ; les
plantes qu'on transporte tendres et nouvelles viennent
mieux que celles qu*on déplace lorsque déjà elles por-
tent leurs fruits ; on se corrige mieux d'un péché
nouveau que de celui dont on s'est fait une habitude
de chaque jour. Enfin , comme troisième question,
veuillez me dire si cette douleur provient de quelque
cruelle pensée qui vous serait venue en cet endroit ;
cela su, vous me verrez agir. N'oubliez pas surtout
qu'au médecin comme au confesseur il faut tout dire
à cœur ouvert.
MéuBÉB. Amie Célestine, femme habile autant que
sage, tu m'indiques on ne peut mieux le chemin par
lequel je puist'expliquer mon mal. En me demandant
ces détails, tu parles comme une femme habituée à
soigner de telles maladies. C'est du cœur que vient
mon mal, le sein gauche est sa demeure, il étend ses
rayons de tous côtés. En second lieu, il est nouvelle-
ment né dans mon corps; je n'avais jamais pensé que
la douleur pût chasser la raison comme fait celle-là ;
elle me trouble la figure, m'ôte l'appétit, je ne puis
aormir, je ne puis supporter aucune espèce de gaieté.
La cause ou la pensée, car c'est là la dernière question
ACTE DIXIÈME. I45
que tu m*as posée, je ne saurais te la dire; je sais ce-
pendant que ce n'est ni mort de parent, ni perte de
biens temporels, ni soubresaut de vision, ni mauvais
rêve, ni autre chose. Ce ne peut être que le trouble
que je ressentis lorsque je soupçonnai que la demande
que tu me faisais de cette prière pouvait bien cacher
quelque démarche en faveur de ce cavalier.
CéLESTiNE. Comment, madame., est-il donc un si
méchant homme ? Son nom a-t-il quelque chose de si
redoutable, qu'il soit mortel de l'entendre prononcer ?
Ne croyez pas que ce soit là la cause de votre douleur,
il en est une autre que je soupçonne, et si vous me le
permettez, madame, je vous la dirai.
MiSlibée. Comment, Céles^tine, quelle nouvelle per-
mission demandes-tu ? As-tu dpnc besoin d'autorisa-
tion pour me donner la santé ? Quel médecin a jamais
pris une telle précaution pour guérir un malade?
Parle, parle, je te permets tout, pourvu que tes paro-
les n'offensent pas mon honneur.
CÉLESTiME. Je vois, madame, que d'un côté vous
vous plaignez de la douleur et de l'autre vous redou-
tez la médecine. Votre hésitation me donne de la
crainte, la crainte m'impose silence, le silence met
une trêve entre votre mal et ma médecine. Tout cela
sera cause que votre douleur ne cessera pas et que ma
venue sera sans résultat.
MéLiBÉE. Plus tu retardes tes soins, plus tu accrois
et multiplies ma peine et ma passion. Ou bien tes
remèdes sont poudres d'infamie et liqueurs de cor-
ruption qui causent une douleur bien plus cruelle que
celle qu'éprouve le patient, ou bien ta science est
nulle. Si l'un ou l'autre cas ne t'arrêtait pas, tu m'in-
diquerais sans crainte un remède quelconque; je te
conjure d'agir et ne te demande que de ménager mon
honneur.
Célestine. Madame, vous n'ignorez pas qu'il faut
plus de force au blessé pour souffrir l'ardente téré-
benthine et les points de couture qui déchirent la
14.6 LA CÉLBSTINE.
plaie et doublent la souifirance, qu'il ne lui a fallu de
courage pour supporter le premier coup qui le frappa
lorsqu'il était en santé. Or donc, si vous voulez que
je vous guérisse et que je vous dâ:ouvre sans hésiter
la pointe aiguô de mon aiguillé, entourez vos pieds et
vos mains d'une ligature de tranquillité ; mettez survos
yeux une couverture de pitié, sur votre langue un
frein de silence, dans vos oreilles un bouchon de
calme et de patience, et vous verrez agir une femme
pour laquelle semblables blessures n'ont rien de nou*
veau.
MéLiBÉE. Oh! comme ta lenteur me fait mourir!
Dis, pour Dieu, ce que tu voudras; fais ce que tu sau'^
ras ; ton remède ne saura être si cruel qu'il égale ma
peine et mon tourment. Soit qu'il touche à mon hoa*
neur, soit qu'il attaque ma réputation, soit qu'il
blesse mon corps, lors même qu'il déchirerait ma
chair pour arracher mon ccsur endolori, je te donne
ma foi d'être tranquille et de te bien récompenser si
j'éprouve du soulagement.
Lucrèce, à part. Ma maîtresse a perdu le bon sens,
elle est bien mal; cette maudite vieille l'a ensorcelée.
CéLESTiNE, à part. Jamais il ne me manquera un
démon ni d'un côté ni de l'autre ; Dieu m'a débarras*
àée de Parmeno, il m'envoie maintenant Lucrèce»
MéuBÉE. Que dis-tu, mère? que disait cette fille?
CéLESTiNE. Je ne l'ai pas entendue; mais qu'elle
dise ce qu'elle voudra. Sachez qu'il n'y a pas dans les
grandes cures de chose plus désagréable aux chirur-
giens zélés que les cœurs faibles; leurs soupirs, leurs
douloureuses paroles, leurs mouvements de sensibi-
lité donnent de la crainte au malade, lui ôtent la
confiance en sa guérison, ennuient et troublent le
médecin ; le trouble fait hésiter la main, et l'aiguille
va sans ordre. Il résulte évidemment de ce que je vous
dis qu'il est fort nécessaire pour votre salut qu'il n'y
ait personne devant nous ; ainsi vous devez lui ordon-
ner de sortir; toi, ma fille Lucrèce, pardonne-moi.
ACTE DIXIÈME. I47
AlÉLiBÉE. Sortez d*ici promptement.
Lucrèce. Hélas! tout est perdu! Je sors, madame.
Célestine. Malgré vos craintes et vos soupçons,
vous avez déjà accepté une partie de mes conseils, cela
me donne du courage; mais il me faudra tirer mes
soins les plus positifs, mon remède le plus efficace de
la maison de ce cavalier, de Calixte.
MÉLiBÉE. Tais-toi, mère; au nom de Dieu, ne tire
pas la moindre chose de sa maison pour mon utilité
et ne le nomme pas ici.
CÉLESTiNE. Souffrez avec patience, madame, c'est
là le point le plus important; ne vous emportez pas,
sinon toute notre peine sera perdue. Votre douleur
est grande, il lui faut une cure sévère; aux grands
maux les grands remèdes. Les sages disent que les
soins d'un médecin brutal ont le meilleur résultat et
que jamais on n'évite un péril sans un autre péril.
Ayez patience, rarement ce qui est ennuyeux se gué-
rit sans ennui; Un clou chasse l'autre, une douleur
remplace une autre douleur. N'ayez ni haine ni dé-
dain ; ne permettez pas à votre langue de dire^u mal
d^une personne aussi vertueuse que Calixte. Si vous
le connaissiez...
MéLiBÉE. Oh ! pour Dieu ! tu me tues I Ne t'ai-je
pas dit de ne pas louer cet homme, de ne me le nom-
mer ni en bien ni en mal ?
CéLESTiNE. Madame, c'est là un second point im-
portant. Si votre peu de patience ne me l'accorde pas,
ma venue vous sera peu profitable; si vous restez
calme, comme vous me Pavez promis, vous vous
trouverez guérie et sans dette : Calixte sera sans re-
proche et payé. Je vous ai prévenue dWance, je vous
ai parlé de cette aiguille invisible que vous ressentez
sans que je vous touche, rien qu'à m*entendre le nom-
mer.
MÉLiBÉE. Tu me parles tant de fois de ce cavalier
que, malgré ma promesse, malgré la parole que je t'ai
148 LA céLESTfNE,
donnée, il me devient difficile de supporter tes dis-
cours. De quoi doit-il être payé? Que lui dois-je?A
quoi suis-je obligée envers lui? Qu'a-t>il fait pour
moi? Qu'ai^je besoin de lui pour ce qui regarde mon
mal? J'aimerais mieux que tu me déchirasses la chair,
que tu m'arrachasses le cœur que de l'entendre dire
pareilles choses.
Céi.BSTiNE. L'amour s'est introduit dans votre cœur
sans déchirer vos vêtements; je n'ai pas besoin de
déchirer votre corps pour vous guérir.
MéLiBÉB. Comment nommes-tu cette douleur qui
s'est ainsi emparée du meilleur de mon corps?
CéLESTiNE. Le doux amour.
MéuBés. A ce seul mot je devine ce que c'est, je
me sens réjouie rien qu'à l'entendre prononcer.
CéLESTiNE. Cest un feu caché, une plaie agréable,
un poison savoureux, une agréable amertume, une
souârance délectable, un joyeux tourment^ une bles-
sure douce et cruelle à la fois, une douce mort.
MéLiBÉE. Ah ! malheureuse que je «uis ! Si ce que
tu dis est vrai, mon salut sera douteux, car, à en ju-
ger par l'opposition qui règne entre toutes ces quali-
tés, ce qui peut être utile à Tune peut être pernicieux
à l'autre.
CÉLESTiNE. Que votre noble jeunesse, madame, ne
désespère pas du salut. Quand le Très«Haut donne la
blessure^ il place auprès d'elle le remède : je connais
au monde une fleur qui plus que toute chose sera utile
à votre salut,
MÉLiBés. Comment se nomme-t-elie ?
CÉLESTiNB. Je n'ose vous le dire.
Mélibée. Dis, ne crains rien.
CÉLESTiNE. Calixte. Oh ! pour Dieu ! madame Mé-
libée! quel est ce peu de courage? quelle est cette
faiblesse ? Oh ! malheureuse que je suis! Levez la tête.
O maudite vieille! voilà donc le résultat de mes dé-
ACTE DIXIÈME. I^Ç
marches! Si elle meurt, on me tuera; si elle résiste
à cette vive émotion, je serai entendue, elle ne pourra
s'empêcher de faire connaître son mal et le moyen
que j'ai employé. Madame Mélibée, mon ange, qu'a-
vez-vous éprouvé? Qu'est devenue votre gracieuse
parole ? Que sont dévenues vos riantes couleurs ? Ou-
vrez vos beaux yeux. Lucrèce! Lucrèce! viens vite,
tu verras ta maîtresse mourante entre mes mains,
va vite chercher un vase plein d'eau.
MÉLIBÉE. Doucement, doucement, je vais reprendre
force, ne scandalise pas la maison.
CÉi^ESTiNB. O pitié pour moi ! Ne vous évanouissez
pas, madame, parlez-moi comme de coutume.
MÉLIBÉE. Je suis mieux, tais-toi, ne me fatigue pas.
CÉLESTiNE. Que voulez -vous que je fasse, perle pré-
cieuse ? Qu'avez-vous éprouvé? Je crois que me^ points
de suture se rompent*
MÉLIBÉE. C'est mon honneur qui s'est rompu, c'est
ma modestie qui s'est brisée, ma pudeur qui s'est re-
lâchée ; et comme ils m'étaient naturels, comme ils
tenaient à toute mon existence, ils n'ont pu si rapide-
ment abandonner mon visage, sans en emporter pour
quelques instants la couleur et l'animation, sans em-
porter ma force, ma langue et presque toutes mes fa-
cultés. Et maintenant, ma bonne maîtresse, ma fidèle
confidente, puisque tu connais si bien tout ce que
j'éprouve, ce serait en vain que je chercherais à te le
cacher. Il y a bien des jours que ce noble cavalier me
parla d'amour ; ses paroles m'offensèrent tout autant
que depuis il m'a été doux et agréable de ^entendre
le nommer. Tes soins ont fermé ma blessure, me
voici soumise à ta volonté. Tu fes emparée de ma
liberté, tu l'as emportée garrottée avec ma ceinture.
La douleur de dents de Calixte était ma plus grande
douleur, sa souârance était ma souffrance la plus
cruelle. Je loue et j'approuve ta grande résignation,
ta courageuse audace, ta généreuse activité, tes cour-
ses empressées, tes bonnes paroles, ton extrême
150 LA céLESTINS.
savoir, ton active sollicitude, ta profitable importunité.
Ce seigneur te doit beaucoup, et moi encore davan-
tage; car mes reproches n'ont pu décourager tes efforts
et ta persévérance. Il a eu raison de mettre sa con-
fiance en ton extrême habileté. Servante fidèle et dé-
vouée, plus j'étais irritée, plus tu étais diligente; plus
je témoignais de dédain, plus tu montrais de cou-
rage; plus ma réponse était cruelle, plus tu faisais
bon visage ; plus j*étais colère, plus tu étais soumise.
Tu agissais sans crainte et tu es parvenue à arracher
de ma poitrine une chose que je ne pensais découvrir
ni à toi ni à aucun autre.
CéLSSTiNE. N*en soyez pas surprise, madame et mon
amie, car le seul espoir de réussir me donne le cou-
rage de supporter les mépris cruels et scrupuleux des
demoiselles aussi étroitement surveillées que vous
l'êtes. Je dois vous avouer qu'en venant le long du
chemin, aussi bien que lorsque j*ai été introduite dans
votre maison, j'hésitais grandement et je ne savais si
j'oserais vous foire ma requête. J'avais peur quand je
réfléchissais à la grande puissance de votre père ; je
prenais courage en pensant à la gentillesse de Calixte;
votre discrétion me faisait hésiter; votre bonté, votre
humanité, me rendaient de l'assurance . D^un côté
parlait la crainte, de l'autre la confiance. Et mainte-
nant, madame, puisque vous avez bien voulu me
faire connaître la grande faveur que vous nous foites,
déclarez-moi votre volonté, versez vos secrets dans
mon sein^ abandonnez-moi la direction de cette affaire;
j'aviserai à ce que votre désir et celui de Calixte soient
promptement accomplis.
MéuBÉB. O mon Calixte et mon seigneur, ma douce
et agréable joie ! si ton cœur éprouve ce que ressent
le mien en ce moment, je suis étonnée que l'absence
te permette de vivre ! O bonne mère ! fais en sorte
que je le puisse voir bientôt, si tu tiens à ma vie.
CéLBSTiNE. Le voir et lui parler.
MéLiBÉE. Lui parler est impossible.
ACTE DIXlàMB. I5I
Cblestine. Rien n'est impossible à qui le veut bien.
MÉLiBés. Dis-moi comment.
CÉLESTiNE. y y ai pensé et je vais vous le dire : en-
tre les portes de votre maison.
MÉLiséE. Quand?
CéLESTiNE. Cette nuit.
MÉLiBÉE. Combien je t*aimerat si tu le fois ! Dis-
moi à quelle heure.
CéLESTiNE. A minuit.
MéLiBéE. Va donc, ma bonne, ma fidèle amie, parle
à ce seigneur, qu*il vienne sans bruit, et s*il le veut
bien, nous nous rencontrerons où tu as dit et à l'heure
que tu as indiquée.
CÉLESTiNE. Adieu, car voici votre mère. (Elle sort.)
MÉLiBÉE. Amie Lucrèce, ma fidèle suivante, ma
zélée confidente, tu as vu que je n'ai pu faire autre-
ment. L'amour de ce cavalier m'a captivée; au nom
de Dieu, je t'en conjure, que tout cela reste sous le
sceau du secret, afin que je puisse jouir sans inquié-
tude d'un bonheur aussi parfait. Je te serai aussi re-
connaissante que le méritent tes fidèles services.
Lucrèce. Madame, je me suis aperçue de ce que
vous éprouviez bien avant ce jour, et j'ai prévu d'a-
vance ce que vous désiriez. J*ai ressenti une vive peine
de vous voir ainsi en péril. Plus vous cherchiez à
étouffer et à cacher à ma vue la flamme qui vous con-
sumait, plus il m'était facile de la reconnaître à la
couleur de votre visage, aux battements de votre cœur,
à l'agitation de vos membres, à votre peu d'appétit,
à vos continuelles insomnies. A chaque instant vous
laissiez échapper comme de vos mains les preuves les
plus évidentes de votre peine. Mais lorsqu'un désir
que rien ne peut contraindre s'empare de la volonté
des maîtres, les serviteurs ne peuvent qu'obéir avec
empressement et ne doivent pas essayer des conseils
inutiles. Je me soumettais donc, quoique avec peine,
\
152 LA CÉLESTINE.
je me taisais par crainte, je dissimulais par fidélité;
et, en vérité, un conseil donné avec fermeté eût mieux
valu qu'une plate flatterie. Mais puisque votre grâce
ne veut d'autre remède qu'aimer et mourir, il est fort
raisonnable qu'elle agisse selon les dispositions de
son cœur.
-Alisâ. Que viens- tu faire ici chaque jour» voisine?
C^LESTiNE. Madame, il manquait hier un peu de fil
pour compléter le poids, et je suis venue l'apporter ;
j'ai donné ma parole, je devais la tenir, et maintenant
je m'en vais. Dieu soit avec vous!
AxiSA. Qu'il t'accompagne !
ÂLiSA. Mélibée, ma fille, que voulait la vieille?
MÉLiBÉE. Me vendre un peu de fard.
ÂLISA. Je crois cela plutôt que ce que me disait la
mauvaise sorcière. Elle a pensé que cela me ferait de
la peine, et elle a menti. Méfie-toi d'elle, ma fille,
c'est une grande traîtresse; le voleur rôde toujours
autour des riches demeures. Avec ses trahisons, ses
fausses marchandises, elle sait corrompre les meil-
leures intentions, elle perd les réputations; si elle en-
tre une fois dans un logis, elle y feit naître le soupçon.
Lucrèce. Notre maîtresse y avise un peu tard.
Alisa. Par amour pour moi, ma fille, si elle revient
ici sans que je la voie, ne la reçois pas bien et ne lui
souhaite pas la bienvenue. Cherche ta réponse dans
ton honnêteté, et jamais elle ne reviendra ; la vérita-
ble vertu est plus redoutable que l'épée.
MÉLIBÉE. Est-ce ainsi qu'elle agit? Je ne la verrai
plus. Je suis ravie, ma mère, d'être prévenue et de
savoir de qui je dois me garder.
ACTE ONZIÈME. 153
ACTE ONZIÈME
Argument : Célestine, après avoir quitté Mélibée, s'en va
seule dans la rue en parlant. Elle aperçoit Sempronio et
Parmeno^ qui vont chercher leur maître à la Madelemc.
Sempronio cause avec Calixte, Célestine les rejoint ; ils
vont ensemble chez Calixte. Célestine lui raconte ce qui
lui est arrivé et le résultat de son entrevue avec Mélibec.
Pendant qu'ils discourent ensemble, Parmeno et Sempronio
causent entre eux . Célestine prend congé de Calixte, elle
se rend cher elle, frappe à la porte, Elicie vient ouvrir}
elles soupent et vont se coucher.
CÉLESTINE, SEMPRONIO, CALIXTE, PARMENO.
CÉLESTINE. Ah Dieu ! Arriverai-je à la maison ainsi
chargée de joie ? J'aperçois Parmeno et Sempronio qui
vont à la Madeleine, je vais les suivre: si nous trou-
vons Calixte, nous irons ensemble chez lui et je lui
demanderai les étrennes de la grande nouvelle que je
lui porte.
Sempronio. Seigneur, remarquez que la longue
séance que vous faites ici fait causer tout le monde ;
évitez, pour Dieu ! d'être traîné sur les langues ; on
appelle hypocrite Thomme par trop dévot. Que va-t-on
dire de vous? Que vous êtes un rongeur de saints»*.
Si vous avez une passion, soufFrez-la chez vous, faites
que la terre ne le sente. Ne laissez pas deviner votre
peine aux étrangers, puisque le tambour est en des
mains qui sauront bien le faire résonner.
Calixte. En quelles mains 2
Sempronio. En celles de Célestine.
CÉLESTINE. Que dites-vous de Célestine? Que dites-
vous de cette esclave de Calixte? Je vous suis depuis
le bout de la rue de TArchidiacre, et je ne puis parve-
nir à vous atteindre avec mes diables de jupons.
i;4 ^A céLBSTINB.
Caliztb. O joyau du monde ! secours de mes pas-
sions! miroir de ma vue ! Mon cœur se réjouit en ton
honorable présence, à la vue de ta noble yieillesse.
Dis-moi, qui t'amène? Quelle nouvelle apportes-tu P
Je te vois toute joyeuse, et )e ne sais où est ma vie.
CÂLESTiNE. Sur ma langue.
Caliztb. Que dis-tu, ma gloire et mon repos? Ex-
plique^moi clairement ce que tu dis.
CéLESTiNE. Sortons de Téglise, seigneur, et d'ici à
votre maison je vous conterai quelque chose qui vous
réjouira, j'en suis certaine.
Parmeno, à part, La vieille vient bien à Taise, frère,
elle doit avoir recueilli quelque chose.
Sempronio. Écoute.
CÉLESTiNE. Aujourd'hui, tout le jour, seigneur, je
me suis occupée de votre affaire et j*ai laissé s'en
perdre d'autres qui me suffisaient. Je mécontente bien
des gens pour vous satisfaire, j*ai plus négligé de bé-
néfices que vous ne pensez; mais tout cela est un bien,
puisque j'apporte un si bon résultat. Ecoutez-moi,
peu de mots me suffiront, je suis chiche de paroles.
Je mets Mélibée à votre disposition.
Calizte. Qu'entends-je !
Célestine. Qu'elle est plus à vous qu'à elle-même ;
elle est plus à vos ordres et à votre volonté qu'à ceux
de Plebère, son père.
Calizte. Parle sérieusement, bonne vieille; ne dis
pas de pareilles choses, ces garçons te traiteraient de
folle. Mélibée est ma dame, Mélibée est mon désir,
Mélibée est ma vie, je suis son captif, son esclave.
Sbmpronio. Seigneur, le peu de confiance que vous
avez en vous-même, le peu de cas que vous faites de
vous, le peu d'estime que vous vous portez, vous font
dire des choses qui nuisent à votre raison. Vous en-
nuyez tout le monde en divaguant de la sorte. De
quoi vous étonnez-vous? Donnez-lui quelque chose
ACTE ONZIÈME. I55
pour sa peine, vous ferez mieux ; c'est là ce qu'atten-
dent ses paroles.
Calixte. Tu as raison. Ma mère, je suis convaincu
que mes ^Eiibles dons ne parviendront jamais à payer
tes soins et tes services. En place de mante et de robe,
dont les ouvriers aurarent pris leur part, reçois cette
petite chaîne, mets-la à ton cou et achève ton récit
et mon bonheur.
Parmeno, à part. Il appelle cela une petite chaîne,
ne l'entends-tu pas, Sempronio? La dépense lui coûte
peu ; je te certifie qu'aujourd'hui je ne donnerais pas
ma part pour un demi-marc d'or^ pour peu que Ift
vieille partage.
Sempkonio. Notre maître va f entendre, il nous fau-
dra Tapaiser et toi te guérir, tant il va être ennuyé
de tes murmures continuels. Par amitié pour moi,
frère, écoute et tais-toi ; Dieu t'a donné pour cela deux
oreilles et rien qu'une langue »*.
Parmeno. Le diable les écoute. Le voilà pendu à la
bouche de la vieille, sourd, muet et aveugle ; il est
comme un corps sans âme ; à tel point que si nous
lui faisons la figue, il va dire que nous levons les
mains au ciel, et que nous prions pour le succès de
ses amours.
Sempronio. Tais-toi, silence ! écoute bien Célestine;
en conscience, elle mérite tout et plus qu'il ne lui
donne; elle parle bien.
Célestine. Seigneur Calixte, vous avez agi avec
beaucoup de libéralité envers une pauvre vieille comme
je suis; mais comme tout don ou cadeau se juge grand
ou petit selon celui qui le donne, je ne puis parler de
mon peu de mérite, que vos largesses surpassent en
qualité et en quantité, mais de votre magnificence,
près de laquelle il n'est rien. En retour de cette im-
mense générosité, je vous rends votre santé, qui était •
perdue, votre cœur, qui s'en allait, votre raison, qui
s'altérait. Mélibée souffre pour vous plus que vous ne
156 LA CELESTINE,
souffrez pour elle ; Mélibée vous aime et désire vous
voir; Mélibée pense plus souvent à vous qu'à elle-
même ; voilà ce qu'elle regarde comme sa liberté, voilà
comment elle apaise ce feu qui la dévore plus que
vous.
Calixte. Amis, suis-jebien ici? Mes amis, entends-je
bien réellement tout cela? Mes amis, suis-je bien
éveillé? est-il jour ou nuit? O mon Dieu! Père cé-
leste, je t'en conjure, que tout cela ne soit pas un
songe!... je suis bien éveillé. Situ veux rire, mère,
si tu veux me payer en paroles, ne crains rien, dis
la vérité; tes démarches méritent plus encore que ce
que tu as reçu de moi.
CéLESTXME. Jamais un cçeur tourmenté par le désir
n'accepte une bonne nouvelle comme positive, ni une
mauvaise nouvelle comme douteuse; vous pourrez
vous assurer toutefois si je plaisante ou non en allant
cette nuit (ainsi qu!il est convenu avec elle), quand
l'horloge sonnera minuit, lui parler entre les portes
de sa maison; elle vous dira mieux que moi comment
j'ai agi pour vous, quel est son désir, l'amour qu'elle
vous porte et ce qui Pa causé.
Calixte. Bien, bien, est-il possible que j'entende
une telle chose ? Se peut-il qu'un semblable bonheur
m'ad vienne ? Je mourrai dMci là; je ne suis pas digne
d'une telle gloire, je ne mérite pas une pareille ré-
compense, je ne suis pas digne de parier à une telle
dame, quoique ce soit de son gré.
, CÉLESTiNE. Je l'ai toujours entendu dire, il est plus
* à ifficilede supporter la prospérité que l'adversité ; l'une
! peut avoir sa consolation, mais l'autre ne laisse pas
de repos. Comment, seigneur Calixte, vous ne consi-
dérez pas qui vous êtes, vous ne voyez pas le temps
que *vous avez perdu à la servir, vous ne voyez pas à
qui vous avez confié vos affaires ? Jusqu'à ce moment
.vous avez désespéré de l'obtenir, vous vous désoliez,
et maintenant que je tous atteste que vous êtes à la
fin de votre peine, vous voulez mettre fin à votre vie î
ACTE ONZIÈME. 157
Voyez donc, seigneur, Gélestine est pour vous ; bien
qu'il vous manque toutes les qualités requises chez
un amoureux, elle vous donnerait pour le plus par-
fait galant du monde, elle aplanirait les rochers sous
vos pas, elle vous ferait traverser à pied sec le torrent
le plus rapide. Vous ne savez pas à qui vous donnez
votre argent.
Calixte. Prends garde, mère, à ce que tu me dis :
elle y viendra de bon gré ?
CéLESTiNE. Et même à genoux.
Sempronio. Pourvu que ce ne soit pas une ruse pour
nous avoir tous sous la main... Fais attention, mère,
c'est ainsi qu'on enveloppe de pain la mort aux rats,
afin que le goût ne la devine pas.
Parmeno. Je ne t'ai jamais entendu dire meilleure
chose. Je me sens naître bien des soupçons sur la su-
bite conversion de cette dame etsur sa prompte obéis-
sance aux volontés de Gélestine ; elle veut nous amu-
ser avec ses paroles douces et bienveillantes, comme
font ceux d'Egypte, qui voient d'un côté, pendant que
de l'autre ils occupent leurs dupes en leur lisant dans
les mains. En vérité, mère, on venge bien des injures
avec des flatteries. Le bœuf artificiel avec ses sonnail-
les conduit les perdrix jusque dans les filets ^^ ; le
chant de la sirène séduit par sa douceur les marins
trop confiants. Je crois que de même Mélibée, avec
son afiabilité, avec ce consentement si rapide, voudrai
prendre à son aise une poignée d'entre nous, purger
son innocence avec l'honneur de Calixte et notre
mort. De même que l'agneau tète au hasard sa mère
où toute autre brebis, de même celle-ci prendra en
toute sûreté vengeance de Calixte sur nous tous; avec
le grand nombre de gens dont elle dispose, ellepourra
saisir pères et petits d'une seule nichée, et toi tu te
gratteras la panse au coin du feu en disant : « Celui
qui carillonne est en sûreté dans le clocher 97. »
Calixte. Taisez- vous, coquins, fous, soupçonneux !
il semble que vous vouliez nous faire ctoïte que les
158 LA céLBSTINE.
anges savent faire le mal. Mélibée est un ange déguisé
qui vit parmi nous.
Sempronio, à part. Tu reviens à tes hérésies ?
(Haut.) Ecoute-le, Parmeno, ne t'inquiète de rien ;
s'il est pris* il le payera double ; nous autres, nous
avons de bons pieds.
CÉLBSTiNÈ. Seigneur, vous seul raisonnez sagement;
vous, mes enfants, vous vous laissez aller à de vains
soupçons. J'ai fait tout ce qui dépendait de moi, je
vous laisse joyeux; Dieu vous aide et vous guide! je
pars fort contente. Si je vous suis nécessaire pour
cela ou pour autre chose, je suis toute prête à vous ser-
vir.
Parmbmo, à part, Hi, hî, hi !
Sempronio. De quoi ris-tu, sur ta vie?
Parmbmo. De Tempressement de la vieille à s'en al-
1er ; elle ne voit pas venir assez tôt le moment d'em-
porter la chaîne ; elle ne peut croire encore qu'elle lui
appartienne ni qu*on la lui ait réellement donnée; elle
ne se trouve pas plus digne d*un tel don que Calixte
ne croit l'être de Méiibée.
Sbmpronio. Que veux-tu que fasse autrement cette
vieille drôlesse, cette indigne maquerelle, qui sait et
devine tout ce que nous pensons, et refait sept virgi-
nités pour deux écus ? Elle se voit chargée d'or et se
hâte de se mettre en sûreté avec son butin, dans la
crainte qu'on ne le lui reprenne. Elle a fait maintenant
tout ce qu'on voulait d'elle. Mais qu'elle prenne garde
au diable, et qu'elle fasse de telle sorte qu'au moment
du partage nous ne lui arrachions pas l'âme.
Calixte. Dieu t'accompagne, mère ! je veux dor-
mir et me reposer un Instant pour satisfaire aux
nuits passées, et m'acquitter d'avance avec celle qui
vient.
CÉ1.BSTINE. Tac, tac, tac.
ÉLtciB. Qui frappe?
ACTE DOUZIÈME. I59
CÉLESTiNE. Ouvre, ma fille Élicie.
Élicib. Pourquoi yiens-tu si tard ? Vieille comme tu
eS| tu ne devrais, pas agir ainsi; tu trébucheras, tu
tomberas et te tueras.
CéLESTiNE. Je n'en crains rien, j'examine le jour le
chemin que je dois suivre la nuit; je ne prends jamais
le haut de la rue, mais bien le milieu de la chaussée,
car on dit : c Qui va le long des murs n*est pas en
sûreté ; et qui va par la plaine n*a rien à redouter. »
J'aime mieux salir mes souliers dans la boue que re-
cevoir une pierre sur la tête. Mais tu n'as pas de cha-
grin ici?
ÉuczE. Pourquoi en aurais-je ?
CÉLESTiNE. Parce que la compagnie que je t'ai lais-
sée est partie, et que tu es restée seule.
Élicie. Quatre heures se sont passées depuis ; je n'y
pensais déjà plus.
Célestine. Plus tôt ils t* auront quittée, plus tu
auras ressenti de peine. Mais laissons là leur départ
et mon retard, occupons-nous de souper et de dor-
mir.
ACTE DOUZIÈME
ARGUMENT : A minuit, Calixte, accompagné de Scnapronîo et
de Parmeno armés, se rend à la maison de Mélibée. Lu-
crèce et Mélibée l'attendent près de la porte. Il arrive,
Lucrèce lui parle la première, elle appelle Mélibée et
s'éloigne. Mélibée et Calixte parlent à travers la porte
cntr'ouverte, Parmeno et Sempronio causent de leur côté ;
ils entendent du monde dans la rue et se disposent à fuir.
Calixte prend congé de Mélibée, après être convenu de son
retour pour la nuit suivante. Au oruit qui se fait dans la
rue. Plebère se réveille, appelle sa femme Alisa et demande
à Mélibée d'où viennent les pas qu'on entend dans sa
chambre. Mélibée répond à son père qu'elle avait soif.
Calixte rentre chez lui en causant avec ses serviteurs et va
La CiLESTiNB. i3
l6o LA céLBSTINE.
se mettre au Ht. Parmeno et Sempronio le rendent chez
Câestine et lui réclament leur part du gain; Céleatine
refuse, ils se mettent en colère, portent la main sur Céles-
tine et la tuent. Elicie pousse des crisj la justice vient
pour les arrêter tous deux .
GALIXTE, SEMPRONIO, PARMENO, LUCRÈCE,
MÉLIBÉE, PLEBÈRE, ALISA, CÉLESTINE,
ÉLICIE,
Caliztb. Amis, quelle heure vient de sonner?
Sempronio. Dix heures.
Calixte. Oh ! combien je suis mécontent deTinat-
tention de ces hommes 1 Que de choses il y aurait à
dire de ma grande vigilance pendant toute cette nuit
et de ta négligence inconcevable 1 Comment ! étourdi,
tu sais combien il m'importe qu'il soit dix ou onze
heures, et tu réponds au hasard ce qui te vient à la
bouche! Si malheureusement j'avais dormi, tout au-
rait dépendu de la réponse de Sempronio, qui pour
onze compte dix et pour douze aurait compté onze.
Mélibée serait venue, je ne me serais pas trouvé là,
elle serait rentrée; de cette manière, ma peine n'au-
rait pas eu de fin ni mon désir d'exécution ; on a rai-
son de dire que bonheur ou malheur tiennent à un
cheveu.
Sempronio. Il me semble qu'il n'y a pas moins de
mal à demander ce qu'on sait^ qu'à répondre ce qu'on
ignore. 11 serait mieux, seigneur, d'employer l'heure
qui nous reste à préparer des armes, plutôt qu'à cher-
cher sujet de querelles.
Calixte, à part II a raison l'imbécile, je ne veut
pas me fâcher dans un tel moment j il faut penser non
à ce qui aurait pu arriver, mais à ce qui existe; non
au mal qui aurait pu résulter de sa n^ligence, mais
au profit que me procurera ma sollicitude ; j'aurais
tort de céder à la colère, il faut la laisser se calmer.
{Haut.) Parmeno, descends mes cuintsses et armez-
ACTE DOUZIEME. l6l
VOUS tous deux; nous pourrons marcher ainsi en toute
sûreté, car on dit : « Homme averti et disposé en vaut
deux. »
Parmeno. Les voici, seigneur.
Calixte. Aide-moi àm'armer. Toi, Sempronio, re-
garde si quelqu'un paraît dans la rue.
Sempronio. Seigneur, il ne paraît personne, et lors
même qu'il y aurait quelqu'un, la grande obscurité
empêcherait que nous ne fussions vus ou reconnus.
Calixte. Alors suivons cette rue; lors même que
cela nous ferait faire quelques détours, nous n'en se-
rons que mieux cachés. Minuit sonne : c'est une bonne
heure.
Parmeno. Nous voici tout près.
Calixte. Nous arrivons à temps ; dispose-toi, Par-
meno, à aller voir si cette dame est derrière la
porte.
Parmbno. Moi, seigneur ? Dieu ne le permette pas,
ce serait détruire tout ce qui a été fait. Il vaut mieux
que ce soit vous qu'elle rencontre le premier ; il se
pourrait qu'en me voyant elle se fâchât de voir qu'il y
a plusieurs personnes dans la confidence d'une chose
qu'elle voulait faire si secrètement, et dont elle redoute
tant les conséquences. Peut-être même penserait-elle
que vous vous moquez d'elle i
CALiXTEi Oh I que tu as bien dit ! tu m'as donné
la vie avec un conseil aussi sensé. Si par malheur elle
rentrait chez elle sans me voir, il n'en faudrait pas
davantage pour me porter mort au logis; J'y vais seul;
vous autres, restez ici.
Parmeno. Qu'en penses-tu, Sempronio ? iNotre imbé-
cile de maître croyait-il donc me prendre pour bou^
dier et m'envoyer au-devant du premier danger?
Sais-je, moi, qui est là derrière cette porte? Sais-je
s'il n^y a pas là quelque trahison ? Sais-je si Mélibée
n'a pas l'intention de punir notre maître de son au-
dace? Sommes-nous sûrs que la vieille ait dit là
102 LA CÈLE8TINB.
vérité ? Si tu ne savais pas parler, ParmenOy on t'arra-
cherait l'ftme sans que tu connusses à qui tu as af-
faire. Ne fais pas le flatteur, comme le voudrait ton
maître, et tu n*auras jamais à souffirir pour autrui ;
n*écoute pas trop les conseils de Célestine si tu ne
veux pas te trouver dans l'embarras; ne fais pas trop
de fidèles protestations si tu crains les coups de bâ-
ton ; sache quelquefois tourner casaque si tu ne veux
pas rester les mains vides. Je veux compter comme si
j*étais né d'aujourd'hui, car j*échappeà un bien grand
danger.
Sbmpronio. Silence donc, Parmeno ! ne saute pas
ainsi, ne sois pas si joyeux, on finira par fentendre.
Parmeno. Tais-toi, frère, je ne me sens pas de bon-
heur. Comme je lui ai bien fait croire que c'était pour
son intérêt que je refusais d'aller là-bas ! Je ne pen-
sais qu'à ma sûreté. Qui saurait songera soi aussi
bien que je le fais ? Si tu y prends garde, tu me ver-
ras faire dorénavant bien des choses que toutle monde
ne comprendra pas, autant avec Calixte qu*avec tous
ceux qui se trouvent mêlés dans cette affaire. Je suis
persuadé que cette demoiselle sera pour lui un leurre,
un appât ; quiconque y viendra mordre payera chère-
ment son écot.
Sempronio. Va, ne te tourmente pas de semblables
idées, bien qu'il puisse y avoir quelque chose de vrai.
Tiens-toi prêt toutefois, au premier bruit que tu enten-
dras, à prendre tes jambes à ton cou ^.
Parmeno. Tu as lu au même livre que moi : Nous
sommes deux pour un seul cœur; mes jambes sont
taillées pour la course, je saurai fuir mieux que tout
autre. Je te remercie, frère, de m'avoir conseillé une
chose que je n'osais te proposer ; si notre maître est
aperçu, je crains qu'il ne puisse s'échapper des mains
des gens de Plebère; il ne pourra guère venir nous de-
mander ensuite ce que nous avons fait et nous repro-
cher d'avoir fui.
Sbmpronio. O Parmeno! mon ami, que laconfor-
ACTE DOUZIÈME. 163
mité de goûts entre compagnons est chose utile et
profitable ! Lors même que Célestine ne nous eût pas
été bonne à autre chose, cette amitié, qui nous vient
d'elle, est à elle seule un bien inappréciable.
Parheno. Personne ne peut nier ses torts quand ils
sont évidents, et il est certain que, par honte l*un de
Tautre et par crainte d'être odieusement traités de lâ-
ches, nous attendrions ici la mort avec notre maître,
quand il n'y a que lui seul qui la mérite.
Sempromio. Mélibée doit être venue; écoute, on parle
bas.
Parmbno. Ah I je crains bien que ce ne soit pas elle^
mais quelqu'un qui contrefait sa voix.
Sempronio. Dieu nous préserve des traîtres! qu'ils
n'aient pas pris la rue par laquelle nous devons fuir,
je ne crains pas autre chose.
Calixte. Ce bruit vient de plus d'une personne;
je veux parler, quoi qu'il arrive. Hé, hé I madame ?
Lucrèce. C'est la voix de Calixte, je vais au-devant
de lui. Qui parle? Qui est dehors?
Calixte. Celui qui vient pour obéir à vos ordres.
LucRÈcâ. Pourquoi n'approchez-vous pas, madame ?
Venez sans crainte, ce cavalier est ici.
MéLiB^E. Folle, parle bas, regarde bien si c'est
lui.
Lucrèce. Approchez- vous, madame ; c'est bien lui,
je le reconnais à la voix.
Calixte. Je suis joué, celle qui m'a parlé n'est pas
Mélibée. J'entends du bruit, je suis perdu; mais que
je vive ou que je meure, je ne m'en irai pas d'ici.
MÉLIBÉE. Va, Lucrèce, te coucher un peu. Holà!
seigneur, quel est votre nom? Qui vous a ordonné de
venir ici ?
Calixte. Celle qui mérite de donner des ordres au
monde entier, celle que je suis indigne de servir.
164 LA CÉLESTINE.
Que votre grâce ne craigne pas de se faire connaître
à un homme que vos charmes ont captivé; que le
doux son de votre parole, qui retentit sans cesse à
mon oreille, m'affirme que vous êtes bien Mélibée, la
reine et la dame de mon cœur. Je suis votre esclave
Calixte .
MÉLIBÉE . L'extrême audace de vos messages m*a
donné le désir de vous parler, seigneur Calixte. Vous
n*avez pu oublier de quelle manière j*ai répondu à vos
discours ; je ne sais comment vous pouvez penser ob-
tenir de moi autre chose que ce que je vous ai témoi-
gné. Chassez loin de vous ces vaines et folles idées,
afin que mon honneur et ma personne soient à i*abri
de tout mauvais soupçon. Je suis venue ici pour vous
prier de cesser vos poursuites et de me rendre le repos.
Veuillez ne pas mettre ma réputation à la merci des
médisants.
Calixte. Le malheur est sans force contre un cœur
dès longtemps préparé à le bien recevoir, mais, hélas!
j'étais désarmé ; je n'avais prévu ni faussetés ni trom-
peries; je m'abandonnais à vous plein de confiance,
quoi qu'il dût arriver, et maintenant n'est-il pas juste
que je m'afHige et que je revienne pas à pas le long du
chemin qu'avait fait parcourir à mon imagination la
douce nouvelle que j'avais reçue ? O malheureux Ca-
lixte ! comme tes serviteurs se sont joués de toi 1 O
Célestine, femme trompeuse et rusée ! n'aurais-tu pas
mieux fait de me laisser mourir, plutôt que de venir
ranimer mon espérance et accroître le feu, bien ar-
dent déjà, qui me dévorait! Pourquoi as-tu faussé la
parole de cette dame que j'adore? Pourquoi as-tu
ainsi causé mon désespoir avec tes mensonges ? Pour-
quoi m'as-tu dit de venir ici entendre cette bouche,
qui tient les clefs de ma perte ou de ma gloire, me
témoigner le mépris, le reproche, la méfiance, la haine?
O mon ennemie ! ne m'as-tu pas dit que la reine de
mon âme daignait m'être favorable ? Ne m'as- tu pas
dit que c'était de son gré que tu m'ordonnais, à moi,
ACTE DOUZIÈME. 165
son captif, de me rendre ici ? Ce n'était pas pour
qu*elle me chassât de nouveau de sa présence, mais
pour qu'elle me relevât du bannissement auquel elle
m* avait condamné avant ce jour. En qui aurai-jedonc
foi ? Où est la vérité? Qui donc est sans fausseté?
Dans quel lieu ne trouverai-je pas dMmposteurs ? Où
rencontrerai-je un franc ennemi, un véritable ami ?
Quel est le pays où la trahison est inconnue? Hélas!
pourquoi m*avoir donné une espérance qui me con-
duit à ma perte ?
MÉLiBés. Cessez vos plaintes, seigneur, mon cœur
ne peut les supporter, mes yeux ne peuvent y résis-
ter. Vous pleurez de désespoir et m'accusez d'être in-
grate ; je pleure de plaisir en vous voyant aussi fi-
dèle ! O mon seigneur et tout mon bien ! combien il
me serait plus agréable de voir votre visage, que d'en-
tendre votre voix ! Mais comme en ce moment il ne
peut se faire davantage, recevez la confirmation des
paroles que je vous ai envoyées écrites sur la langue
de cette diligente messagère. Tout ce que j'ai dit, je
le certifie, je le tiens pour vrai et j'en accepte les résul-
tats. Essuyez vos larmes, seigneur, ordonnez de moi
selon votre volonté.
Calixte. O madame ! espérance de ma gloire, repos
et soulagement de ma peine, joie de mon cœur ! Quelles
paroles suffiraient à vous rendre grâces de l'incompa-
rable merci que vous voulez bien me faire en ce mo-
ment si heureux pour moi ? Vous daignez permettre
à un homme aussi humble que je le suis de jouir de
tout le bonheur de votre amour! Je m'en jugeais in-
digne, quoique* je le désirasse ardemment, lorsque je
considérais votre position, lorsque je voyais votre
perfection, lorsque je contemplais votre gentillesse,
lorsque je pensais à mon peu de mérite et à votre
grand mérite, à votre grâce extrême, à vos vertus
si vantées et si évidentes. O grand Dieu! comment
pourrais-je être ingrat envers toi, qui as si miracu-
leusement mis en œuvre pour moi tes immenses
l66 LA céLESTINB.
merveilles I Ôh ! qu'il y a longtemps que cette pensée
naquit en mon cœur, mais je la repoussais comme im-
possible. Puis les éclatants rayons de votre extrême
beauté frappèrent mes yeux, enflammèrent mon âme,
agrandirent mon mérite, chassèrent ma timidité, dé-
truisirent mon hésitation, doublèrent mes forces,
dégourdirent mes pieds et mes mains, enfin me don-
nèrent une telle audace, que leur pouvoir immensem'a
conduit au suprême bonheur d'entendre de votre bon
gré les accents de votre voix divine. Si je ne l'eusse
pas connue avant ce jour, si je n*en eusse pas reçu les
salutaires émanations, je me croirais encore le jouet
de quelque maléfice ; mais je suis persuadé de votre
franchise, je sais que c'est bien à vous que je' parle,
et je me demande si c'est bien à moi, Calixte, qu'ar->
rive tant de bonheur,
MéLiBÉE. Seigneur Calixte, votre immense mérite,
votre grâce extrême, votre haute naissance^ ont agi
sur moi de telle sorte, que, dès que je vous ai connu,
vous ne vous êtes pas un instant éloigné de mon
coeur. Bien longtemps j'ai combattu pour le dissimu-
ler; mais lorsque cette femme m'a remis votre doux
nom dans la mémoire, je n'ai pu avoir assez de force
pour ne pas lui découvrir ma passion et pour ne pas
consentir à me rendre en ce lieu, où je vous supplie
d'ordonner et de disposer de ma personne selon votre
volonté. Maudite soit cette porte qui s'oppose à notre
bonheur 1 Maudits soient ses verrous et ma faiblessel
Sans les cruels obstacles qui nous séparent, vous
ne vous plaindriez pas, et je cesserais d'être mécon-
tente.
Calixte. Comment, madame I vous voulez que je
permette à un morceau de bois de mettre empêche-
ment à notre satisfaction? Je n'eusse jamais cru avoir
à combattre autre chose que votre volonté. O portes
fâcheuses et importunes l Dieu veuille que vous soyez
la proie d'un feu semblable à celui qui me dévore I le
tiers seulement vous consumerait en un instant. Pour
ACTE DOUZIÈME. 167
Dieu, madame, permettez que j'appelle mes servi-
teurs pour qu'ils les mettent en pièces.
Parmeno. N*entends-tu pas, Sempronio? Il veut
venir nous chercher pour qu'il nous arrive malheur.
Je ne suis pas du tout content d'être ici ; je crois que
ces amours ont mal commencé, je n'attends pas da-
vantage.
Sempronio. Silence! tais-toi, écoute, elle ne veut
pas que nous y allions.
MÉLiséE. Voulez-vous donc, mon bien-aimé, me
perdre et compromettre ma réputation? Ne lâchez pas
la bride à votre volonté ; l'espérance est certaine, le
temps serait trop court pour ce que vous ordonnerez.
Vous ressentez une vive peine, et moi celle de nous
deux; vous souffrez de votre seule douleur, et moi de
la vôtre et delà mienne 5 ayez patience jusqu'à de-
main et venez à la même heure par les murs de notre
verger. Si maintenant vous brisiez cette cruelle porte,
en ce moment nous serions entendus, et demain il
naîtrait dans la maison de mon père un terrible
soupçon sur ma faute. Et comme vous sentez que le
tort grandit en proportion de Tétat de celui qui le
commet, ou en parlerait dès le jour dans toute la
ville.
Sempronio. Notre mauvaise étoile nous a conduits
ici cette nuit, nous allons rester là jusqu'au matin,
selon que notre maître en prend à son aise, et bien
que le bonheur nous favorise, on finira par nous en-
tendre d'ici ou des maisons voisines.
Parmeno. Il y a deux heures que je te prie de partir,
nous n'éviterons pas une correction.
Calixte. Oh'l madame et tout mon bien, pour-
quoi appelez-vous faute ce que tous les saints du pa-
radis m'ont accordé? Je priais aujourd'hui devant
l'autel de la Madeleine, lorsque cette brave femme
vint me rejoindre avec votre doux message.
Parmeno. Tu divagues, Calixte, tu divagues. Je
l68 LA céLBSTINB.
suis convaincu, frère, qu'il ne doit pas être chrétien.
Ce que la vieille traîtresse a manigancé avec ses sor-
celleries pestiférées, ce qu'elle a fait avec ses fausses
paroles, il dit que les saints de Dieu le lui ont accordé
ou l'ont obtenu pour lui ; c'est avec cette prétention
qu'il veut briser la porte. Il n'aura pas donné le pre-
mier coup, qu'il sera entendu et pris par les serviteurs
du père de Mélibée, qui dorment tout auprès.
Sbmpronio. Ne crains rien, Parmeno, nous sommes
assez éloignés, et dès que nous entendrons du bruit,
nous nous trouverons bien de fuir. Laisse-le; s'il fait
mal, il le payera.
Parmeno. Tu parles bien, tu lis dans mon cœur;
ainsi soit fait, fuyons la mort, car nous sommes
jeunes; ne vouloir ni mourir ni tuer, ce n'est pas lâ-
cheté, c'est bon naturel. Ces écuyers de Plebèresont
des fous, ils ne désirent pas tant mangeret dormir que
se quereller et se battre ; or, ce serait une grande folie
qu'attendre le combat avec des ennemis qui aiment
mieux la guerre et le désordre que la victoire et la
gloire de vaincre. Oh ! si tu voyais comme je suis,
frère, tu aurais plaisir I Â demi tourné, les jambee
écartées, le pied gauche en avant, en fuite, les pans
^^ de ma tunique relevés, le bouclier démonté et sous le
^^*V bras, afin qu'il ne me gêne pas ; je crois, pour Dieu,
^^ / ^"^ i® courrai comme un daim, tant j'ai crainte d'être
^ ici.
Sempronio. Je suis bien mieux, moi, j'ai attachéma
rondache et mon épée avec les courroies, afin de ne
pas les laisser tomber en courant,et j'ai mis mon casque
dans le capuchon de ma cape.
Parmeno. Et les pierres dont tu l'avais remplie?
Sempronio. Je les ai toutes jetées pour aller plus
légèrement. J'ai bien assez de porter ces cuirasses
que tu m'as fait prendre si mal à propos; j'avais bien
envie de refuser de les mettre, car elles me semblaient
bien pesantes pour fuir. Écoute, écoute ! Entends-tu,
Parmeno ? Il y a quelque malheur ; nous sommes
ACTE DOUZIÈME. 169
morts, chasse vite, va vers la maison de Célestine,
pour qu'ils ne nous coupent pas le chemin de notre
logis.
Parmeno. Fuis, fuis ! comme tu cours peu ! O pé-
cheur que je suis ! s'ils doivent nous atteindre, laisse
là le bouclier et le reste.
Sempronio. Auront*ils tué notre maître?
Parmbno. Je ne sais, ne me dis rien, cours et tais«
toi ; c'est là le moindre de mes soucis.
Sempronio. Hé, hé, Parmeno, reviens, reviens sans
bruit, ce ne sont que les gens de l'alguazil, qui passaient
en tumulte dans Tautre rue.
Parmeno. Assure- t'en bien ; ne te fie pas à tes yeux,
car ils jugent souvent sans réflexion. Il ne m'était pas
resté une goutte de sang; j'étais déjà aux prises avec
la mort ; il me semblait qu'ils me donnaient des coups
sur les épaules. Sur ma vie, je ne me souviens pas
avoir eu jamais si grand'peur ni m'être vu en telle
position, bien que j'aie été assez longtemps dans les
maisons des autres et dans des maisons où il y avait
assez de peine. J'ai servi neuf ans les moines de Gua- / ^ ^
dalupe,*et mille fois nous nous sommes battus les uns ' ^ -^ *
les autres à coups de poing; mais, en vérité, jamais ' C^ "^
je n'ai eu peur de mourir comme tout à l'heure.
Sempronio. Et moi, n'ai-je pas servi lecurédeSan-
Miguel, l'hôtelier de la place et Mollejas le jardinier ?
Je ne passais pas un jour sans me quereller avec des
gens qui chassaient à coups de pierres les oiseaux qui
étaient sur un grand peuplier que nous avions, ce qui
causait du tort au potager. Mais Dieu te garde de te
voir avec des armes, c'est là le vrai danger ; ce n'est
pas en vain qu^on dit : c Chargé de fer, chargé de
crainte. > Retourne, pars, c'est bien l'alguazil cette
fois.
MéLiBÉE. Seigneur Calixte, quel est ce tumulte dans
la rue? On dirait le bruit de gens qui fuient. Pour
Dieu, prenez garde à vous, vous êtes en danger.
\
170 LA céLESTINE.
Calixte. Madame, ne craignez rien, j'ai pris toutes
mes précautions. Ce seront sans doute mes gens : ce
sont des fous; ils désarmeront tous les passants;
quelqu'un les aura fuis sans doute.
MÉLiBÉE. Ceux que vous amenez sont-ils nom*
breux ?
Calixte. Non, rien que deux ; mais lors même
qu'ils en auraient six contre eux, ils n*auraient pas
grand^peine à leur ôter leurs armes et à les mettre
^-1 " j en fuite, tant ils sont courageux. Ce sont gens choi-
i'^^ 1 sis, madame, je ne m'éclaire pas d'un feu de paille.
' Si ce n'était à cause de votre honneur, ils mettraient
cette porte en pièces, et, si on nous entendait, ils nous
délivreraient, vous et moi^ des gens de votre père.
MéLiBÉE. Oh! pour Dieuî n'entreprenez pas une
pareille chose ! J'ai grand plaisir que vous soyez ac-
compagné de gens aussi fidèles; il est bien employé
le pain que mangent d'aussi braves serviteurs. Par
amour pour moi, seigneur, puisque la nature a bien
voulu leur faire une telle grâce, qu'ils soient bien
traités et bien récompensés par vous ; faites qu'ils
vous gardent le secret en toutes choses $ lorsque vous
aurez à corriger leurs fautes, soyez bienveillant avec
eux aussitôt le châtiment; il faut éviter de trop con-
traindre les cœurs généreux ; leur zèle s'éteint s'ils
ne sont pas quelquefois traités avec indulgence.
Parmeno. Hé, hé ! seigneur, retirez-vous prompte-
ment, il vient un grand nombre de gens avec des tor-
ches; vous serez vu et reconnu ; vous ne pouvez vous
cacher ici.
Calixte. O malheureux que je suis ! Je suis obligé,
madame, de me séparer devons. La crainte de la mort
a moins de puissance sur moi que le soin de votre
honneur. Puisqu'il faut vous quitter, que les anges
restent près de vous ! Je viendrai par le verger, comme
vous me l'avez prescrit.
MÉLiBiÊB. Qu'il en soit ainsi ! Dieu vous conduise !
ACTE DOUZIÈME. I7I
Plebère. Madame ma femme, dors-tu ?
ÂLisA. Non, seigneur é
Plebere. N'entends-tu pas du bruit dans la chambre
de ta fille?
Alisa. Oui, je Tentends. Mélibée ! Mélibée !
Plebère. Elle ne t'entend pas, j'appellerai plus
fort. Mélibée, ma fille!
MÉLIBÉE. Seigneur?
Plebère. Qui donc marche et fait du bruit dans ta
chambre?
MéLiBÉE. Seigneur, c'est Lucrèce; elle est sortie
pour m'aller chercher un verre d'eau, j'avais soif. /
Plebère. Dors, ma fille ; je pensais que c'était autre
chose.
Lucrèce. Il a fallu peu de bruit pour les réveiller ;
c'est la crainte qui les feit parler.
MÉLIBÉE. Il n'y a animal si doux qui ne devienne
furieux par amour ou par crainte pour ses petits. Q.ue
feraient-ils s'ils savaient que je suis réellement sortie !
Calixte. Fermez cette porte, enfants, et toi^ Par-
meno, porte un flambeau dans ma chambre.
Sempronxo. Seigneur, vous ferez mieux de vous re-
poser et de dormir jusqu'au jour.
Calixte. Tu as raison, j'en ai bien besoin. Eh bien!
Parmeno, que te semble de cette vieille, dont tu me
disais tant de mal? Vois-tu quelle œuvre est sortie de
ses mains ? Qu'aurions-nous fait sans elle ?
Parheno. Je ne ressentais pas vos angoisses, je ne
connaissais ni la gentillesse ni le mérite de Mélibée,
je n*ai donc aucun tort. Je savais par cœur Célestine
et ses artifices, je vous en avertissais parce que vous
êtes mon maître; mais il me semble maintenant qu'elle
est tout autre, elle est entièrement changée.
Calixte. Comment changée ?
u^
172 LA céLESTINE.
Parmeno. a un tel point que, si je ne Teusse pas
vu, je ne le croirais pas. Cest aussi vrai que vous
vivez.
Calixte. Âvez*vous entendu ce qui s*est passé
entre ma dame et moi ? Que faisiez-vous ? Aviez-vous
peur ?
Sempronio. Peur, seigneur? Quoi donc! En vérité,
le monde entier ne saurait y parvenir. Vous en cher-
cherez ailleurs, des peureux; nous étions là à>ous
attendre, fort bien disposés et les armes à la main.
GiLixTE. Avez-vous dormi un peu ?
«
Sempronio. Dormir, seigneur? On vous en souhaite,
des dormeurs ; pas un instant je ne me suis assis et je
n*ai joint les talons en vérité ; je regardais de tous cô-
tés afin que, si j'apercevais quelqu'un, je pusse m*élan-
cer et faire tout ce que mes forces m'auraient permis.
Parmeno lui-même, bien que jusqu'à ce jour il n'ait
guère paru vous servir de bon gré, fut aussi joyeux
quand il aperçut les gens qui portaient les torches, que
le loup quand il sent la poussière des troupeaux : il
voulait les leur arracher; mais il se contint quand il
vit qu'ils étaient plusieurs.
Calixte. N'en sois pas surpris, la hardiesse est dans
sa nature ; il l'eût fait lors même que ce n'eût pas été
pour moi, parce que les hommes comme lui ne peu-
vent agir contre leurs habitudes. Bien que le renard
change de poil| il ne change pas de naturel ^. Aussi
ai-je parlé de vous à ma dame Mélibée, et lui ai-je dit
combien j'étais en sûreté avec votre aide et votre
garde. Enfants, je vous en sais bon gré, priez Dieu
pour ma santé ; je récompenserai dignement vos bons
services. Allez avec Dieu et reposez-vous,
Parmeno. Où irons-nous, Sempronio? Au lit pour
dormir ou à la cuisine pour déjeuner ?
Sempronio. Va où tu voudras j mais avant le jour je
veux aller chez Célestine chercher ma part delà chaîne;
ACTE DOUZIÈME. I73
c'est une vieille carogne ; je ne veux pas lui donner
le temps d'inventer quelque défaite pour nous en frus-
rer.
Parmeno. Tu as raison, je Pavais oublié; allons-y
tous deux, et si elle veut en essayer, épouvantons-la
de manière qu'elle s'en repente. En affaires d'ar-
gent, il n'y a pas d'amitié.
Sempronio. Chut, chut! tais-toi, elle dort près de
cette fenêtre. Tac, tac. Dame Célestine, ouvre-
nous.
CéLESTiNE. Qui frappe?
Sempronio. Ouvre, ce sont tes fils.
CÉLESTINE. Je n'ai pas de fils qui courent à pareille
heure.
Sempronio. Ouvre-nous, à Parmeno et à Sempronio;
nous venons ici pour déjeuner avec toi.
Célestine. Oh ! les fous, les étourdis ! Entrez, en-
trez; que venez-vous faire à cette heure? Il fait jour à
peine. Qu'avez-vous fait ? Que vous est-il arrivé ? Ca-
lixtea-t- il perdu Pespérance? L'a-t-il conservée ? Com-
ment est«-il ?
Sempronio. Comment, mère? sans nous déjà son
âme serait à chercher un repos éternel. Si on pouvait
évaluer Tobligation qu'il nous a, son bien ne sufiirait
pas pour payer cette dette, si toutefois il est vrai^
comme on le dit, que la vie et la personne sont de plus
de valeur qu'aucune chose de ce monde*
CÉLESTINE. Jésus 1 dans quelle position vous êtes-
vous donc trouvés ? Conte-le-moi, pour Dieu !
Sempronio. Une position telle que, sur ma vie, le
Sang me bout dans le corps rien qu'à y penser.
CÉLESTINE. Calme-toi, pour Dieu! et dis-le-moi.
Parmeno. Tu lui demandes beaucoup, tant nous
sommes troublés et fatigués de la colère que nous
avons ressentie. Tu ferais mieux de nous préparer à
174 ^^ CÉLESTINE.
déjeuner, à lui et à moi; peut-être l'agi tation qui nous
possède se calmerait-elle un peu; mais je t'assure que
je ne voudrais pas rencontrer un homme qui deman-
dât la paix . Mon bonheur serait en ce moment de
trouver quelqu'un sur qui faire passer ma colère, car
je n'ai pu me venger de ceux qui Tont causée, tant ils
ont fui rapidement.
CéLESTiNE. La fièvre me tue si je ne suis pas tout
efirayée de te voir aussi furieux ; je crois que tu t'a-
muses. Dis-moi, Sempronio, sur ma vie, que vous
est-il arrivé ?
Sempronio. Pour Dieu, je n'ai pas ma raison, je suis
désespéré^ mais cependant avec toi il faut calmer la
colère et agir autrement qu'avec des hommes. Jamais
je n'ai su faire étalage de ma force avec ceux qui ne
peuvent rien. J'ai, ma mère, toutes mes armes en mor-
ceaux, ma rondache sans cercle, mon épée comme une
scie ; mon casque, tout bossue, est là dans ma capu-
che ; je n'ai plus de quoi sortir avec mon maître lors-
qu'il aura besoin de moi, et il est convenu qu'on se
reverra la nuit prochaine dans le verger ; mais puis-
je en acheter d'autres ? Je pourrais tomber mort faute
d'un maravédis.
CÉLESTiNE. Demande-le à ton maître, puisque cela
a été perdu et brisé à son service. Tu sais bien qu'il
est homme à le faire à Tinstant ; il n'est pas de ceux
qui disent: «Vis avec moi et cherche qui te sou-
tienne. » Il est si généreux qu'il te donnera plus en»
core qu'il ne te faut.
Sempronio. Ah ! Parmeno* a aussi perdu les siens :
à ce compte tout son bien s'en ira en armes. Comment
veux-tu qu'on soit assez importun pour lui demander
plus qu'il ne fait de son propre gré, ce qui suffit gran-
dement ? Qu'on ne dise pas de moi que lorsqu'on me
donne un pied j'en prends quatre. 11 nous a donné les
cent écus, il nous a ensuite donné la chaîne : après
trois secousses pareilles il ne lui resterait plus de cire
dans l'oreille '<^o. Cette affaire lui coûtera cher; conten-
ACTE DOUZIÈME. I75
tons-nous du raisonnable, ne perdons pas tout pour
vouloir plus que de raison, car qui trop embrasse mal
étreint.
CÉLESTiNE, à part. Il est gracieux, l'âne l {Haut.)
Par ma vieillesse, si nous venions de manger, je di-
rais que nous sommes tous trop pleins. Es-tu dans ton
bon sens, Sempronio? Qu*y a-t-il de commun entre
tes récompenses et mon salaire, entre tes gages et mes
bénéfices ? Suis-)e obligée de payer vos armes, de vous
donner ce qui vous manque ? Qu'on me tue, en vé-
ritéy si tu ne t'es pas laissé prendre à une petite pa-
role que je te dis l'autre jour, en venant par la rue, que
tout ce que j*avais était à toi, et que tant que je le
pourrais, avec toute mon impuissance, jamais je ne te
manquerais, et que si Dieu me donnait une bonne
main '•* avec ton maître, tu n'y perdrais rien. Tu sais
bien, Sempronio, que ces offres, ces paroles de bonne
amitié n'obligent à rien; si tout ce qui reluit était or,
l'or vaudrait beaucoup moins *oî. Dis-moi, Sempronio,
sais-je bien lire dans ton cœur.^ Tu peux voir que,
bien que je sois vieille, je devine ce que tu penses. En
vérité, mon fils, j'ai un bien grand chagrin, je suis
près de perdre Pâme de dépit. Quand je revins de chez
ton maître, je donnai à cette folle d'Élicie,pour qu'elle
s'amusât un peu, la petite chaîne que j'apportais, et
elle ne peut plus se rappeler où elle Ta mise. Toute la
nuit, ni elle ni moi n'avons un instant dormi de cha-
grin, non pour la valeur de la chaîne, qui n'était pas
bien grande, mais par dépit de cette maladresse et de
mon mauvais sort. Quelques-unes de mes connais*
sances et des habitués sont venus vers ce moment-là,
je crains qu'ils ne l'aient emportée en disant : • Si tu
m'as vu, moque-toi de moi, etc. ioi, §
Il est, mes enfonts, une question que je veux éclair-
cir avec vous. Si votre maître m'a donné quelque
chose, vous devez bien croire que c'est à moi ; je n'ai
pas demandé ma part de la tunique de brocart et je ne
la réclame pas. Servons-le tous, à tous il donnera
La C^listinb. 14
176 LA CÉLB8TINE.
selon les mérites de chacun. S'il m*a donné quelque
chose, à moi, j*ai joué deux fois ma vie pour lui ; j'ai
usé plus que vous de souliers et d'effets à son service.
Vous devez bien penser, mes enfants, que tout cela
me coûte de Targent j je n'ai pas non plus acquis mon
savoir sans peine. La mère de Parmeno, Dieu veuille
avoir son âme ! pourrait bien en être témoin. Ce que
j'ai, je Tai gagné j ce que Calixte vous doit, c'est à vous
qu'il le donnera ; tout cela était pour moi peine et de-
voir, pour vous plaisir et passe-temps. Aussi n'avez-
vous pas droit, pour vous être amusés, à la récom-
pense que j'ai acquise en travaillant. Toutefois, mal-
gré ce que je vous dis, si ma chaîne se retrouve, ne
me refusez pas d'accepter chacun une paire de chausses
écarlates, c'est le vêtement qui va le mieux aux jeunes
gens. Si vous n'accueillez pas mon offre, je me tairai
sur ma perte ; ce que j'en fais est de bonne amitié.
Vous devriez voir avec plaisir que j'eusse plutôt qu'une
autre le bénéfice de cette affaire ; ce serait agir contre
vos intérêts que ne pas en être contents*
Sempronio. Ce n'est pas la première fois que j'ai re-
marqué à quel excès est poussé chez la vieillesse ce
vice de cupidité; quand elle est pauvre, elle est géné-
reuse; quand elle est riche, elle est avare. La cupidité
s'accroît à mesure qu'on acquiert, la pauvreté s'aug-
mente à mesure qu'on devient cupide. Rien n'appau-
vrit l'avare comme la richesse. O Dieu ! comme les
besoins naissent avec l'abondance ! Cette vieille me
disait de prendre pour moi, si je le voulais, tout le
profit de cette affaire; elle pensait alors que ce serait
peu de chose; maintenant qu'il dépasse ses espé-
rances, elle ne veut rien donner, pour se montrer fidèle
à cette maxime des enfants : c Du peu tu auras peu,
de beaucoup rien. »
Parmeno. Qu'elle te donne ce qu'elle a promis, ou
bien nous prendrons tout. Je te disais bien ce qu'était
cette vieille; si tu avais voulu me croire...
Ç^LESTiNË, Si vous étçs en colère par votre f^utç.
ACTE DOUZIÈME. I77
par celle de votre maître ou par la perte de vos armes,
ne m'en rendez pas victime; je sais bien d*où vous
vient tout cela, je devine de quel pied vous clochez.
Ce n'est pas que vous ayez besoin de ce que vous de-
mandez ou qu'il y ait chez vous grande cupidité, mais
vous pensez que je veux vous retenir toute votre vie
avec Élicie et Areusa, sans vous en procurer d'autres.
Cessez ces menaces intéressées, renoncez à ces vio-
lences à propos de partage et taisez-vous; celle qui a
su vous faire avoir ces deux femmes vous en donnera
dix autres, maintenant surtout que vous avez plus de
connaissances, plus de bon sens et plus de mérite. Que
Parmeno dise si je sais tenir ce que je promets en pareil
cas. Parle, parle, ne crains pas de raconter ce que nous
avons fait quand Tautre se plaignait du mal de mère.
Semprqnio. Qu'il y aille et qu*il mette J^as ses
chausses s'il en a envie; moi, je ne m'occupe pas de
ce que tu penses. Ne réponds pas à ce que nous te
demandons par des plaisanteries ; avec ce lévrier, si je
le puis, tu ne prendras pas d'autres lièvres. Laisse là
ces discours avec moi, c'est peine perdue d'agacer les
vieux chiens. Donne-nous les deux parts que tu as
reçues de Calixte pour notre compte, ne nous force
pas à découvrir qui tu es. A d'autres, à d'autres, avec
ces cajoleries, la vieille !
CÉLESTiNE. Qui je suis, Sempronio ? Veux-tu me
chasser de mon métier ? Retiens ta langue, n'insulte
pas mes cheveux blancs ; je suis une vieille comme
Dieu l'a voulu, je ne suis pas pire que les autres. Je
vis de mon état, comme chaque artisan du sien, très-
convenablement. Je ne recherche pas celui qui ne
m'aime pas; on vient me prendre chez moi; c'est
chez moi qu'on me prie. Dieu sait si je vis bien ou
mal, il lit dans mon cœur. Ne me prends pas pour
but de ta colère, il y a une égale justice pour tous.
On voudra bien m'entendre» quoique je sois femme,
et on saura bien vous punir. Laissez-moi chez moi avec
ma fortune, et toi, Parmeno, ne pense pas que je sois
178 LA CÉLESTINE.
ton esclave parce que tu connais mes secrets, ma vie
passée, et ce qui nous arriva A ta malheureuse mère et à
moi. Elle aussi me maltraitait quand il plaisait à Dieu.
Parmeno. Ne me fais pas gonfler le nez avec ces sou-
venirs *<^* et prends garde que je ne t'envoie la rejoindre
quelque part où tu te plaindras tout à ton aise.
Célestine. Élicie ! Éliciel lève-toi de ce lit, donne-
moi vite ma mante» par tous les saints du paradis ! je
veux aller crier comme une folle après la justice.
Qu'est-ce que cela ? Que signifient ces menaces dans
ma maison ? Vous voulez faire les forts et les braves
avec une douce brebis! avec une pauvre poule! avec
une vieille de soixante ans ! Allez, allez, essayez votre
colère contre des hommes comme vous, contre ceux
qui ceignent l'épée; mais non pas contre ma frêle que-
nouille. C'est preuve de grande lâcheté qu'attaquer
plus petit et plus faible que soi ; les mauvaises mou-
ches ne piquent jamais que les bœufs maigres et dé-
biles ; les roquets n'aboient avec fureur que contre les
pauvres vagabonds. Si celle qui est là dans ce lit avait
voulu me croire, jamais cette maison ne resterait la
nuit sans un homme, notre sommeil ne serait pas in-
quiet et agité. Mais pour t'étre agréable, pour te res-
ter fidèle, nous supportons cette solitude. Vous voyez
que nous sommes des femmes, vous parlez haut et
vous demandez des choses injustes, ce que vous ne
feriez pas si vous saviez un homme dans la maison ; car
on dit : c Un méchant adversaire calme promptement
la colère et la fureur. »
Sempronio. O vieille avare! morte de soif d'argent,
ne peux-tu te contenter du tiers du profit ?
CÉLESTINE. Quel tiers? Va-t'en de ma maison, toi et
cet autre, et Dieu vous conduise ! Ne criez pas, n'atti-
rez pas le voisinage, ne me mettez pas hors de moi ;
prenez garde de rendre publics les secrets de Calixtc
et les vôtres.
SuMpRONio. Parle, crie, tu tiendras ta promesse, ou
tu cesseras de vivre aujourd'hui.
ACTE TREIZIÈME. I79
ÉuciE. Pour Dieu, laisse là ton épée. Retiens-le,
Parmeno, retiens-le, que ce fou n'aille pas la tuer.
CéLESTiNE. Justice ! justice ! mes voisins, justice !
ces brigands me tuent dans ma maison 1
Sempronio. Brigands! que dis-tu? Attends, maîtresse
sorcière, je vais t'envoyer porter des lettres en enfer.
CéLESTiNE. Ah ! ah ! il m*a tuée ! Ah ! ah ! confession !
Parmeno. Frappe, frappe, achève-la, puisque tu Tas
commencée ; on nous entendra. Qu*elle meure, qu'elle
meure ! le moins d'ennemis possible !
CéLESTiNE. Confession 1
ËLiciE. O cruels ennemis ! vous voilà dans une triste
position. Pourquoi avez-vous agi de la sorte? Ma mère
est morte et avec elle tout mon bien.
Sempronio. Fuis, fuis, Parmeno, il s'assemble beau-
coup de monde. Prends garde, prends garde, voici
Talguazil.
Parmeno. Ahl pécheur que je suis! je ne sais com-
ment fuir, la porte est prise.
Sempronio. Sautons par la fenêtre, ne restons pas
au pouvoir de la justice.
Parmeno. Saute, je te suis.
ACTE TREIZIÈME
Argument : Calixte se réveille et parle seul. Après quelques
instants, il appelle Tristan et ses autres serviteurs. Tristan
s*en va. Calixte se rendort. Tristan se met sur la Ijorte^
Sosie vient en pleurant. Tristan le questionne, Sosie lui
raconte la mort de Sempronio et de Parmeno. Ils vont en
avertir Calixte, qui, apprenant cette nouvelle, fait de grandes
lamentations.
CALIXTE, TRISTAN, SOSIE.
Calixte. Ohl comme j*ai dormi à mon aise depuis
cet heureux moment, depuis cette douce conversation !
V
l8o LA ciLESTINE.
J*ai bien reposé; le bonheur m'a donné ce calme
et ce repos ; la fatigue du corps, la satisfaction et le
bien-€tre de l'âme ont amené un bienfaisant som-
meil. Il n*est pas étonnant que les uns et les autres
se soient réunis pour fermer les cadenas de mes yeux;
car j'ai travaillé de corps autant que d*esprit; j'ai joui
de cœur autant que de sentiment la nuit passée. Il est
certain que la tristesse excite la tête à penser, que les
pensées et les soucis chassent le sommeil, ce qui
m*est arrivé les jours passés quand je doutais encore
de jamais parvenir au bonheur suprême que je goûte
maintenant. O ma dame et mon amour, ô Mélibée !
que penses-tu en ce moment? Dors-tu ou es-tu éveil-
lée? Penses-tu à moi ou à un autre? Es-tu levée ou
couchée? Heureux et fortuné Calîxte! Puisse tout ce
qui s'est passé n'avoir pas été un songe! — Ai-je rêvé
ou non ? Âi-je été le jouet de mon imagination, ou ce
fait s'est-il réellement passé ? Mais je n'étais pas seul ;
mes sei'viteurs m'ont accompagné; ils étaient deux;
s'ils me certifient que cela a réellement eu lieu, je
pourrai le croire sans hésiter. Je vais les faire appeler
pour recevoir d'eux la confirmation de mon bonheur.
y ^ Tristaniholà, petit, lève-toi, viens ici.
* Tristan. Seigneur, me voici,
Calîxte. Cours^ appelle Sempronio et Parmeno.
Tristan. J'y vais, seigneur.
Calixte.
Repose et dors, cœur affligé.
L'amour a fermé tes blessures,
Tu Tiens de recevoir l'aveu
De celle que tu aimes tant.
Le plaisir succède à la peine,
Et tu ne la connaîtras plus.
Tu es enfin le favori
De Mélibée.
Tristan. Seigneur, il n'y a aucun de vos écuyers à
la maison.
"S.
y
.y
I
ACTE TREIZIÈME. l8l
Calixte. Alors ouvre cette fenêtre, tu verras quelle
heure il est.
Tristan. Monseigneur, il est grand jour.
Calixte. Referme-la, mon enfant, laisse-moi dor-
mir jusqu'à ce qu'il soit l'heure de manger.
Tristan. Je vais descendre à la porte afin que mon
maître dorme sans que personne le dérange, et je
dirai qu'il n'y est pas à tous ceux qui le demanderont.
Oh ! quels cris entends-je sur le marché ! Qu'est-ce
que cela ? Il se fait quelque exécution, ou bien on a
commencé de bonne heure la course de taureaux. Je
ne sais qui me dira d'où viennent les cris que j'en-
tends. Voici Sosie le palefrenier lo* qui en arrive, il
me l'apprendra. L'étourdi, le voilà tout en désordre,
il se sera vautré dans quelque taverne ; si mon maître
en voit quelque chose, il lui fera donner deux mille
coups de bâton. Il est un peu fou, mais la peine le
rendra raisonnable. — On dirait qu'il pleure. Qu'est-
ce que cela, Sosie? Pourquoi pleures-tu? D'où viens- tu ?
Sosie. Oh! malheureux que je suis! Oh! quelle
grande perte! Oh ! déshonneur de la maison de mon
maître ! Oh ! quel mauvais jour s'est levé ce matin !
Oh! misérables jeunes gens !
Tristan. Qu'est-ce ? Qu'as-tu ? Pourquoi te frappes-
tu? Quel mal y a-t-il ?
Sosie. Sempronio et Parmeno
Tristan. Que dis -tu de Sempronio et de Par-
meno ? Qu'est-ce que cela, fou ? Explique-toi mieux ?
tu m'effrayes.
Sosie. Nos compagnons, nos frères !
Tristan. Ou tu es ivre , ou tu as perdu ta tête ,
ou tu apportes quelque mauvaise nouvelle. Ne me
diras-tu pas ce qui est arrivé à ces jeunes gens ?
Sosie. Qu'ils sont là sur la place, décapités.
Tristan. Oh ! quel mauvais sort est le nôtre ! Est-
ce vrai ? Les as-tu donc vus? T'ont- ils parlé ?
iSz LA céLESTINE.
Sosie. Us étaient déjà sans connaissance; mais l'un
d*eux , s*aperceyant que je le regardais en pleurant,
souleva les yeux vers moi, portant les mains vers le
ciel, comme s'il eût voulu remercier Dieu et me de-
mander si j'éprouvais de la peine de sa mort. Puis,
en signe de triste adieu, il baissa la tête en versant des
larmes, comme pour me dire qu'il ne me verrait plus
qu'au jour du grand jugement.
Tristan. Tu n'auras pas bien compris. Calixte te
questionnerait s'il était là. Mais à ce que tu dis, je ne
puis plus douter de cette douloureuse nouvelle. Allons
bien vite en informer notre maître.
Sosie. Seigneur, seigneur !
Calixte. Qu'est-ce que cela, fous? Ne vous ai-jepas
ordonné de ne pas me réveiller !
Sosie. Réveillez-vous et levez-vous, car si vous ne
vous occupez pas de vos gens, un grand malheur
vous menace. SÎempronio et Parmeno viennent d'être
décapités sur la place comme malfaiteurs, avec des
écriteaux qui expliquent leur délit.
Calixte. Oh! Dieu me soit en aide ! Que me dites-
vous ? Je ne puis croire une nouvelle aussi triste et
aussi imprévue. Les as-tu vus ?
Sosie. Je les ai vus.
Calixte. Prends garde, fais attention à ce que tu
dis ; ils étaient avec moi cette nuit.
Sosie. Et ils se sont levés de bonne heure pour
mourir
Calixte. O mes fidèles serviteurs, mes fidèles con-
fidents et conseillers ! Un tel fait peut-il être vrai ?
O malheureux Calixte! Tu restes déshonoré pour
toute ta vie. Que deviendras-tu, morts deux sem-
blables serviteurs ? Dis-moi, Sosie, au nom de Dieu !
quelle a pu en être la cause ? Que disait Técriteau? Où
lesa-t-on tués? Quel juge Ta ordonné?
SosiB. Seigneur, le bourreau publiait à haute voix
ACTE TREIZIÈME. 183
la cause de leur mort, car il disait : • La justice veut la
punition des assassins. •
Calixte. Qui donc ont-ils tué en aussi peu de
temps? Que signifie tout cela? Il n'y a pas quatre
heures qu'ils m'ont quitté. Comment se nommait la
victime?
Sosie. Seigneur, c'était une vieille femme nommée
Cèles ti ne.
Calixte. Que me dis- tu (
Sosie. Ce que vous entendez.
Calixte. Mais si cela est vrai, tue-moi à l'instant,
je te pardonne. Il y a plus de mal que tu ne peux
penser, si celle qui a été tuée est bien Célestine la
balafrée.
Sosie. C'est elle-même, je l'ai vue percée de plus de
trente coups d'épée, étendue dans sa maison ; une ser-
vante pleurait auprès d'elle.
Calixte. O malheureux jeunes gens! comment
étaient-ils ? T'ont-ils vu ? T'ont-ils parlé ?
Sosie. O seigneur ! si vous les aviez vus, votre cœur
se fût brisé de douleur. L'un était sans mouvement
avec toute la cervelle hors de la tête, l'autre avait les
bras rompus et la figure meurtrie, ils étaient tous les
deux couverts de sang. Ils s'élancèrent par une fenêtre
fort élevée pour échapper à Talguazil ; ils étaient presque
morts quand on leur coupa la tête. Je crois qu'ils n'en
sentirent rien.
Calixte. Mais moi je sens bien ma honte! Plût à
Dieu que j'eusse été à leur place et que j'eusse perdu t £f-
la vie plutôt que l'honneur, plutôt que l'espérance I ^
d'achever l'entreprise que j'ai commencée, c'est ce
dont je souffre le plus en ce malheureux moment. O
mon nom et ma réputation ! vous voilà le jouet
de toutes les bouches. O mes secrets! mes secrets!
comme vous allez être publiés dans les places et les
marchés ! Que deviendrai -je ? Où irai-je ? Qu'en ré-
sultera-t-il ? Je ne puis racheter les morts. Resterai- je
184 LA céLBSTINE,
ici? Cela semblera une lâcheté. Quel parti prendrai-je?
Dis-moi, Sosie, pourquoi l'ont-ils tuée ?
Sosie/ Seigneur^ cette servante qui se désolait, qui
pleurait sa mort, Rapprenait à qui voulait l'entendre,
et disait que Célestine n'avait pas voulu partager avec
eux une chaîne d*or que vous lui aviez donnée.
Calixte. O jour d*angoisses ! O cruelle tribulation !
Et voilà mon bien qui court de main en main, mon
honneur qui va de bouche en bouche ! Tout va
devenir public, ce que j'ai traité avec elle, ce que je
leur disais, ce qu*ils savaient de moi, T affaire pour
laquelle ils agissaient; je n'oserai plus sortir de chez
moi. O malheureux jeunes gens! périr d*une manière
si imprévue! O mon bonheur, comme tu t'enfuis !
Un vieux proverbe le dit : « C'est déplus haut que
se font les plus grandes chutes ^0*. » J'avais beaucoup
gagné cette nuit, j'iai beaucoup perdu ce matin. Le
calme est rare dans la haute mer. J'étais en voie de
bonheur, si la fortune eût voulu contenir les vents
agités de ma perte. O fortune! combien de fois et par
conxbien de côtés tu m'as combattu ! Pour peu que tu
veuilles t*acharner à mes pas, il me faudra lutter
contre l'adversité ; c'est alors qu'on peut juger si le
cœur est fort ou faible. Il n'y a pas de meilleure touche
pour reconnaître quelle dose de vertu ou de courage
possède l'homme. Quelque mal et quelque dommage
qui me viennent, je ne reculerai pas dans l'accom-
plissement des ordres que m'a donnés celle pour qui
tout cela s'est fait. Plus m'importe le gain de la
gloire que j'attends, que la perte de ceux qui sont
morts. Ils étaient audacieux et braves, ils devaient le
\ payer tôt ou tard. Cette vieille était méchante et
/j^ ' fausse, car il paraît qu'elle avait traité avec eux; c'est
ainsi qu'ils se sont disputé les vêtements du juste.
Dieu a permis qu'elle pérît, pour le châtiment des
nombreux adultères commis à cause d'elle ou par son
intercession.
Je vais faire disposer Sosie et Tristan^ ils viendront
ACTE QUATORZIÈME. 185
avec moi sur ce chemin si désiré; je leur ferai prendre
une échelle, car les murailles sont élevées. Demain
je feindrai de venir du dehors; je vengerai si je puis
ces deux malheureux; sinon, je justifierai de mon
innocence en prouvant que j'étais absent, ou bien
encore je ferai le fou pour mieux jouir de l'incom-
parable bonheur de mes amours; comme fit le capi-
taine Ulysse, pour éviter la guerre de Troie et vivre
heureux auprès de Pénélope, sa femme.
ACTE QUATORZIÈME
Argument : Mélibée cause avec Lucrèce et s^afflige du retard
de Calixte, qui lui avait promis de venir cette même nuit
la visiter. Calixte tient parole, Sosie et Tristan viennent
avec lui. Calixte, parvenu au but de ses désirs, rentre chez
lui et se retire dans sa chambre, se plaignant d*avoir été
aussi peu de temps avec Mélibée et conjurant Phébus d'ar-
rêter ses rayons, afin qu*il puisse de nouveau satisfaire son
amour.
MÉLIBÉE, LUCRÈCE, SOSIE, TRISTAN,
CALIXTE.
MéLiBÉE. Il tarde bien ce cavalier que nous atten-
dons; que crois-tu ou que soupçonnes-tu de ce retard,
Lucrèce ?
Lucrèce. Madame, qu'il y a un juste empêchement
et qu'il n'est pas en son pouvoir de venir de suite.
MÉLIBÉE. Que les anges veillent sur lui, que sa per^
sonne soit sans péril; son retard ne me donne pas de
peine. Mais, hélas ! je pense à beaucoup de choses qui
peuvent lui arriver depuis sa maison jusqu'ici. Qui sait
si, avec la volonté de venir au rendez-vous convenu, et
déguisé comme le sont à pareille heure les jeunes gens
de sa classe, il n*a pas été rencontré par les alguazils
de nuit et si ceux-ci ne ]'ont pas attaqué sans ]e
l86 LA céLESTINE.
connaître ? Peut-être pour se défendre les a-t-il blessés
ou a-t-il été blessé par eux. Peut-être encore les chiens
de garde Tont-ils mordu de leurs dents cruelles (car ils
ne savent faire aucune différencei ni avoir aucun res-
pect pour personne). S*il était tombé sur la chaussée
ou dans quelque fossé, et s'il s*était fait mal ! Mal-
heureuse que je suis ! quels peuvent être ces obs-
tacles que redoute mon amour et qu'exi^re sans
doute mon imagination attristée ? Plaise à Dieu
qu'aucune des choses que je crains ne lui arrive !
Qu'il reste plutôt sans me voir aussi longtemps qu'il
lui plaira. Mais écoute, écoute, des pas se font
entendre dans la rue, et il semble qu'on parle de ce
côté du verger.
Sosie. Pose ici l'échelle, Tristan, c'est le meilleur
endroit, quoiqu'il soit élevé.
Tristan. Montez , seigneur , j'irai avec vous ,
car nous ne savons pas qui est là dedans. J'entends
parler.
Calixte. Restez là, j'entrerai seul, j'entends ma dame.
MÉLiBÉB. C'est votre esclave, votre captive ; c'est
celle qui fait plus de cas de votre vie que de la sienne.
O mon seigneur! ne sautez pas d'aussi haut, car je
meurs de frayeur. Descendez, descendez peu à peu,
par l'échelle; ne vous hâtez pas tant.
Calixte. O angélique image! O perle précieuse près
de laquelle le monde entier est laid I O ma dame et
ma gloire, je vous tiens dans mes bras et ne le crois
pas ! Le plaisir me trouble de telle sorte, que je ne puis
apprécier toute la joie que j'éprouve.
Mélibée. Mon doux seigneur, puisque je m'aban-
donne entre vos mains, puisque je me soumets à votre
volonté, que je ne sois pas de pire condition pour
être dévouée, que si j'étais dédaigneuse et sans misé-
ricorde; ne veuillez pas me perdre pour un plaisir
aussi court et en si peu de temps. Quand le mal est
ACTE QUATORZièMB. 1 8/
fait, il est plus facile de le blâmer que de le réparer.
Jouissez de ce dont je jouis, c'est-à-dire de voir et
d'approcher de votre personne. N'exigez et ne prenez
pas ce que, une fois pris, il ne sera plus en votre pouvoir
de rendre. Gardez-vous, seigneur, de flétrir ce que tous
les trésors du monde ne pourraient réparer.
Calixte. Madame, j'ai joué ma vie entière pour
obtenir cette faveur^ comment n*en proiiterai-je pas
maintenant qu'elle m'est offerte ? Vous ne voudriez
pas l'ordonner, et je ne pourrais y renoncer. Ne me
demandez pas une telle lâcheté, aucun homme au
monde n'en serait capable, surtout s'il aimait autant
que je vous aime. J'ai nagé toute ma vie à travers cet
océan de mes désirs, ne voulez-vous pas que je m'ar-
rête dans ce doux port pour m'y reposer de mes peines
passées ?
MÉLiBÉE. Sur ma vie, seigneur, que votre langue
parle autant qu'il lui plaira $ mais que vos mains
n'agissent pas autant qu'elles le peuvent. Restez tran-
quille; qu'il vous suffise, puisque je suis à vous, de
jouir de l'extérieur, de ce qui est le véritable domaine
des amants; ne veuillez pas m'enlever le meilleur bien
que la nature m'ait donné. Prenez garde; le propre
du bon pasteur est de tondre ses brebis et ses trou-
peaux, mais non de les détruire et de les perdre.
Calixte. Pourquoi tout cela, madame ? Voulez-vous
que mes souffrances ne puissent se calmer ? Voulez-
vous que je souffre de nouveau, que je recommence à
vivre comme j'ai vécu ? Pardonnez, madame, à mes
mains déhontées, jamais elles ne pensèrent toucher
votre robe, tant elles se jugeaient indignes et peu mé-
ritantes; et maintenant, pour elles, le bonheur su-
prême est de parvenir à votre joli corps, à vos chairs
blanches et délicates.
MÉLIBÉE. Éloigne-toi, Lucrèce.
Calixte. Pourquoi, madame? je suis heureux d'avoir
de semblables témoins de ma gloire.
MéLiBKE. Je ne yeux pas de témoins de ma faute.
l88 LA céLBSTINE.
Si j*eusse peiwé que vous dussiez me traiter avec aussi
peu de bienaédnce^ je ne me fusse pas livrée à votre
cruelle conversation.
Sosie. Tristan, tu entends bien ce qui se passe :
l'affaire est en bon train !
Tristan. J'entends si bien que je juge mon maître
pour le plus heureux homme qu*il y ait sur terre; et.
sur ma vie, bien que je sois jeune, j'en rendrais aussi
bon compte que lui.
Sosie. Pour une telle bague chacun aurait des
mains; il a raison d*en profiter ^^, car cela lui coûte
cher : il est entré deux jeunes gens dans la sauce de
ces amours.
Tristan. Il les a déjà oubliés. Laissez-vous mourir
en servant des gens sans cœur ! faites des folies dans
l'espoir qu'ils vous défendront ! Quand j'étais chez le
comte, mon père me conseillait de prendre garde de
ne pas tuer un seul homme. Vois-les donc joyeux et
embrassés ; il n*y a pas un instant que leurs serviteurs
ont été décapités pour une faute qui n'était pas
petite.
Mélibée. O ma vie ! ô mon seigneur! comment se
peut-il que vous ayez voulu me faire perdre le nom
et la couronne de vierge pour un plaisir d'aussi courte
durée ? O ma pauvre mère! si tu apprenais semblable
chose, ne voudrais-tu pas mourir à l'instant ou me
tuer dans ta colère ? Tu te ferais le bourreau de ton
propre sang ! Je serais la cause de ta mort ! O mon
honorable père ! comme j'ai flétri ta réputation ,
comme j'ai profané ta maison I O criminelle que je
suis! comment n'ai-je pas prévu^ seigneur, quelle
grande faute suivrait votre venue et quel danger me
menaçait!
Sosie. J'aurais voulu entendre ces jérémiades aupa-
ravant. Vous savez toutes cette oraison quand le
mal ne peut plus s'éviter. L'imbécile de Calixte qui
l'écoute!
Calixte. Le jour va venir ; qu'est-ce que cela ? 11
ACTE QUATORZIÈME. 189
me semble qu'il y a une heure au plus que nous
sommes ici, et Thorloge sonne trois heures.
MÉLiBÉE. Seigneur, pour Dieu, puisque tout est à
toi, puisque maintenant je suis ton bien, puisque tu
ne peux refuser mon amour, ne me refuses pas ta vue,
et toutes les nuits qu'il te plaira, viens à la même
heure dans ce lieu secret; car je t'ai attendu avec im-
patience, et je ^attendrai à Favenir avec la joie que tu
me laisses. Et maintenant, va avec Dieu^ tu ne seras
pas vu, car il fait très-obscur, et je ne serai pas enten-
due, car il n'est pas encore jour.
Calixtb. Amis, posez Péchelle.
Sosie. Seigneur, la voici, descendez.
MÉLiBÉE. Lucrèce, viens ici, je suis seule : mon
doux seigneur est parti j son cœur reste avec moi, il
emporte le mien avec lui. Nous as-lu entendus *••?
Lucrèce. Non, madame, j'ai dormi.
Sosie. Tristan, marchons en silence, car c'est à cette
heure que se lèvent les riches, les gens désireux de
biens temporels, les dévots des temples, des monas-
tères, des églises, les amoureux comme notre maître,
les travailleurs des champs et des labourages, les
bergers qui dès le matin amènent les brebis à l'étable
pour les traire, et il se pourrait qu'en passant ils
recueillissent quelque mot qui pourrait perdre tout
rhonneur de Mélibée.
Tristan. O le niais! racleur de chevaux! tu dis
qu'il faut nous taire, et tu la nommes. Tu serais
fameux pour guider de nuit les chrétiens dans le pays
des Maures. Tu défends en même temps que tu per-
mets ; tu couvres et tu découvres ; tu garantis et tu
attaques ; tu te tais et tu cries ; tu questionnes et tu
réponds à la fois. Puisque tu es si subtil et si discret,
ne pourras-tu me dire en quel mois tombe la Notre-
Dame d'août, afin que nous sachions s'il y a assez de
paille à la maison pour que tu aies de quoi manger
cette année ?
Calxxte. Mes inquiétudes et les vôtres ne sont pas
IÇO LA céLBSTINE.
les mâmes. Entrez en silence afin qu'on ne vous en-
tende pas à la maison ; fermez cette porte et allons
nous reposer: je vais monter seul dans ma chaipbre,
je me désarmerai ; vous autres, allez vous coucher.
{Seul,) Hélas ! combien la solitude, le silence et l'obs-
curité conviennent à ma nature! Est-ce parce que
je suis honteux de la trahison que }*ai commise en me
séparant de ma bien-aimée avant que le jour fût plus
proche ? Est-ce parce que je souffre de mon déshon-
neur? Hélas! hélas! qu'est-ce que cela? Voici que je
sens cette blessure maintenant qu'elle est refroidie,
maintenant qu'est glacé le sang qui bouillait hier,
maintenant que je vois la tache qui souille ma maison,
le dérangement de mon service, la perte de m.on patri-
moine, l'infamie qui retombe sur moi après la mort
de mes serviteurs. Qu'ai-je fait? Quel parti ài-je pris?
Comment puis-je être assez calme pour ne pas me
montrer à l'instant comme offensé, comme vengeur
superbe et empressé de l'injustice évidente qui m'a été
faite? O misérabledouceurdecettecourtevie ! Comment
un homme peut- il être assez avide de te posséder, pour
ne pas mieux aimer mourir à l'instant que jouir pendant
une année d'une existence avilie, déshonorée, flétrie
malgré la juste réputation acquise dans le passé? Pour-
quoi ne suis-je pas sorti pour m'informer de la véri-
table cause de mon malheur? O plaisir de ce monde !
combien tes faveurs sont d'un haut prix et de courte
durée! Le repentir ne s'achète pas aussi cher. Mal-
heureux que je suis! quand se réparera une aussi
grande perte? Que ferai-je? quel parti prendrai -je?
qui choisirai-je pour confident de ma honte ? Pourquoi
ai-je caché ce qui m'arrive à mes autres serviteurs et à
mes parents ? La justice me condamne, et on Tignore
dans ma maison >o9. Je vais sortir. Mais si je sors
pour dire que j'étais présent, il est trop tard; pour
dire que j'étais absent, il est trop tôt ; et pour pré-
venir mes amis, mes anciens serviteurs, mes parents
et mes alliés, pour chercher des armes et faire des pré-
paratifs de vengeance, il faut du temps.
ACTE QUATORZIÈME. I9I
O cruel juge ! que tu m'as mal payé le pain que tu
as mangé chez mon père ! Je pensais que, protégé par
toi, j'aurais pu tuer mille hommes sans crainte de
châtiment. Inique faussaire, éternel poursuivant de
la vérité, homme de basse extraction ! on peut bien
dire de toi qu'on t'a fait alcade à défaut d'hommes de
bien **<>. Tu aurais dû penser que toi et ceux que tu
as tués aviez été compagnons à mon service et à celui
de mes ancêtres; mais quand le vilain est riche, il n'a
ni parents ni amis. Qui eût pensé que tu dusses agir
contre moi? Il n'y a certes pas de chose plus nuisible
que l'ennemi qu'on ne soupçonne pas. Hélas! on a
dit depuis longtemps : c II apporte de la forêt le bois
qui le brûlera; j'ai élevé le corbeau qui me crèvera
l'œil. » Tu es criminel aux yeux de tous, et tu as frappé
de mort des gens qui ne sont coupables que d'un
délit privé. Tu sais cependant que cette dernière faute
est moindre que le délit public et moins blâmable,
selon les lois d'Athènes. Elles ne sont pas écrites avec
du sang, car elles disent qu'il y a moins de tort à ne
pas condamner les malfaiteurs qu'à punir les inno-
cents. Oh ! qu'il est dangereux de soutenir une juste
cause devant un juge injuste! et à plus forte raison
une cause qui, comme celle de mes serviteurs, n*était
pas sans dangers pour eux, car ils n'étaient pas
exempts de réprimande.
Pense, si tu as mal agi, qu'il y a des arbitres sur la
terre et dans le ciel; Dieu et le roi te tiendront pour
coupable, et moi pour ennemi mortel. Si un seul a
été criminel, pourquoi as-tu tué l'autre par cela seul
qu'il était son compagnon ?
Mais que dis>je? A qui parlé-je? Suis-je dans mon
bon sens ? Qu'est-ce que cela, Calixte ? Rêves-tu ? dors-
tu ? es-tu éveillé ? es- tu debout ou couché ? Fais atten-
tion que tu es dans ta chambre. Ne vois-tu pas que
l'offenseur n'est pas présent ? A qui en as- tu ? Reviens
à toi; pense que jamais les absents nont raison;
écouté les deux parties avant de prononcer. Ne sais-tu
pas que, devant la justice, il ne faut considérer ni
La C£i.i8tin£, 15
192 LA céLESTINE.
Tamitié^ ni lapventé> ni la confraternité? Ignores-tu
que la loi doit être égale pour tous ? Pense que Ro-
mulus, le fondateur de Rome, tua son propre frère
parce qu'il avait enfreint la loi. Souviens-toi du Ro-
main Torquatus, qui tua son fils pour avoir désobéi
à la constitution des tribuns ^1^; beaucoup d'autres
firent de même. Considère que si ce juge était ici
présent, il répondrait que ceux qui agissent et ceux
qui consentent méritent une même peine; que c'est
ainsi qu'il les a tués tous deux, bien qu'un seul eût
péché ; que s'il a hâté leur mort, c'est que le crime
était notoire et qu'il n'y avait pas besoin de beaucoup
de preuves $ qu'ils ont été pris sur le fait; que l'un
d'eux était déjà mort de la chute qu'il fit. Je dois
croire aussi qu'il fut effirajré par les lamentations de
cette pleureuse que Célestine avait dans sa maison;
que, pour éviter le bruit, pour éviter de me déshono-
rer, pour ne pas attendre que les voisins se levassent et
entendissent ses cris, qui auraient attiré sur moi une
honte publique, il se hâta de les faire exécuter d'aussi
grand matin : car il fallait le bourreau et le crieur
pour l'exécution et pour la décharge du juge. Or, si
tout cela s'est fait comme je le crois maintenant, je
devrai plutôt lui en être obligé et reconnaissant tant
que je vivrai, non pas comme à un serviteur de mon
père, mais comme à un véritable frère.
Lorsqu'il n'en aurait pas été ainsi, dans le cas où
ce qui s'est fait n'aurait pas été pour le mieux,
souviens-toi, Calixte, de la grande joie que tu as
éprouvée ; souviens-toi de ta dame, de ton bien su-
prême. Puisque tu lui abandonnerais ta vie sans hé-
siter, tu ne dois pas faire cas de la mort des autres.
Aucune douleur, aucun sacrifice ne payeront jamais
le plaisir que tu as éprouvé. O ma dame et ma vie !
ne pas penser à toi, c'est t'offenser ; il semblerait que
je fais peu de cas de la grâce que tu m'as accordée. Je
ne veux pas avoir de sombres idées, je ne veux pas
faire alliance avec la tristesse. O bien incomparable !
ô contentement insatiable! que puis-je demander à
ACTE QUATORZIÈME. I93
Dieu de plus que ce que j'ai obtenu en récompense de
mes mérites, s'ils sont quelque chose en cette vie i
Pourquoi ne suis>je pas content? Il n'est pas raison-
nable d'être ingrat envers celle qui m'a donné un tel
bien ; je dois lui en témoigner ma reconnaissance ; je
ne yeux pas perdre ma raison à force de tristesse, afin
de ne pas cesser un instant d'apprécier tout mon bon-
heur. Je ne veux pas d'autre honneur, ni d'autre
gloire, pas d'autres richesses ; je ne veux pas un autre
père, ni une autre mère, ni d'autres parents. Je res-
terai le jour dans ma chambre, la nuit dans ce doux
paradis^ dans cet agréable verger, au milieu de ces
plantes suaves et de ces fraîches verdures.
O nuit de mon bonheur ! que n'es-tu déjà arrivée !
O lumineux Phébus ! hâte ta course accoutumée ! O
délicieuses étoiles ! paraissez avant votre heure ordi-
naire l Horloge, qui marche si lentement^ puissé-je te
voir brûler d'une vive flamme d'amour I Si tu atten-
dais ce que j'attends quand tu sonneras minuit, tu ne
serais jamais soumise à la volonté du maître qui t'a
construite. Et vous, mois d'hiver, qui êtes encore ca-
chés, viendrez-vous bientôt avec vos longues nuits,
pour les mettre à la place de ces jours éternels ? Il
me semble qu'il y a un an que je n'ai vu ce suave
séjour, cet heureux repos de mes peines. Mais que
demandé-je> Que veux-je, fou et impatient que je
suis ? Ce qui n'a jamais été, ce qui ne peut être. Les
choses de ce monde ne peuvent changer la marche
que leur a fixée la nature, car toutes ont un même
cours, toutes un même temps pour vivre et mourir,
toutes une limite fixée. Les secrets mouvements du
haut firmament, des planètes et de l'étoile du Nord,
les apparitions ou les disparitions mensuelles de la
lune, tout est dirigé par un frein égal, tout obéit au
même éperon, le ciel, la terre, la mer, le feu, lèvent,
la chaleur, le froid. De quel profit sera-ce pour moi
que l'horloge sonne minuit, si celle du ciel n'en sonne
pas autant ? Lorsque je me lèverai de bonne heure, il
n'en sera pas jour plus tôt.
\
19^ LA céLBSTINE.
Mais toi^ douce imagination, toî qui le peux, viens
à mon secours, retrace-moi la forme angélique de
cette brillante image ; ramène à mes oreilles le doux
son de ses paroles, ces dédains involontaires, ces
c éloignez-vous de moi, seigneur, n'approchez pas de
moi, » ce ff ne soyez pas discourtois, 1 que je voyais
sortir de ses lèvres rosées, ce < ne veuillez pas ma
perte, » qu'elle disait à chaque instant, et ces amou-
reux embrassements entre chaque parole. Rappelle-
moi comment elle me saisissait et me repoussait,
comment elle me fuyait et se rapprochait de moi ; ces
baisers sucrés, ce dernier salut avec lequel elle prit
congé de moi et qui sortit de sa bouche avec tant de
peine ; puis cet abandon, ces larmes semblables à des
perles, qui tombaient, sans qu'elle s'en aperçût, de
ses yeux clairs et brillants.
SoBiE. Tristan, que te semble de Calixte ? Il a fait
un bon somme ; il est déjà quatre heures du soir, et
il ne nous a pas appelés, il n'a pas mangé.
Tristan. Tais-toi, le sommeil n'est jamais pressé.
Au reste, notre maître est triste, d'une part, du mal-
heur de nos deux camarade^ joyeux, d'une autre part,
du grand plaisir qu'il a goûté avec sa Mélibée. Quel
autre effet veux-tu que produisent deux sentiments
aussi contraires sur un cœur aussi affaibli que celui
dans lequel ils sont logés ?
SosiB. Penses-tu que les morts lui donnent bien du
regret? Si celle que je vois de cette fenêtre passer dans
la rue n'en avait pas plus, elle ne porterait pas une
toque de cette couleur.
Tristan. Qui est-ce, frère ?
SosiB. Approche->toi et tu la verras avant qu'elle soit
passée. Vois cette femme en deuil qui essuie ses lar-
mes : c'est Elicie, la protégée de Célestine et la maî-
tresse de Sempronio ; une fort jolie fille, bien que
maintenant la pauvrette soit perdue, car Célestine lui
tenait lieu de mère^ et Sempronio était le principal
ACTE QUINZIÈME. I95
de ses amants. Dans la maison où elle entre demeure
une jolie femme, fort gracieuse et fraîche, amoureuse,
un peu galante; on l'appelle Âreusa. Je sais que le
pauvre Parmeno passa pour elle plus de trois mau-
vaises nuits, et qu'elle, non plus, n'est pas trop con-
sente de sa mort.
ACTE QUINZIÈME»'»
ÂRGUMXNT : Areusa dit des paroles injurieuses à un rufian
nommé Centurion, qui la quitte en entendant venir Elicie.
Celle-ci rend compte à Areusa des morts qui ont été la suite
des amours de Calixte et de Mélibée. Areusa et Élicie con-
viennent que Centurion devra venger la mort des trois vic-
times sur les deux amants. Élicie prend congé d* Areusa,
ne consentant pas à ce qu'elle lui demande, parce qu'elle ne
veut pas perdre le bon temps dont elle jouit chez elle.
ÉLICIE, AREUSA, CENTURION.
Élicie. Qui cause ces cris chez ma cousine ? Si elle
a su la triste nouvelle que je lui apporte» je n'aurai pas
les étrennes de sa douleur que gagne toujours un tel
message. Qu'elle pleure, qu'elle pleure, qu'elle verse
des larmes, car on ne trouve pas de tels hommes à
chaque coin; il me plaît qu'elle le sente ainsi.
Qu'elle s'arrache les cheveux comme j'ai fait, moi,
malheureuse ! qu'elle sache qu'il est plus cruel de
perdre une bonne vie que de mourir soi-même. Oh !
combien je Tai me maintenant plus que je ne l'ai ai-
mée; à cause du grand chagrin qu'elle témoigne 1
Areusa. Va- t'en de chez moi, rufian, coquin» men-
teur, trompeur 1 Tu veux te jouer de moi ; tu me crois
donc bien sotte, que tu penses me prendre à tes fausses
protestations ? C'est avec tes bravades et tes cajoleries
que tu m'as volé tout ce que j'avais. Je t*ai donné,
196 LA C^LESTINB.
coquin, cape et pourpoint, épée et bouclier, chemises
deux par deux et mille choses faites de ma main; }e
t'ai donné des armes et un cheval ; je t*ai placé près
d*un seigneur que tu ne méritais pas de déchausser ;
maintenant je te demande de faire une chose pour
moi, et tu y trouves mille inconvénients !
Centurion. Ma sœur, fais-moi tuer dix hommes
pour ton service, mais ne me fais pas fiaire une lieue
de chemin à pied.
Areusa. Pourquoi as-tu joué ton cheval, escroc,
coquin ? Sans moi tu serais déjà pendu.. Trois fois je
fai délivré de la justice, quatre fois je t'ai sauvé des
pertes du jeu. Pourquoi Tai-je fait? Pourquoi suis-je
folle? Pourquoi suis-je fidèle à ce lâche? Pourquoi
crois-je à ses mensonges ? Pourquoi le laissé-je entrer
chez moi ? Qu'a-t-il de bon ? Les cheveux crépus, la
figure balafrée ; il a été fouetté deux fois; il est man-
chot de la main de Tépée ; il soutient trente femmes
au bordel. Sors d*ici bien vite, que je ne te voie plus;
ne me parle pas, ne dis pas que tu méconnais, sinon,
par les os du père qui m*a engendrée et de la mère qui
m*a mise au monde, jeté fais donner deux mille coups
de bâton sur tes épaules de meunier. Tu sais que j*ai
quelqu'un qui saura bien s'en acquitter.
Centurion. Ahl la folle, l'extravagante ! Si je me
fâche, il y aura des pleurs ; je vais partir et te laisser
faire ; je ne sais qui vient, je neveux pas qu'on nous
entende. (// sort,)
Élicie. J'entre ; des menaces et de la colère ne sont
pas des signes de tristesse.
Areusa. Ah! malheureuse que je suis! c'est toi,
mon Élicie ? Jésus, Jésus ! je ne le puis croire, qu^est-
ce que cela? Qui t'a ainsi plongée dans la douleur?
Qu'est-ce que ce manteau de tristesse ? Vois donc, tu
m'épouvantes, ma sœur. Dis-moi bien vite ce que
ACTE QUINZIÈME. I97
c'est^ car je ne comprends pas ; tu ne m'as pas laisfté
une goutte de sang dans le corps.
Élicie. Grande douleur, grande perte ! Ce que je
montre est peu de chose auprès de ce que je sens et
de ce que je cache. J*ai le cœur plus noir que mon
manteau, les entrailles plus noires que ma toque.
Ah I ma sœur, ma sœur, je ne puis parler, je n'ai pas
la force d*arracher mes paroles de ma poitrine.
Aheuba. Ah ! malheureuse l tu m'effrayes ! Dis-le-
moi, ne t'arrache pas les cheveux, ne fégratigne pas,
ne te maltraite pas. Ce mal nous est-il commun à
toutes deux ? Me touche-t-il ?
Élicie. Ah ! ma cousine et mon amour ! Sempronio
et Parmeno ne vivent plus, ils ne sont plus de ce
monde; leurs âmes sont allées payer pour leur faute;
ils sont libres de cette triste vie.
Areusa. Q.ue me contes-tu ? Ne m'en dis pas da-
▼antage» tais-toi, au nom de Dieu, car je tomberais
morte.
Élicie. Il y a plus de mal encore que je ne te le
dis ; écoute la malheureuse qui va te dire de bien plus
pénibles choses. CélestinCt celle que tu connaissais
bien, celle qui me tenait lieu de mère, celle qui me
nourrissait, qui me logeait, celle à Taide de laquelle
je m'honorais au milieu de mes semblables, celle par
qui j'étais connue dans toute la ville et dans les fau-
bourgs, est maintenant à rendre compte de ses œu-
vres. Je lui ai vu donner mille blessures sous mes
yeux, ils l'ont tuée dans mes bras.
Areusà. O grande douleur! 6 nouvelles déchiran-
tes, chagrin mortel ) ô désastres inattendus f ô perte
irréparable! comme la fortune a subitement tourné
sa roue! Qui les a tués? Comment sont-ils morts?
Je SUIS ébahie, abattue comme quelqu'un qui entend
une chose impossible. Il n'y a pas huit jours que je
les ai vus vivants, et déjà nous pouvons dire t « Mon
IÇ8 LA céLESTINE. '
Dieu, pardonnez-leur ! » Conte-moi» amie, comment
est arrivé un aussi afireux événement.
Élxcie. Tu vas le savoir. Tu as entendu parler,
sœur, des amours de Calixte et de cette folle de Méli-
bée. Tu savais bien comment Célestine s'était char-
gée, à la demande de Sempronio, d'être médiatrice,
moyennant payement de ses peines. Elle y mit tant de
sollicitude et de diligence, qu'au second coup de
pioche Teau jaillit, et dès que Calixte vit sitôt un bon
résultat qu'il n'avait jamais espéré, il donna à ma
pauvre tante, outre plusieurs autres choses, une
chaîne d'or. Comme ce métal est de telle qualité que
plus nous en buvons, plus nous avons soif, elle res-
sentit un appétit sacrilège, et, se voyant si riche, elle
se sauva avec son gain et ne voulut en rien donner ni
à Sempronio ni à Parmeno, et il avait été convenu
entre eux cependant quMls partageraient ce que don-
nerait Calixte. Ils vinrent un matin, fatigués d'avoir
accompagné leur maître toute la nuit, fort irrités de
je ne sais quelle dispute qu'ils disaient avoir eue, et
demandèrent à Célestine leur part de la chaîne pour
réparer des pertes qu'ils avaient faites ; mais celle-ci
se mit à nier la convention et sa promesse, à dire que
tout le gain était à elle ; elle s'emporta et leur dit
mille choses inconvenantes, selon le proverbe : < Les
commères se fâchent parce qu'on dit la vérité. »
Sempronio et Parmeno, fort irrités, pressés d'un côté
par le besoin, qui chasse toute amitié, de l'autre par
la fatigue et la mauvaise humeur qu'ils avaient déjà,
voyant en outre se perdre l'espoir qu'ils avaient
conçu, se fâchèrent sérieusement. La dispute dura un
grand moment. Enfin, la voyant si avare, si entêtée
dans son refus, ils mirent la main à leurs épées et la
frappèrent de mille coups.
ÂREOSA. O malheureuse femme! était-ce donc ainsi
que devait finir sa vieillesse ! Et eux, qu'ont-ils fait ?
Parle.
Élicie. Après avoir commis le crime, pour fuir la
ACTE QUINZIÈME. I99
justice, qui par hasard passait par là, ils sautèrent
par la fenêtre. On les prit presque morts, et sans plus
de retard on les décapita.
Areusa . O mon Parmeno et mon amour ! combien
ta mort m'afflige ! Je regrette l'amour que j'ai eu pour
lui, puisqu'il devait durer si peu. Mais puisque ce
malheur est arrivé, puisque cette triste affaire est
passée, puisqu'on ne peut racheter leur vie ni les
faire revivre avec des larmes, ne te désole pas tant,
tu deviendras aveugle à force de pleurer. Je ne crois
pas que tu aies plus de sensibilité que moi, et vois
cependant avec quelle patience je supporte tout cela.
ËLicTE. Ah ! quelle colère ! Ah ? malheiu'euse ! j'en
perds la tête ! Hélas ! je ne trouve personne qui sente
comme moi ! Il n'y a personne qui perde ce que je
perds ! Et cependant je crois que j'aurais plus de lar-
mes et plus de douleur pour les peines d' autrui que
pour les miennes. Où irai-je? car je perds ma mère,
mon manteau et mon abri ; je perds un amant qui
était presque mon mari ! O sage Célestine, femme
honorable et respectable I combien de fautes tu m'é-
pargnais par ton immense savoir I Tu travaillais, je
jouissais; tu sortais, je restais enfermée; tu étais dé-
guenillée, j'étais vêtue; tu entrais à la maison char-
gée comme une abeille, et moi je détruisais, car je ne
savais faire autre chose. O biens et joies de ce monde I
quand on vous possède, on ne vous apprécie pas ; ja*
mais vous ne vous faites connaître que quand nous
vous avons perdus ! O Calixte et Mélibée ! causes de
tant de morts, que vos amours aient une mauvaise
fini Que vos doux plaisirs se changent en amertume!
Que votre gloire devienne du chagrin ; votre repos,
de la peine ! Que les plantes gracieuses près desquelles
vous prenez vos ébats se changent en couleuvres I
Que vos chants se tournent en gémissements ! Que
les arbres toufïus du verger se dessèchent à votre
vue ! Que les fleurs odorantes^deviennent d'une noire
couleur !
200 LA CÉLESTINB.
Arbusa. Ta!8-toiy pour Dieu ! ma sœur, impose si-
lence à tes plaintes, arrête tes larmes, essuie tes yeux,
reviens à la vie ; quand une porte se ferme, la for-
tune en ouvre une autre ; ta peine, quoique cruelle,
finira par se calmer. Il est bien des maux auxquels on
ne peut remédier et qu'il est impossible de venger ;
celui que tu déplores est d'un remède douteux, mais
d*une vengeance facile.
Élicie. De qui doit- on avoir réparation ? la morte
et ses meurtriers m'en ont laissé le soin. Je ne m'in-
quiète pas moins de la punition des coupables que du
crime qui a été commis. Que veux-tu que je fasse,
car tout retombe à ma charge ? Plût à Dieu que je
fusse allée avec eux et que je ne fusse pas restée pour
les pleurer tous ! Ce qui me donne le plus de douleur,
c'est de voir que malgré tout cela cet homme débouté
et de peu de cœiur ne cesse pas de visiter son fumier
de Mélibée et de festoyer avec elle chaque nuit. Elle
est toute fière, elle, de voir que du sang a été versé
pour son service.
Areusa. Si cela est vrai, sur qui peut-on mieux se
venger? Cest à celui qui a mangé à payer Técot.
Laisse-moi faire, que je tombe sur leurs traces, que
je sache quand ils se voient, comment, à quel endroit
et à quelle heure, et renie-moi pour la fille de la
vieille pâtissière que tu connaissais bien, si je ne fais
pas en sorte de rendre amers leurs amours. Si je
fourre dans cette affaire Thomme avec lequel je me
querellais quand tu es entrée, tu verras s'il ne sera pas
pire bourreau pour Calixte que Sempronio ne Pa été
pour Célestine. Quelle joie il éprouverait maintenant
si je lui faisais faire quelque chose pour mon service !
Il s'est en allé tout triste de ce que je le maltraitais. Il
verrait les cieux ouverts si je retournais lui parler et
lui commander quelque chose. Vois, sœur, dis-moi
de qui je puis savoir comment se passa cette affaire ;
je ferai dresser un piège qui fera pleurer Mélibée au-
tant qu'elle se réjouit maintenant.
ACTE QUINZIEME. 20I
Élicib. Je connais, amie, un autre compagnon de
Parmeno, un palefrenier nommé Sosie, qui accom-
pagne Calixte chaque nuit ; je veux faire en sorte de
lui arracher tout le secret, et ce sera un bon commen-
cement pour ce que tu dis.
ÂRBUSA. Fais-moi plutôt le plaisir de m'envoyer ce
Sosie, je lui parlerai, je lui ferai mille cajoleries jus-
qu'à ce qu*il ne lui reste dans le corps rien de bon à
connaître, et ensuite je ferai rendre compte à son
maître et à lui du plaisir qu'ils ont pris. Et toi, ÉHcie,
mon àme» ne t'afHige pas, apporte dans ma chambre
tes robes et tes meubles, et viens avec moi ; tu es trop
seule là-bas, et la tristesse est la compagne de la soli-
tude. Avec un nouvel amour tu oublieras les anciens.
Un fils qui naît en remplace trois qu'on a perdus ;
un nouvel amant ramène les doux souvenirs et les
plaisirs du temps passé. D'un pain que j'aurai tu
auras la moitié. J'ai plus de chagrin de te voir affligée
que je ne regrette ceux qui ne sont plus. En vérité,
l'homme éprouve plus de peine de la perte de ce qu'il
possède, que ne lui fait de plaisir l'espoir, même cer-
tain, d'un bien équivalent.
Maïs maintenant le mal est sans remède, les morts
ne peuvent revenir, et, comme on dit, qu'ils meurent,
puisqu'il le faut ; nous, vivons 1 Je me charge des
vivants : je te leur ferai boire un breuvage aussi amer
que celui qu'ils t'ont donné. Ah ! cousine, je m'en-
tends fort bien, quand je me fâche, à disposer sem-
blables trames, bien que je sois jeune. Que Dieu me
venge d'autre chose, aussi bien que Centurion mé
vengera de Calixte !
Élicib. Je crains que, bien que je fosse venir celui
dont tu me parles, il n'en résulte pas Tefifet que tu at-
tends. L'exemple de ceux qui sont morts pour avoir
découvert le secret imposera silence au vivant pour le
garder. Je te remercie de l'offre que tu me fais de
venir chez toi. Que Dieu te favorise et te soulage
dans tes besoins ! tu me prouves que la parenté et la
202 LA CÉLESTINE.
fraternité ne sont pas du vent et qu'on peut y recou-
rir quand vient l'adversité. Je serais disposée à Pac-
cepter afin de jouir de ta douce compagnie, mais cela
ne peut se faire à cause du tort qui en résulterait
pour moi. Je n*ai pas besoin de fen dire la cause, car
je parle à qui m'entend; mais là-bas, sœur, je suis
connue. Jamais cette maison ne perdra le nom de
Célestine, que Dieu garde I Toujours arrivent là des
jeunes filles connues et qui me sont alliées ; c'est là
qu'elles prennent leurs ébats, et il m'en revient tou-
jours quelque chose. Le petit nombre d'amis qui me
reste ne me connaît pas d'autre demeure. Tu sais
combien il est pénible de quitter ses habitudes ; chan-
ger de manière, c'est presque la mort; d'ailleurs
pierre qui roule n'amasse pas mousse. Je resterai là-
bas afin du moins que le loyer de la maison, qui est
payé pour l'année, ne soit pas inutilement perdu.
Bien que chaque chose ne suffise pas par elle-même,
ensemble elles aident à vivre.
Il me semble qu'il est temps de m'en aller, je me
charge de ce que je t'ai dit.
Dieu te garde, je pars.
ACTE SEIZIÈME*"
Argument : Plebère et Âlisa, pensant ^ue leur fille Méllbée
a conservé le don de la vii^inité, ce qui n^est pas, selon ce
qu*il a paru, tiennent conseil sur son mariage. Mélibée con-
çoit une telle peine des paroles qu^elle entend dire à ses
parents quelle envoie vers eux Lucrèce afin que sa présence
interrompe leur conversation.
PLÉBÊRE, ALISA, LUCRÈCE, MÉLIBÉE.
Plebère. Alisa, ma mie, il me semble que le
temps, comme on dit, nous coule dans les mains ; les
jours passent comme l'eau du fleuve, il n'y a chose
ACTE SEIZIÈME. 203
au monde plus légère à la fuite que la vie : la mort
nous suit, tourne autour de nous, ne nous quitte pas
un instant : nous dormons sous sa bannière, selon les
lois de la nature. Tout cela est bien évident si nous
regardons auprès de nous nos frères et nos parents :
la terre les mange tous, tous sont dans leurs éter-
nelles demeures. Nous ne savons quand nous serons
appelés, mais, en voyant des signes aussi positifs, nous
devons nous tenir sur nos gardes et disposer nos be-
saces pour faire ce chemin obligé, afin que la voix
cruelle de la mort ne nous prenne pas à Timproviste
et en sursaut. Préparons nos âmes peu à peu, car il
vaut mieux prévenir qu'être prévenus j donnons notre
bien à un doux successeur, donnons à notre fille
unique la compagnie d*un mari tel que le veut notre
position, afin que nous quittions ce monde avec tran-
quillité et sans aucun regret.
Mettons-nous donc activement à Tœuvre dès à pré-
sent, mettons à exécution ce que nous avons tant de
fois commencé; que notre fille ne soit pas par notre
faute abandonnée à des tuteurs ; elle se trouvera mieux
dans sa maison que dans la nôtre. Nous devons l'ar-
racher aux langues du vulgaire, car il n'y a aucune
vertu, si parfaite qu'elle soit, qui n'ait des envieux et
des médisants "*. Il n'y a rien qui conserve mieux la
pureté de la réputation chez les jeunes filles qu'un
mariage fait de bonne heure. Qui refusera notre pa-
renté dans toute la ville ? Qui ne se trouvera joyeux
de recevoir un tel joyau en sa compagnie ? Un joyau
qui réunit les quatre principales conditions qu'on
recherche dans un mariage : d'abord, savoir, hon-
nêteté et virginité; secondement, beauté; en troi-
sième lieu, haute origine et nobles parents ; enfin,
richesse. La nature Fa douée de tout cela; quelque
qualité qu'on lui demande, on la trouvera accomplie
chez elle.
Alisa. Dieu la conserve, mon seigneur Plebère!
que nos désirs se réalisent pendant que nous vivons !
Je pense qu'il ne se trouvera guère personne d'égal à
204 LA céLBSTINB.
notre fille en vertu et en noblesse; nous trouverons
peu de cavaliers qui la méritent. Mais c'est là Taifaire
des pèresy c*est fort étranger aux femmes; je serai
joyeuse de ce que tu ordonneras; notre fille obéira , car
elle est soumise, humble et honnête.
Lucrèce, à part. Ah! si tu savais tout, comme tu
te désolerais! le meilleur est déjà perdu, de tristes sou-
cis attendent votre vieillesse : Calizte a pris pour lui
ce qu'il y avait de mieux. Il n'y a plus personne pour
refaire les virginités, car Célestine est morte. Vous y
pensez tard, il fallait vous lever plus tôt. (Haut.)
Ecoutez, écoutez, madame Mélibée.
Mélibbb. Que fais-tu ainsi cachée, folle ?
Lucrèce. Approchez, madame, vous entendrez vos
parents qui sont pressés de vous marier.
MÈLiBÈE. Tais-toi, pour Oieu! ils t'apercevront;*
laisse-les parler, laisse-les divaguer; il y a un mois
qu'ils ne font que cela et qu'ils ne s'occupent pas
d'autre chose. 11 semblerait que leur cœur leur dit le
grand amour que je porte à Calizte et tout ce qui s'est
passé entre lui et moi. Je ne sais s'ils m'ont vue, je
ne sais ce que c'est, ce souci les tourmente mainte-
nant plus que jamais. Mais leur ai-je dit de travailler
pour rien i Le claquet est-il au moulin pour ne rien
faire ?
Qui donc viendra m'ôter ma gloire! Qui voudra
m'arracher à mes plaisirs ? Calixte est mon âme, ma
vie, mon seigneur, il est toute mon espérance, je vois
en lui que je ne suis point abusée. Il m'aime, com-
ment puis-je l'en payer autrement ? Toutes les dettes
en ce monde s'acquittent de diverses manières, l'a-
mour ne reçoit que l'amour en payement. A penser à
lui, je me réjouis; à le voir, je ressens du bonheur; à
l'entendre, je me glorifie. Qu'il fasse et qu'il ordonne
de moi à sa fantaisie. S'il veut traverser les mers,
j'irai avec lui ; s'il veut parcourir le monde, qu'il m'em-
mène; s'il veut me vendre sur une terre d'ennemis.
ACTE SEIZIÈME. 205
je ne résisterai pas à sa volonté. Que mes parents me
laissent jouir de lui, s'ils veulent jouir de moi; qu'ils
ne pensent pas à ces vanités, à ces mariages : mieux
vaut être bonne amante que mauvaise épouse. Qu'ils
me laissent profiter joyeusement de ma jeunesse sUls
veulent jouir avec calme de leur vieillesse, sinon ils pro-
nonceront ma perte et ma mort. Oepuis que je me con-
nais, je ne regrette pas autre chose que le temps que
j'ai perdu sans jouir de lui, sans le voir. Je ne veux
pas de mari, je ne veux pas souiller les nœuds du ma-
riage ni mettre un époux sur les traces d*un autre
homme, comme ont £ait beaucoup de femmes plus
discrètes , plus nobles d'état et de naissance que moi
(si j'en crois les livres que j'ai lus). Les unes étaient
regardées comme déesses par les païens, comme Vé-
nus, mère d'Énée et de Cupidon, le dieu de l'amour,
qui, étant mariée, manqua à la foi promise à son
mari. Les autres, dévorées par des flammes ardentes»
commirent des crimes détestables et incestueux : ainsi
Myrrha avec son père **», Sémiramis avec son fils,
Canacé avec son frère ^'', et aussi cette malheureuse
Thamar, fille du roi David ^^7. D'autres enfreignirent
plus cruellement encore les lois de la nature, comme
Pasiphae, femme du roi Minos, avec un taureau. Mais
elles étaient reines et grandes dames, et auprès de
pareilles fautes la mienne, qui est raisonnable, pourra
, passer sans honte.
Mon amour a eu une juste cause; recherchée, priée,
captivée par le mérite de Calixte, sollicitée par une
maîtresse aussi rusée que Célestine, déjà entraînée
par ses dangereuses visites, j'ai fini par céder entière-
ment à mon amour. Et depuis un mois, comme tu
as vu, jamais nuit ne s'est passée sans que notre ver-
ger n*ait été escaladé comme une forteresse ; bien des
fois il est venu en vain, et pour cela il ne m'a pas té-
moigné plus de peine et de mécontentement. Ses ser-
viteurs sont morts à cause de moi, sa fortune s'est
perdue, il s'est fait absent pour tous ceux de la ville,
et s'est enfermé des jours entiers dans sa maison avec
2o6 LA céLESTINE.
l'espérance de me voir la nuit. Loin de moi l'ingra-
titude, loin de moi les flatteries et la fousseté avec
un amant aussi sincère 1 Je ne veux ni mari, ni père,
ni parents. Si Calixte me manque, ma vie s'en va :
elle ne me plaît que parce que je suis toute à lui.
LucRÈcs. Taisez-vous, madame, écoutez : ils parlent
encore.
Plebère. Or donc, que te semble, femme ? devons-
nous parler à notre âUe? Devons-nous lui faire con-
naître tous ceux qui me la demandent, afin qu'elle
nous dise librement quel est celui qui lui plaît ? Nos
lois permettent aux hommes et aux femmes de choi-
sir, bien qu'ils soient sous Pautorité paternelle.
ÂLiSA. Que dis-tu ? A quoi perds-tu ton temps? Une
telle nouvelle ne va-t-elle pas effrayer notre fille Mé-
libée ? Crois-tu donc qu'elle sache ce que sont les hom-
mes, s'ils se marient et comment ils se marient ? Sait-
elle donc que de la réunion de la femme et du mari
naissent les enfants? Penses-tu que son innocente virgi-
nité puisse concevoir un honteux désir de ce qu'elle ne
connaît pas, de ce dont elle n'a jamais entendu parler?
Penses-tu qu'elle sache même pécher par la pensée?
Ne le crois pas, seigneur Plebère ; si tu lui ordonnes
de prendre homme de haute ou basse extraction, de
joli ou de vilain visage, celui-là sera à son goût, celui-
là elle le tiendra pour bon ; je sais bien comment j'ai
élevé et surveillé ma fille.
MÉLiBÉE. Lucrèce! Lucrèce! cours bien vite, entre
dans la chambre par la petite porte et interromps leur
conversation ; arrête leurs louanges sous quelque pré-
texte, si tu ne veux pas que je me mette à crier comme
une folle, tant je suis fâchée de la trompeuse opinion
qu'ils ont conçue sur mon ignorance.
Lucrèce. J'y vais, madame.
ACTE DIX-SEPTIÈME. 207
ACTE DIX-SEPTIÈME
ARCViaMT : Elîcie prend le parti de se débarrauer de son
chagrin et de quitter le deuil qu'elle porte en souvenir des
morts; elle reconnaît la justesse des conseils que lui a donnés
Areusa à ce propos. Elle va chez Areusa, où vient Sosie,
à qui Areusa arrache avec adresse tout le secret qui existe
entre Calizte et Mâlbée.
ÉLICIE, AREUSA , SOSIE.
Elîcie. Je me trouve mal de ce deuil; on visite peu
ma maison, ma rue est peu fréquentée. Je n'entends
plus ni les aubades ni les chansons de mes amants, ni
les querelles, ni les bruits de nuit à cause de moi, et,
ce qui me fait le plus de peine, je ne vois passer par
ma porte ni blanc ni présent. La faute en est à moi
seule. Si j'avais suivi le conseil que celle qui m'aime
bien, ma véritable sœur, me donna Tautre jour quand
j'allai lui annoncer cette triste affaire qui a causé ma
ruine Je ne me verrais pas maintenant seule entre deux
murailles, car il n'y a personne qui veuille me voir.
A quoi bon avoir de la douleur pour quelqu'un qui
n'en aurait peut-être pas si j*étais morte ? Elle m'a
parlé franchement, elle, c Jamais, sœur, ne témoigne
plus de peine pour le mal ou la mort d'un autre qu'il
ne ferait pour toi. » Sempronio se serait réjoui si j'é-
tais morte de son vivant; pourquoi, folle que je suis,
me fais-je du chagrin à cause de lui maintenant qu'il
n'est plus> Qui sait s'il ne m'aurait pas tuée moi-
même, tant il était furieux et emporté, comme il a fait
avec cette vieille qui me tenait lieu de mère ? Je veux
suivre en tout les conseils d' Areusa, qui connaît mieux
le monde que moi ; je veux la voir souvent et profiter
de ma vie ! Oh ! quelle agréable compagnie I quelle
conversation joyeuse et douce I On a raison de dire
qu'une seule journée du sage vaut mieux que la vie
La C£tzsTiNX. t6
208 LA céLESTINE.
entière d'un sot i*^. Je va;s me débarrasserdu deuil^ quit-
ter la tristesse, renfoncer mes larmes , qui étaient si
disposées à sortir. Pleurer est la première chose que
nous faisons en naissant; je ne m'étonne pas qu*il soit
si facile de commencer et si difficile tle cesser. Après
tout, le bon sens sait en faire raison et donner du cou-
rage» quand on voit surtout qu'on se perd, que les
ornements embellissent la femme lors même qu'elle
n'est pas belle, rajeunissent la vieille et rendent encore
plus jeune celle qui Test déjà. La couleur et le blanc
ne sont pas autre chose qu'une glu à laquelle se pren-
nent les hommes. En avant donc mon miroir et mon
farci I J'ai les 3reux affreux; en avant mes toques blan-
ches, mes gorgerettes brodées, mes robes de plaisir I
Je veux préparer une lessive pour mes cheveux, qui
, perdaient déjà leur couleur blonde; cela fait, je comp-
terai mes poules, je ferai mon lit, car la propreté égayé
le cœur; je balayerai le devant de ma porte et j'arro-
serai la rue afin que les passants voient qu'ici il n'y a
plus de douleur. Mais auparavant je veux aller voir ma
cousine, lui demander si Sosie a été chez elle, car je ne
l'ai pas vu depuis que je lui ai dit qu'Areusa voulait
lui parler. Dieu veuille que je la trouve seule, car ja-
mais les galants ne la quittent: c'est comme une
bonne taverne d'ivrognes. La porte est fermée, il ne
doit pas y avoir d'homme, je frappe. Tac, tac.
Arei/sa. Qui est là ?
Élicie. Ouvre, amie, je suis Élicie.
Areusa. Entre, ma sœur. Dieu te voie! tu me fais
grand plaisir de venir ainsi sans tes vêtements de deuil.
Maintenant nous nous réjouirons ensemble, mainte-
nant je te visiterai, nous nous verrons chez moi et chez
toi ; peut-être la mort de Célestine aura-t-elle été un
bien pour nous deux; je me sens déjà plus à mon aise
qu'avant Cest pour cela qu'on dit que les morts ou-
vrent les yeux des vivants, les uns avec leurs biens,
les autres avec la liberté. C'est ce qui farrive.
Élicie. On frappe à la porte ; on nous a laissé peu
ACVE DIX-SBPTI&ME. 20g
de temps pour parler; je voulais te demander si Sosie
était venu»
' Areusa. Il n*est pas venu; nous causerons après.
Quels coups on frappe ! Je vais ouvrir ; c*est un fou ou
un habitué. Qui est là?
SostE. Ouvrez-moi, madame, je suis Sosie, servi-
teur de Calixte.
ÂREUSA. Par les saints du paradis, quand on parle
du loup... Cache-toi, sœur, derrière ce paravent"»,
et tu verras comme je vais te le gonfler de vent et de
flatteries, de telle manière qu'il puisse penser en me
quittant qu'il est bien lui et non un autre. Je vais lui
arracher du jabot, avec mes caresses, ses affaires et
celles des autres^ comme il ôte la poussière de ses
chevaux avec son étrille. ••
Est-ce bien mon Sosie, mon secret ami, celui que
j'aime tant sans qu*il le sache, celui que sa bonne
réputation me donne le désir de connaître, cet homme
si attaché à ses compagnons, si fidèle à son maître ? Je
veux t'embrasser, mon amour, et maintenant que je
te vois, je crois qu'il y a en toi plus de qualités qu on
ne me disait. Viens, entrons nous asseoir ; fe suis
heureuse de te voir, tu as quelque chose du pauvre
Parmeno. Cest aujourd'hui un jour de bonheur puis-
que tu viens me visiter. Dis-moi, ami, me connais-
sais-tu déjà.?
Sosie. Madame, ta réputation de gentillesse, de grâ-
ces et de savoir est si haute en cette ville que tu ne
dois pas être surprise d'être plus connue de moi que
tu ne me connais. On ne peut parler d'une belle
femme sans se souvenir de toi avant toutes celles qui
sont belles.
Élicie, à part. Oh ! le pauvre fils de putain, comme
il se déniaise 1 Quel changement pour qui l'a vu me*
ner boire ses chevaux, perché sur leur dos et les jam-
bes écartées, vêtu d'une mauvaise casaque ! Maintenant
que le voilà avec des chausses et une cape, les plumes
et la langue lui viennent.
210 LA CÉLBSTINBm
A&EUSA, à Sosie, Je serais confuse de ce que tu me
dis et de t* entendre te moquer de moi de la sorte, si
quelqu'un était devant nous. Vous autres hommes,
vous avez toujours provision de ces discours, de ces
trompeuses louanges, que vous débitez à toutes indis-
tinctement et que vous faites au même moule ', aussi
je ne veux pas m'en effrayer. Mais je t*assure. Sosie,
que tu n*as pas besoin d'employer de tels moyens : je
t'aime sans que tu me flattes ; sans que tu cherches à
me gagner, je suis déjà toute à toi. Je t'ai fait prier
de me venir voir pour deux choses, et je ne te les dirai
pas, bien qu'elles soient dans ton intérêt, si tu fais
encore le flatteur et le câlin.
Sosie. Ma douce amie» Dieu ne veuille pas que
j'agisse de ruse avec toi ! Je venais sans croire à la
grande faveur que tu veux m' accorder et que tu m'ac-
cordes ; je ne me sentais pas digne de te déchausser.
Guide toi-même ma langue, réponds pour moi à tes pa-
roles, je souscris d'avance à tout.
Areusa. Mon amour, tu sais combien j'aimais Par-
meno, et comme on dit : « Qui aime Bertrand... '"** »
j'aime tout ce qui lui a appartenu, tous ses amis me
plaisent : je m'intéressais comme lui au bon service
de son maître ; partout où il voyait du tort pour Ca-
lixte, je cherchais à l'éloigner. Puisqu'il en est ainsi,
je voulais te dire d'abord tout l'amour que je te porte i
tu me réjouiras toujours en venant me voir, et en cela
tu ne perdras rien si je puis ; il y aura plutôt profit et
avantage pour toi. Ensuite, puisque je porte sur toi
mon amitié, mes regards et mon bon vouloir, je te
conseille de te garder des dangers et surtout de ne
découvrir ton secret à personne. Tu vois combien ce
qu'a su Célestine a été fatal à Parmeno et à Sempro-
nio ; je ne voudrais pas te voir mourir aussi triste-
ment que ton compagnon ; j'ai bien assez d'en avoir
pleuré un.
Tu sauras donc qu'il est venu chez moi une per-
sonne qui m'a dit que tu lui avais découvert les
ACTE DIX-SEPTI&ME. 211
amours de Calixte et de Mélibée, comment il Tayait
obtenue^ comment tu l'accompagnais chaque nuit, et
beaucoup d'autres choses que je ne saurais te redire.
Prends garde^ ami : ne pas garder un secret, c*est le
propre des femmes, surtout de celles sans éducation ,
et des enfants. Prends garde, car il peut ^arriver
malheur; Dieu fa donné pour cela deux oreilles,
deux yeux et rien qu'une langue, pour te faire com*
prendre que tu ne dois dire tout au plus que la moitié
de ce que tu verras et de ce que tu entendras "'. Ton
ami ne te gardera pas le secret de ce que tu lui confie-
ras, si tu ne sais pas le garder toi-même. Quand tu
devras accompagner ton maître Calixte chez cette
dame, ne fais pas de bruit, tâche que la terre ne te
sente ; quelqu'un m'a dit que tu allais criant et riant
comme un fou. '
Sosie. Oh I qu'elles ont peu d'esprit et de raison
les personnes qui te donnent de telles nouvelles, ma
bien-aimée I Qui t'a dit l'avoir entendu de ma bouche
n'a pas dit vrai. Ceux qui m'ont vu aller la nuit, au
clair de la lune, faire boire mes chevaux, riant et
chantant pour oublier la fatigue et chasser l'ennui,
et cela avant dix heures, ont eu tort de penser ce qu'ils
ont dit ; ils font une certitude de leur soupçon et
n'affirment que des conjectures. Mais Calixte n'est
pas assez fou pour aller traiter son a£Paire à pareille
heure ; il attend que tout te monde repose et que tous
soient dans la douceur du premier sommeil ; il n'y
va pas non plus chaque nuit, car cette affaire n'a pas
besoin de visites quotidiennes. Si tu veux, amie, que
je te prouve leur fausseté d'une manière évidente, car
on dit qu'on attrape plutôt un menteur qu'un boiteux,
en un mois nous n'y avons pas été huit fois, et ces
bavards te disent que c'est chaque nuit !
ÂRBUSA. Alors, sur ma vie, mon amour, pour que
je puisse leur en faire le reproche, pour que je les attire
dans le piège de leur faux témoignage, dis-moi quels
jours vous êtes convenus de sortir, et s'ils se trompent.
212 LA CÉLBSTINE,
je serai certaine de ta discrétion et persuadée de leur
mensonge; et dès qu'il sera prouvé que ce qu'ils
disent est faux, tu seras à Tabri du danger et moi
sans inquiétude sur ta vie; car j*ai l'espoir d'être long-
temps heureuse avec toi.
Sosie. Amie, n'ajournons pas les preuves ; Calixte
et Mélibée sont convenus d'un rendez-vous dans le
verger pour ce soir, quand l'horloge sonnera minuit.
Demain tu demanderas à tes amis ce qu'ils savent, et
qu'on me crucifie si l'un d'eux t'en dit quelque chose.
A&EUSA. Et de quel côté, mon âme, afin que je
puisse mieux les contredire s*il se trompent ?
Sosie. Nous prendrons la rue du Gros-Vicaire, der-
rière la maison de Calixte.
Élicib, à part. On te tient, pauvre déguenillé : nous
n'avons plus besoin de toi. Maudit soit celui qui se
confie à un tel muletier ! Il se donne assez de peine,
le bavard !
ÂRSusA. Frère Sosie, c'est dit ; cela mé suffit pour
que je réponde de ton innocence et de la méchanceté
de tes adversaires. Va avec Dieu, car je suis occupée
à une autre affaire et j'ai perdu beaucoup de temps
avec toi •
Élicie, â part, O l'habile femme I ô le bon congé !
C'est bien là ce que mérite l'âne qui a lâché son
secret si légèrement I
Sosie. Gracieuse et douce amie, pardonne-moi si je
t'ai ennuyée par ma lenteur à venir ; tant que mes
services te plairont, tu ne trouveras jamais personne
qui aventure sa vie pour toi d'aussi bon gré. Que les
anges te tiennent compagnie !
AasusA. Dieu te guide ! (Sosie sort,)
ÂREUSA. Va, va, muletier, te voilà bien fier, mais il
n'y aura que pour tes yeux, coquin ! Pardonne si je te
tourne le dos. Que t'avais-je dit, sœur ? Viens ici; que
te semble de ma manière de le renvoyer ? C'est ainsi
que je sais traiter ces gens-là, c'est ainsi que les ânes
ACTE DIX- HUITIÈME. 213
sortent de mes mains, battus comme celui-ci ; les fous,
confus ; les gens discrets, effrayés ; les dévots, émus ;
les chastes, embrasés. Or, cousine, apprends que c*est
là un tout autre art que celui de Célestine ; elle me
croyait sotte parce que je voulais bien l'être. Et main-
tenant que de ce côté, nous en savons autant que
nous voulons, allons chez cette face de pendu qui
sortit de chez moi en ta présence, jeudi, de si mau-
vaise humeur. Fais comme si tu voulais nous récon-
cilier et comme si tu m*avais priée de le revoir.
ACTE DIX-HUITIÈME
Argument : Elicie, sur le conseil d* Areuaa, 8*occupe de récon-
cilier sa cousine et Centurion. Elles vont ensemble chez
Centurion et le prient de venger les morts sur Calixte et
Mélibée; il s*y engage en leur présence. £t comme il est
naturel à de pareils hommes de ne pas faire ce qu'ils pro-
mettent, il s*en dispense, comme on le verra par la suite.
ÉLICIE, CENTURION, AREUSA.
Élicie. y a-t-}i quelqu'un ici ?
Centurion. Garçon, cours, tu verras qui ose entrer
sans frapper à la porte. Reviens, j'ai vu qui c'est. Ne
vous couvrez pas avec votre manteau, madame, vous
pouvez bien ne pas vous cacher ; quand j'ai vu entrer
Élicie, j'ai pensé qu'elle ne pouvait amener avec elle
mauvaise compagnie; sa présence m'annonce une
nouvelle plutôt agréable que pénible.
Areusa. N'entrons pas ici. Sur ma vie, le coquin
fait déjà le fier; il s'imagine que je viens le prier ; il
sera plus heureux avec des femmes ef&ontées comme
lui qu'avec nous. Retournons, au nom de Dieu ! je
meurs d'eiïroi de voir une figure aussi laide. Crois-tu,
sœur, que tu me fasses faire d'agréables stations et
214 ^^ céLBSTINB.
qu'il 6oit louable de venir de vêpres pour voir cette
ignoble figure ?
Élicib. Reviens, mon amour, ne t*en va pas, sinon
tu laisseras dans mes mains la moitié de ton man-
teau.
Centurion. Retenez*la, pour Dieu ! madame, rete-
nez*la, qu'elle ne vous échappe pas.
Élicie. Ce que tu me dis m*étonne, cousine; quel
est l'homme, quelque fou, quelque désagréable qu*il
soit, qui ne soit joyeux d'être visité, surtout par des
femmes? Approchez ici, seigneur Centurion; sur
mon âme ! il faut qu*elle vous embrasse, je payerai
une collation.
ÂRBUSA. Puissé-je le voir au pouvoir de la justice,
mourir de la main de ses ennemis, plutôt que de lui
donner une telle satisfaction ! C'est bien, il a rompu
avec moi pour le reste de sa vie. Qu'ai-je donc feit de
mal pour être forcée de voir et d'embrasser un si mé-
chant ennemi? Lorsque je lui ai demandé l'autre jour
d'aller à une journée d*ici, il s'agissait de ma vie ; pour-
quoi n'a-t-il pas voulu ?
Centurion. Ordonne-moi, ma reine, une chose que
je sache foire, une chose qui soit de mon métier, un
défi contre trois hommes, et plus s*il s'en présente:
je ne reculerai pas par amour pour toi. Tuer un
homme, couper une jambe ou un bras, balafrer la
figure de quelque femme qui voudra s'égaler à toi, de
telles choses seront faites avant d*être commandées.
Ne me demande pas de faire du chemin ni de te don-
ner de l'argent, car tu sais bien qu'il ne dure pas
longtemps avec moi : je sauterais trois fois sans qu'il
me tombe un maravédis. Personne ne donne ce qu'il
n'a pas; dans la maison où je vis, le pilon peut frap-
per partout sans rien rencontrer. Les meubles que
j'ai, c'est le mobilier de la frontière, une cruche
égueulée, une broche sans pointe; le lit où je me cou-
che est formé de cercles de boucliers, un morceau de
cotte de mailles brisées pour matelas, un sac à dés
ACTE DIX-HUITIÈME. 2I5
pour oreiller; et lors même que je voudrais offrir une
collation, je n'ai rien à mettre en gage que cette cape
déchirée que j*ai sur les épaules.
Élicie. En vérité, ce qu*il dit me fy\t grand plaisir :
il fobéit comme un saint, il te parle comme un ange,
il se rend à toute raison; que lui demandes-tu de
plus? Sur ma vie, parle-lui, laisse là ta colère, puis-
qu'il s'oiFre à toi de si bon gré.
Centurion. Je m'offre, tu dis, madame? Je te jure
par le saint martyrologe, depuis A jusqu'à Z (le bras
me tremble de ce que je veux faire pour elle), que je
pense sans cesse à la rendre contente^ et jamais je n'y
parviens. La nuit dernière je rêvais que |e joutais dans
un défi pour son service contre quatre liommes qu'elle
connaît bien et que j'en tuais un ; les autres s'enfui-
rent ; celui qui s'en alla en meilleur état laissa son
bras gauche à mes pieds. Or je ferai bien mieux de
jour et éveillé, quand je trouverai quelqu'un sur ses
talons.
ÂREUSA. Puisque je te tiens ici, nous voilà à bonne
occasion ; je te pardonne, à la condition que tu me ven-
geras d'un cavalier nommé Calixte, qui nous a offen-
sées, moi et ma cousine.
Centurion. Oh! je ne veux pas de condition; dis-
moi tout de suite s'il est confessé.
Areusa. Ne t'inquiète pas de son âme.
Centurion. Puisqu'il en est ainsi, envoyons-le dîner
en enfer sans confession.
Areusa. Écoute, ne m'interromps pas, tu l'expédie-
ras cette nuit.
Centvrion. Ne m'en dis pas davantage, j'ai ce qu'il
me faut; je sais toute l'histoire de ses amours, ceux
qui sont morts à cause de lui et ce qui vous concer-
nait là-dedans; je sais oh il va, à quelle heure et avec
qui. Mais, dis-moi, combien sont ceux qui l'accompa-
gnent?
Areusa. Deux serviteurs.
2l6 LA céLSSTINB.
Centubion. C'est une petite proie, mon épée trou*
vera là pe^u de pâture. Elje aura plus gras cette nuit
dans Une partie qui est concertée.
Areusa. Ce que tu en fisiis, c*est pour t'excuser; à
d'autres chiens pareil os **'; ces détours ne valent rien
avec moi : je veux voir si dire et faire mangent chez
toi à la même table.
Centurion. Si mon épée disait ce qu'elle fait, le
temps lui manquerait pour parler. Qui peuple le plus
les cimetières, si ce n'est elle? Qui enrichit les chirur-
giens de la contrée? Qui donne sans cessé de la beso-
gne aux armuriers ? Qui brise la cotte de mailles la
plus fine? Qui se joue des boucliers de Barcelone?
Qui coupe en morceaux les morions de Calatayud, si
ce n'est elle? Elle fend les casques d'Almazan comme
s'ils étaient des melons. Il y a vingt ans qu'elle me
nourrit; grâce à elle, je suis redouté des hommes et
chéri des femmes, sinon de toi. C'est à cause d'elle
qu'on donna à mon aïeul le nom de Centurion, qu'on
appela mon père Centurion et que je me nomme
Centurion.
Élicie. Mais que fit à tout cela cette épée pour
qu'on donnât ce nom à ton aïeul? Dis-moi, fut-il,
par hasard, à cause d'elle, capitaine de cent hommes ?
Centurion. Non^ mais il fut le soutien de cent
femmes.
Areusa. Peu nous importe le lignage et les vieux
exploits; si tu veux faire ce que je te dis, décide-toi
sans détour, car nous voulons nous en aller.
Centurion. Je désire la nuit plus impatiemment
pour te satisfaire que tu ne l'attends pour te voir
vengée. Afin que tout se fasse mieux à ta volonté,
choisis quel genre de supplice tu veux que je lui in-
flige ; je te montrerai ici un répertoire qui contient
sept cent soixante-dix espèces de mort; tu verras la-
quelle te plaît le plus.
Élicie. Areusa, par amour pour moi, ne mets pas
ACTE DIX-HUITliMB. 217
cette affaire entre les mains d'un homme aussi dur;
il vaut mieux attendre que scandaliser la ville^ ce qui
nous ferait plus de tort que ce qui s*est passé.
Areusa. Tais-toi, sœur. Dis»nous-en quelqu'une
qui ne fasse pas trop d'éclat.
Centurion. Celles que j'emploie ces jours-ci et qui
me sont le plus à la main sont des coups de plat d'épée
sur les épaules sans verser de sang, ou des coups de
pommeau, ou un revers adroit ; il en est que je pique
comme crible à coups de poignard ; je les taillade, je
leur donne de hardis coups d'estoc, des coups mortels.
Un jour j'en ai assommé un à coups de bâton pour
laisser reposer mon épée.
Élicie. Ne va pas plus loin, pour Oieu! donne-lui
des coups de bâton, châtie-le, mais ne le tue pas.
Centurion. Je jure par le saint corps des litanies
qu'il n'est pas plus possible à mon bras droit de frap-
per sans tuer qu'au soleil d'interrompre ses courses
accoutumées dans le ciel.
ÂREUSA. Soeur, ne soyons pas pitoyables: qu'il fasse
ce qu'il voudra, qu'il le tue à sa fantaisie. Que Méli-
bée pleure comme tu as fait, laissons-le. Centurion,
ne manque pas à ce que nous te recommandons; de
quelque manière que ce soit, nous en serons bien
aises ; veille à ce qu'il ne s'échappe pas sans rendre
compte de sa faute.
Centurion. Mon Dieu, pardonne-lui s'il se sauve de
moi autrement qu'en fuyant. Je me trouve fort heu-
reux, ma reine, qu'il se soit présenté une occasion,
bien que petite, de te faire connaître ce que je sais
faire par amour pour toi.
ÂREUSA. Que Dieu te donne une bonne main droite !
Je te recommande à lui, nous partons.
Centurion. Qu'il te guide et te donne plus de pa-
tience avec tes amis. (Seul.) Qu'elles aillent au diable,
ces effrontées putains ! Il faut que je cherche mainte-
nant comment je m'excuserai de ce que j*ai promis, de
2l8 LA céLBSTINB.
manière qu'elles pensent toutefois que Y al mis zèle
et diligence à exécuter leurs ordres; il y aurait dan-
ger pour moi si elles venaient à m'accuser de né-
gligence. Je vais faire le malade, mais à quoi bon?
Elles ne renonceront pas à leur projet quand je serai
guéri . Si je dis que j'y suis allé et que je les ai fait
fuir, elles me demanderont des preuves, qui ils étaient,
combien ils étaient et je ne saurai pas répondre; je
suis perdu... Or donc quel parti prendrai-je pour
m'acquitter envers elles en toute sécurité? Je vais
faire appeler Traso le boiteux et ses compagnons, je
leur dirai que, comme je suis occupé cette nuit à une
autre affaire, il faut qu'ils aillent faire un carillon
de boucliers en manière d*attaque pour effaroucher
quelques jeunes gens; qu'on me Ta recommandé; que
ce n'est qu'une promenade de laquelle il ne résultera
aucun mal, et qu'il n*y aura qu'à les faire fuir et à
retourner dormir.
ACTE DIX-NEUVIÈME
Akgitmint : Calixte se rend avec Sosie et Tristan au verger
de Plebère pour visiter Mélibée, qui Tattend avec Lucrèce.
Durant le trajet. Sosie raconte à Tristan ce qui lui est arrivé
avec Areusa. Pendant que Calixte est dans le verger avec
Mélibée, viennent Traso et d'autrps envoyés par Centurion
pour remplir la promesse faite à Élicie et Areusa. Sosie va
a leur rencontre. Calixte, entendant du verger le bruit qu'ils
font dans la rue, veut sortir ; cette sortie est cause de la fin
de ses jours. (Puissent ses semblables recevoir pareille ré-
compense, et les amants apprendre par cet exemple à ne
pas aimer !)
SOSIE, TRISTAN, CALIXTE, MÉLIBÉE,
LUCRÈCE.
Sosie. Allons doucement, afin qu'on ne nous en-
tende pas. D'ici au verger de Plebère, je te conterai,
ACTE DIX-NEUVIÈME. 219
frère Tristan, ce qiii m'est arrivé aujourd'hui avec
Areusa. Je suis Phomme du monde le plus heureux.
Tu sauras que tout le bien qu'elle avait entendu dire
de moi l'avait éprise d'un grand amour. Elle m'en-
voya prier d'aller la voir. Je ne te répéterai pas toutes
les bonnes et belles choses qu'elle m'a dites; elle m'a
prouvé enfin qu'elle était tout autant mienne aujour-
d'hui qu'elle le fut quelque temps de Parmeno. Elle
me pria de l'aller voir sans cesse, me dit qu'elle vou-
lait jouir longtemps de mon amour; enfin, je te le
jure, frère, par le chemin dangereux que nous sui-
vons, aussi vrai que je te parle, j'ai été deux ou trois
fois prêta me jeter sur elle; mais j'en ai été empêché
par la honte que j'avais de la voir si belle et si bien
mise, et moi avec une cape vieille et rongée par les
rats. A chaque mouvement elle répandait une odeur
de musc... Je sentais le fumier que j'avais dans mes
souliers. Elle avait des mains comme la neige, et
quand elle ôtait son gant de temps en temps, il sem-
blait qu'on eût versé dans la chambre des essences de
fleur d'oranger. Puis, comme elle avait quelque chose
à faire, j'ai remis mon audace à un autre jour; d'ail-
leurs, toutes choses ne peuvent se traiter à la première
vue; plus on en parle et mieux on s'entend à les bien
mener.
Tristan. Sosie, mon ami, il faudrait une cervelle
plus mûre et plus expérimentée que la mienne pour
te donner conseil sur cette affaire; mais je puis te dire
maintenant ce que mon jeune âge et mon naturel
médiocre me donnent à penser. Cette fille est une fille
de joie bien connue, selon ce que tu m'as dit; tu dois
croire qu'il ne manque pas de ruse dans ce qui s'est
passé entre elle et toi . Il y a quelque fausseté sous
ses cajoleries, et je ne sais dans quel but, car pour
t'aimer comme joli garçon, combien d'autres n'en dé-
daigne-t-elle pas ! comme riche, elle sait bien que tu
n'as rien que la poussière qui tombe de ton étrille;
comme homme de naissance, elle n'ignore pas qu'on
t'appelle Sosie, que ton père s'appelait Sosie, que tu
220 LA C^LESTINB.
es né et que tu as été élevé dans un hameau, où tu
brisais des mottes de terre avec une charrue, ce à
quoi tu es plus propre qu'à être amoureux.
Penses-y, frère, cherche bien si elle n'a pas voulu
plutôt t'arracher quelque point du secret du chemin
que nous suivons maintenant, afin qu'elle pût s'en
prendre à Calixte et à Plebère de la jalousie que lui
donne le bonheur de Mélibée. Prends garde, car l'envie
est une maladie incurable ; c'est un hôte qui fatigue
l'hôtellerie; son bonheur est le mal d'autrui. Si c'est
bien là la passion qui l'anime, vois comme cette mau-
vaise femme veut te leurrer à l'aide de son nom connu
et de son vice .empoisonné qui attire tout le monde.
Elle voudrait perdre l'âme pour satisfaire son appétit,
renverser tout pour contenter sa volonté damnée. O la
femme perdue ! comme elle te dorait bien la pilule !
elle vendrait son corps pour causer une querelle.
Écoute-moi : si tu crois qu'il en est ainsi, prépare-lui
une double trahison, car je te dirai : c A trompeur,
trompeur et demi, • tu m'entends; et f si le renard en
sait beaucoup, celui qui le prend en sait bien davan-
tage. • Contre-mine ses méchants projets, escalade ses
méchancetés jusqu'à ce que tu la tiennes bien, et tu
chanteras ensuite dans ton écurie : c Le cheval pense
une chose, et celui qui le selle une autre. »
Sosie. O Tristan! jeune homme sensé, tu parles mieux
que ton âge ne le comporte , tu as conçu un soupçon
que je crois fondé. Nous voici au verger, et notre maî-
tre s'approche; laissons là ces causeries, elles sont lon-
gues, nous les reprendrons un autre jour.
Calixte. Amis, posez l'échelle et taisez- vous; il me
semble que ma douce maîtresse parle dans le verger.
Je vais monter sur le sommet du mur, et de là
j'écouterai si l'amour veille pour moi en mon ab-
sence.
MÉLIBÉE. Chante encore, je fen prie, Lucrèce; je
suis heureuse de t'en tendre; chante jusqu'à ce que
ACTE DllC-NEUVI&ME. 221
vienne mon doux seigneur; chante bien bas au milieu
de ces feuillages, afin de ne pas attirer l'attention des
passants.
Lucrèce.
Heureuse toi qui culdves
Toutes ces brillantes fleurs,
Et qui le matin les cueilles
Pour en orner tes amours,
Pare^votts de vos couleurs,
Beaux oeillets de ce jardin;
Répandez tous vos parfums,
Le bien-aimé va venir.
MÉLiBÉB. Oh ! combien il m'est doux de t'entendre!
je ne me sens pas de joie; ne t'arrête pas, par amour
pour moi.
Lucrèce.
Joyeux est Thomme altéré
j^ui rencontre une fontaine ;
Plus joyeuse est Mélibée
Quand Calixte vient la voir.
Lorsque la nuit tend ses voiles,
Son bonheur est d'être à lui.
De le presser sur son cœur
Quand il descend auprès d'elle!
Le loup saute d'allégresse
Quand il trouve les moutons.
Les agneaux quand vient leur mère,
Mélibée quand vient Calixte.
Jamais de celle qu'il aime
Fut amant plus désiré ;
Ni jardin plus visité;
Jamais nuit plus fortunée.
MéLiBÉE. Tout ce que tu me dis, amie Lucrèce, je
me le représente devant moi, il me semble que je vois
tout de mes yeux. Continue, car tu chantes bien; je
vais chanter avec toi.
222 LA CELE9TINE.
Lucrèce et Mélibée»
Beaux arbres à l'épais feuillage.
Lorsque tous verrez les doux yeux
De celui que vous désirez,
Courbez-vous pour lui rendre hommage.
Étoiles qui, brillant au ciel^
L*éclairez du soir au matin,
Si mon bien-aimé dort encore.
Pourquoi ne Téveillez-vous pas?
MÉLisiE. Écoute-moi, je t'en prie, je veux chanter
seule.
Rossignols, oiseaux d*harmonie,
Qui chantez quand paraît Taurore,
Allez dire à mon bien-aimé
Qu'ici je gémis à l'attendre.
La nuit rapidement s*écoule,
Il n*est pas encore arrivé ;
Dites-moi si près d'elle une autre
L'aura retenu, enchaîné.
Calixte. La douceur de tes chants m'a vaincu ; je
ne puis te faire supporter plus longtemps l'absence, ô
ma reine et tout mon bien! Quelle femme au monde
peut l'emporter sur ton grand mérite? Quelle ravis-
sante mélodie ! ô doux moment ! O mon cœur! com-
ment ne f es-tu pas contenu un peu plus longtemps?
pourquoi as-tu interrompu les chants de ta bien-ai-
mée? ne pouvais-tu combattre un instant encore ton
désir et le sien ?
MÉLiBÉE. O douce trahison ! agréable surprise ! Est-
ce bien mon seigneur et mon âme ? Est-ce lui ? Je ne
puis le croire. Où étais-tu, brillant soleil ? où cachais-
tu ta clarté ? Y avait-il longtemps que tu écoutais ?
Pourquoi me laissais-tu jeter au vent d'aussi folles
raisons avec mon aigre voix de cygne? Tout ce verger
est joyeux de ta venue. Vois la lune, comme elle nous
éclaire! Vois les nuages, comme ils s'enfuient!
Écoute cette charmante fontaine^ comme elle coule et
ACTE DIX-NEUVIÈME. 223
murmure avec douceur parmi cette fraîche verdure!
Ecoute ces hauts cyprès, comme leurs branches agi-
tées par le zéphyr se saluent avec harmonie! Vois
leurs ombres tranquilles, comme elles sont épaisses et
favorables au bonheur! Lucrèce, que penses-tu, amie?
n'es-tupas folle de plaisir? Laisse-le-moi, ne me le
déchire pas, ne fatigue pas ses membres avec tes bras
pesants; laisse- moi jouir de lui, car il esta moi, ne
me prends pas ma joie.
Calixte. Si tu veux que je vive, ma dame et ma
gloire, ne cesse pas tes chants délicieux; que ma pré-
sence, dont tu te réjouis, ne soit pas de pire condition
que mon absence, qui t'afflige.
MÉLiBÉE, Que veux-tu que je chante, mon amour?
Comment puis-je chanter maintenant ? Cétait le désir
de te voir qui dirigeait ma voix, qui donnait des for-
ces à mes chants. Â ton arrivée, mon désir a disparu,
le ton de ma voix a baissé.
Seigneur, puisque tu es le modèle de la courtoisie
et des bonnes manières, comment demandes-tu à ma
langue de parler et n'ordonnes-tu pas à tes mains de
se tenir tranquilles? pourquoi ne renonces-tu pas à
ces mauvaises habitudes ? Dis-leur d'être calmes et de
laisser là cette ennuyeuse coutume et cette occupation
déplacée. Vois, mon ange, autant je suis heureuse de
te voir tranquille auprès de moi, autant m'est pénible
ton rigoureux traitement ; tes honnêtes badinages me
font plaisir; tes mains déshonnêtes me fatiguent
quand elles passent les bornes de la raison. Laisse
mes jupes à leur place, et si tu veux savoir si celle de
dessous est de soie ou de toile, pourquoi touches-tu
ma chemise? Elle est de toile, je t'assure. Jouons,
amusons- nous de mille autres manières que je te mon-
trerai ; ne me défais pas , ne me maltraite pas comme
tu as coutume. A quoi te sert d'abîmer mes vête-
ments ?
Calixte. Madame, celui qui veut manger l'oiseau
commence par lui ôter les plumes,
. La Célestine. 17
224 ^^ céLESTINE.
Lucrèce, à part. La fièvre me tue si (e les écoute
davantage ! Est-ce là la vie ? J'en ai les dents agacées,
et elle s'esquive pour se faire prier I, Bon, bon, le bruit
est apaisé, ils n'ont pas eu besoin de pacificateurs.
J'en ferais bien autant si ces imbéciles de serviteurs ve-
naient me parler le matin, mais ils attendent que j'aille
les chercher.
Mélibée. Mon doux seigneur, veux-tu que j'envoie
Lucrèce chercher quelque collation ?
Calbcte. Il n'est pas d'autre collation pour moi
qu'avoir ton corps et ta beauté en ma possession. On
trouve pour de l'argent et jiartout où on veut de quoi
manger et boire : on peut l'acheter à toute heure, et
chacun sait où se le procurer; mais ce qui ne se vend
pas, ce qui dans toute la terre ne se trouve qu'en ce
verger, comment veux- tu que je laisse passer un seul
moment sans en jouir I
Lucrèce. J'ai mal à la tête de les écouter ; ils ne se
fatigueat pas de parler, ni leurs bras de jouer, ni leurs
bouches de s*embrasser. Fort bien, ils se taisent, c'est
pour de bon cette fois
Calixte. O ma bien-aimée! jamais je ne voudrais
qu'il fît jour, tant mon cœur éprouve de gloire et
de bonheur au doux commerce de tes membres déli-
cats.
MÈLiBÉE. C'est moi, mon doux seigneur, qui suis la
bienheureuse, c'est moi que ton amour honore, c'est
toi qui me fais une faveur incomparable en me visi-
tant.
Sosie, dans la rue. Est-ce ainsi, coquins, brigands,
que vous venez surprendre ceux .qui ne vous crai-
gnent pas? Je vous jure que si vous m'attendez, vous
recevrez le traitement que votre audace mérite.
Calixte. Mon amour, c'est Sosie qui crie de la sorte;
laisse-moi le rejoindre, que j'empêche qu'il ne soit tué ;
il n'a qu'un petit page avec lui. Donne-moi vite mon
manteau, qui est sous toi.
ACTE DlX-NEUVlèME. 225
MÉLiBÉE. O triste événement! n'y va pas sans ta cui-
rasse, reviens t'armer.
Calixte. Amie, ce que nepeuvent faire une épée,
un manteau et un cœur, une cuirasse, un morion et la
lâcheté ne le feront pas.
Sosie. Vous voilà encore? Attendez, et si vous venez
pour me tondre, peut-être vous en irez- vous tondus.
Calixte. Laisse-moi, pour Dieu, ma bien-aimée, l'é-
chelle est posée.
MÉLiBÉE. O malheureuse que je suis! Pourquoi
courir avec tant décourage et dMmpatience, mais sans
armes, te mettre en présence de gens que tu ne con-
nais pas? Lucrèce, viens vite ici ; Calixte est parti parce
qu'il a entendu du bruit; jetons-lui sa cuirasse par-
dessus le mur, elle est restée ici.
Tristan. Arrêtez-vous, seigneur, ne descendez pas,
ils sont partis ; ce n'était que Traso le boiteux et d'au-
tres coquins qui passaient en vociférant; ils s'en
vont. Tenez-voXis seigneur, tenez-vous à l'échelle avec
les mains i*^.
Calixte. Ah I la sainte Vierge me protège, je suis
mort ! Confession !
Tristan. Viens vite, Sosie, notre pauvre maître est
tombé de Téchelle, il ne parle ni ne bouge.
^ Sosie. Seigneur, seigneur I A d'autres. Il est aussi
bien mort que mon aïeul. Quel grand malheur !
Lucrèce. Écoutez, écoutez, il y a quelque triste
événement..
MÉLIBÉE. Qu'est-ce que cela ? Qu'entends- je ? Mal-
heureuse que je suis !
Tristan. O mon seigneur, qui êtes mort mainte-
nant ! mon seigneur, qui vous êtes tué ! O triste mort
sans confession ! Sosie, recueille sa cervelle au milieu
de ces pierres, réunis-la à la tête de ilotre malheu-
reux maître. O jour de mauvais augure ! ô fin préma-
turée !
226 LA céLESTINE.
MéLiBÉE. Oh ! désolée que je suis ! Qu'est-<e que
cela ? Quel peut être le cruel événement dont il parle?
Âide-moi à monter sur cette muraille, Lucrèce, que je
puisse voir ce qui cause mes angoisses, sinon je ferai
crouler sous mes cris de douleur la maison de mon
père. Hélas ! ipon bien, tout mon bonheur est parti
en fumée, ma joie est perdue, ma gloire s*est éva-
nouie !
Lucrèce. Tristan, que dis-tu, mon ami, pourquoi
pleures-tu d'une telle manière ?
Tristan. Je pleure une grande perte, je pleure une
grande douleur; mon seigneur Calixte est tombé de
l'échelle et s'est tué; sa tête est en trois morceaux; il
est mort sans confession. Dis-le à sa triste maîtresse,
qu'elle n'attende pas davantage ' son malheureux
amant. Sosie, prends ses pieds, portons le corps de
notre maître bien-aimé, afin que son honneur ne
souffre pas d'insulte de ce qu'il est mort en cette place.
Que les larmes viennent avec nous,^que la solitude
nous accompagne, que la désolation nous suive, que
la tristesse nous revête, que le deuil et la bure nous
recouvrent.
MÉLIBÉE. O la plus affligée des femmes ! un instant
j'ai connu le plaisir, et aussitôt est venue la douleur.
Ldcrèce. Madame, ne vous 'déchirez pas le visage,
n'arrachez pas vos cheveux. Le bonheur il y a un mo-
ment, maintenant la tristesse ! Quelle étoile a donc
si rapidement changé son cours ?... Quel peu de cœur
est-ce que oela? Levez-vous, pour Dieu, que votre
père ne vous trouve pas en ce lieu ; que dirait-il ? Ma-
dame, madame, ne m'entendez-vous pas? Ne vous
meurtrissez pas, au nom de Dieu ! Prenez courage
pour supporter, la peine, puisque vous avez eu l'au-
dace pour le plaisir.
MÉLIBÉE. Entends-tu ce que disent ces serviteurs i
Ils emportent mon bonheur, mort maintenant. Il n'est
plus temps de vivre. ■ Comment n'ai-je pas joui plus
longtemps de ma félicité ? Comment ai-je fait si peu
ACTE VINGTIÈME. ZZy
de cas de la gloire que j'ai eue entre mes mains ? In-
grats mortels l vous ne savez apprécier le bien que
lorsque vous l'avez perdu I
Lucrèce. Prenez courage, madame, il y aura pour
vous plus grande honte si on vous trouve dans le ver-
ger, que vous n'avez eu de plaisir en y venant et de
peine en le voyant mort. Entrons dans votre chambre,
couchez-vous ; j'appellerai votre père, et nous feindrons
un autre mal, car celui-ci ne peut se cacher.
ACTE VINGTIÈME
Akgument ; Lucrèce fi'appe à la porte de la chambre de Ple-
bère, qui lui demande ce qu*elle veut. Lucrèce le prie d*aller
voir sa fille. Plebère se lève et va à la chambre de Mélibée ;
il la console et lui demande de quel mal elle soufire. Méli-
bée feint une douleur au cœur. Elle envoie son père cher-
cher quelques instruments de musique et monte avec Lucrèce
sur une tour; elle renvoie Lucrèce et ferme la porte derrière
elle. Plebère arrive au pied de la tour. Mélibée lui découvre
tout ce qui s^est passé et enfin se précipite.
PLEBÈRE, LUCRÈCE, MÉLIBÉE.
Plebère. Qu^ veux-tu, Lucrèce ? Pourquoi es-tu si
pressée, si importune et si peu patiente ? Qu'est-il
arrivé à ma fille ? Quel est donc ce mal si subit, que
tu ne me donnes le temps ni de me vêtir ni de me
lever ?
. Lucrèce. Seigneur, hâtez-vous si vous voulez la
voir vivante, car je ne puis reconnaître ni son mal,
tant il est violent, ni elle-même, tant elle est défi-
gurée.
Plebère. Allons vite, marche, passe devant.
Lève cette portière et ouvre bien ce volet, que je
puisse voir sa figure. — Q.u*est-ce, ma fille ? Quelle
228 LA céLESTINB.
douleur ressens-tu ?'Qu'esi-ce que ce nouvel accident ?
Pourquoi donc si peu de courage ? Regarde-moi, je
suis ton père; parle-moi, pour Dieu, dis-moi la cause
de ta douleur, afin qu'on puisse y porter un prompt
remède ; ne vois-tu pas que tu me fais mourir d* in-
quiétude ? Tu sais que je n*ai pas d'autre bien que
toi ; ouvre tes beaux yeux, regarde-moi.
MÉLiBÉE. Ah ! que je souffre I
Plebère. Je souffre bien plus que toi de te trouver
ainsi. Ta mère est toute tremblante de te savoir ma-
lade; elle ne peut venir te voir, tant elle en a été trou-
blée I Prends courage, ranime ton cœur, sois maîtresse
de toi et viens la trouver avec moi. Dis-moi, mon
âme, quelle est la cause de ta souffrance ?
MÉLiBÉE. Le remède n'est plus.
Plebère. Ma fille, ma bien-aimée et l'amour de ton
vieux père ! au nom de Dieu, ne te laisse pas déses-
pérer par la douleur et par la maladie. La souffrance
éprouve le cœur. Dépeins-moi ton mal, il y sera
promptement remédié ; il ne te manquera ni médica-
ments, ni médecins, ni serviteurs pour chercher ton
salut, qu'il consiste en herbes ou en pierres ou en pa-
roles, ou qu'il soit caché dans le corps des animaux.
Mais ne te tourmente pas davantage, ne m'inquiète
pas, ne me fais pas perdre la raison et^ dis-moi, qu'é-
prouves-tu ?
MÉLiBÉE. Une blessure mortelle dans le cœur : elle
ne me permet pas de parler, elle ne ressemble pas aux
autres maux. Il faut m' arracher le cœur pour qu'il
guérisse, car il est profondément frappé.
Plebère. Tu éprouves de bonne heure les sensa-
tions de la vieillesse, car la jeunesse ne connaît d'or-
dinaire que plaisir et joie ; elle est l'ennemie du chagrin.
Lève-toi, ma fille, allons respirer l'air frais du
fleuve; tu t'égayeras, ta peine se calmera près de ta
mère. La distraction est le remède le plus favorable à
ton mal. ^
ACTE VINGTIÈME. 229
, MÉLiBÉE. Allons OU tu l'ordonnes; montons, mon
père, sur la haute terrasse afin que de là je puisse
jouir de la vuedes barques"*; peut-être ma soufirance
se calmera-t-elle un peu.
Plebère. Montons, et Lucrèce avec nous.
MéuBÉE. Si tu le veux bien, mon père, fais-moi
apporter quelque instrument à cordes avec lequel je
puisse distraire ma douleur en jouant ou en chantant,
et si mon mal augmente, je pourrai du moins le com-
battre avec une douce harmonie.
Plebère. Cela sera promptement fait, ma fille ; je
vais donner des ordres.
MÉLiBÉE. Lucrèce, mon amie, ceci est bien haut.
Il me coûte déjà de quitter la compagnie de mon pèrej
descends vers lui et prie-le de s'arrêter au pied de la
tour ; je veux lui dire un mot dont j*ai oublié de le
charger pour ma mère.
Lucrèck: J'y vais, madame.
MÉLIBÉE. Ils m'ont laissée seule; tout s'arrange
bien pour la mort que j'ai choisie. Je me sens déjà
soulagée de penser que mon bien-aimé Calixte et moi
serons bientôt réunis. Je vais fermer la porte afin que
personne ne puisse monter pour s'opposera ma mort,
à mon départ de ce monde. Qu'on ne me coupe pas le
chemin que je veux prendre pour aller visiter aujour-
d'hui même, en peu d'instants, celui qui m'est venu
voir la nuit dernière. Tout se fait selon ma volonté ;
je pourrai sans obstacles conter à Plebère, mon père,
la cause du parti que je prends. Hélas ! c'est une
grande insulte que je fais à ses cheveux blancs, une
grande offense à sa vieillesse ; ma faute va lui causer
un grand chagrin, et ma mort le laisser dans une
grande solitude ! Peut-être ainsi vais-je abréger les
jours de mes parents, et combien d'autres cependant
ont été plus coupables que moi !
Prusias, roi de Bythînie, tua son père sans aucune
raison, sans être entraîné par une douleur comme
230 LA cIlESTINE.
celle que j'éprouve"''; Ptolémée, roi d'Egypte, tua
son père, sa mère» ses frères, sa femme, pour jouir
d*une jeune. fille; Oreste tua Clytemnestre, sa mère;
Néron, le cruel empereur, fit tuer sa mère Âgrippine
pour son plaisir. Ceux-là sont dignes de blâme, ceux-
là sont de véritables parricides, et non moi ; si ma
mort doit causer de la peine, j'aurai du moins expié
la faute que j*ai commise. Il y eut des hommes cruels
qui tuèrent leurs frères et leurs fils; auprès de pareils
crimes le mien n*est plus rien. Philippe, roi de Macé-
doine; Hérode, roi de Judéei*8; Constantin, empereur
de Rome**"'; Laodice, reine de Cappadoce*Wj Médée
la nécromancienne, tous ceux-là tuèrent , leurs fils
bien-aimés sans aucune raison et sans courir eux-
mêmes aucun danger. Enfin je me rappelle l'horrible
cruauté de Phraates, roi des Parthes, qui, afin qu'il
ne lui restât pas de successeur, tua Orode, son vieux
père, son fils unique et ses trente frères***. Quoi qu'il
en soit, je ne devrais pas imiter le mal qu'ils ont
fait ; mais cela n'est plus en mon pouvoir et je n'ai
plus de force pour résister. Toi, Seigneur, qui en-
tends mes paroles, vois ma faiblesse, vois combien
ma liberté est captivée ; Pamour que j'ai voué à ce
cavalier qui n'est plus s'est tellement emparé de mes
sens, qu'il a chassé l'attachement que je dois à mes
parents.
Plebère. Mélibée, ma fille, que fais-tu seule ? Que
veux-tu me dire? Veux-tu que je monte ?
MÉLIBÉE. Ne le tente pas, mon père, ne te fatigue
pas pour venir où je suis; tu empêcherais ce que je
veux te dire maintenant.
Tu seras bientôt dans l'afflictign par la mort de ta
fille unique; ma fin approche, l'heure est sonnée
pour mon repos et pour ta douleur, pour ma con-
solation et pour ta peine ; voici Tinstant où je trou-
verai compagnie et celui où tu resteras seul. Tu
n'auras pas besoin, honoré père, d'instruments pour
apaiser ma souffrance, mais de cloches pour ensevelir
ACTE VINGTIÈME. 23I
mon corps. Écoute-moi sans larmes et je te dirai la
cause désespérée d'un départ qui me rend joyeuse;
ne m'arrête pas par tes pleurs ni par tes paroles, tu
serais plus affligé de ne pas savoir pourquoi je me
suis luée que tu ne seras désolé de me voir morte.
Ne me demande rien, ne me réponds rien, tu ne sau-
ras que ce que je voudrai te dire. Quand le cœur est
rempli par la passion, les oreilles sont fermées aux
conseils ; les avis, les consolations irritent au lieu de
calmerC Écoute mes dernières paroles, mon vieux
père; si tu les accueilles comme je Tespère, tu ne me
reprocheras pas ma faute. Tu entends cette triste et
douloureuse sensation qui remplit toute la ville, tu
entends ce bruit de cloches, ce tumulte, ce hurlement
des chiens, ce bruit d'armes : de tout cela je suis la
cause. J*ai couvert de deuil et de bure en ce jour la
plus grande partie de la noblesse de la ville; j'ai privé
de leur maître un grand nombre dç serviteurs; j'ai
enlevé des consolations et des aumônes aux pauvres
et aux malheureux ; à cause de moi, les morts ont
reçu la compagnie de l'homme le plus accompli qui
existât; j'ai ôté aux vivants le modèle de la gentillesse,
des pensées galantes, de l'élégance, de la parole, de
la tournure, de la courtoisie, de la vertu ; à cause de
moi, la terre va recevoir pour l'éternité le corps le
plus noble, la jeunesse la plus fraîche qui existassent
dans notre époque. Le récit de ma*faute aura lieu de
t'épouvanter ; aussi je veux te donner de longs dé-
tails.
Il y a longtemps, mon père, que souffrait d'amour
pour moi un cavalier nommé Calixte, que tû as bien
connu, ainsi que ses parents et sa bonne origine.
Chacun faisait l'éloge de sa bonté et de ses vertus. Sa
peine était si violente et l'occasion de me parler si
rare, qu'il découvrit sa passion à une femme rusée et
habile qu'on nommait Célestine. Celle-ci, venue vers
moi de la part de Calixte, arracha de mon cœur mon
secret amour. Je lui découvrisse que je cachais à ma
mère* chérie; elle trouva moyen de captiver ma
232 LA céLBSTINE.
volonté et fit en sorte que le désir de Calixte et le mien
fussent satisfaits. S'il m'aimait beaucoup, je le payais
bien de retour; il n*y avait plus d'obstacles à la douce
et malheureuse exécution de sa volonté. Vaincue par
son amour, je lui donnai entrée dans ta maison ; il
franchit avec des échelles les murs de ton verger, il
dompta ma chaste résistance, je perdis ma virginité.
Nous avons joui pendant presque un mois de cette
délicieuse faute d'amour. Enfin, la nuit passée, arriva
comme de coutume l'heure de sa visite ; mais la for-
tune frivole, selon son habitude désordonnée, avait
décidé qu'elle cesserait de nous être favorable; les
murs étaient élevés, la nuit obscure, l'échelle faible,
les hommes qu'il avait amenés peu accoutumés à ce
genre de service; il entendit dans la rue une rixe dans
laquelle ses serviteurs étaient engagés ; il courut,
voulut descendre avec rapidité, ne vit pas bien les
échelons, posa le pied dans le vide, tomba, et, par
suite de cette triste chute, le plus secret de sa cervelle
se répandit sur les pierres et sur la muraille.
Les Parques ont coupé le fil de son existence; elles
ont tranché ses jours sans confession ; elles ont dé-
truit mon espérance, ma gloire et ma compagnie. Il
serait cruel, mon père, lui mort précipité, que je vé-
cusse dans la douleur. Sa mort veut la mienne; il
m'appelle, il faut que ce soit sans retard ; il me dit
que je dois mourir précipitée, pour l'imiter en tout.
Qu'on ne dise pas de moi : « Les morts passent et
sont oubliés i^o j » je veux le contenter après ma mort,
puisque je n'ai pu le faire pendant ma vie. O mon
seigneur Calixte ! attends-moi, je pars; arrête-toi, je
te rejoins. Ne me reproche pas ce retard de quelques
instants, je rends un dernier compte à mon père ; je
lui devais plus encore. O mon père bien-aimé ! je t'en
conjure, si tu m'as aimée penda-nt cette vie de douleur,
fais que nos sépultures soient réunies, que nos obsè-
ques soient faites en même temps. J'aurais voulu te
dire avant de te quitter quelques paroles consola-
trices tirées de ces livres anciens que tu me faisais
ACTE VINGT ET UNIÈME. 233
lire pour m'éclairer Tesprit; mais ma pauvre mé-
moire, si cruellement troublée, ne les a pas retenues,
et je ne puis parler, car je vois tes larmes, mal com-
primées, couler sur ton vénérable visage. Porte mes
adieux à ma mère bien-aimée, conte-lui longuement
la triste cause de ma mort. Je ressens grand plaisir de
ne pas la voir ici. Prends, mon vieux père, le pénible
tribut de ton âge; c'est dans les longs jours qu*on
soufFre les grandes douleurs. Reçois le douaire de. ta
respectable vieillesse, reçois près de toi ta fille chérie.
Je pleure sur moi, je pleure sur toi, je pleure plus
ericore en pensant à ma vieille mère. Dieu reste près
de vous ! je lui offre mon âme. Recueille . ce malheu-
• reux corps qui se précipite près de toi...
ACTE VINGT ET UNIEME
Argument : Plebère retourne dans sa chambre et s^abandonne
au désespoir le plus grand. Alisa, sa femme, lui en demande
la cause; il lui conte la mort de Mélibée, sa fille, et lui
montre son corps tout brisé, puis il termine en pleurant.
ALISA, PLEBÈRE.
Alisa. Qu'est-ce que cela, seigneur Plebère ? Pour-
quoi ces cris de douleur ? J'étais là tout absorbée par
l'inquiétude que m'a donnée Lucrèce en nous disant
que notre fille était souffrante; maintenant que j'en-
tends tes gémissements et tes cris si élevés, tes plaintes
inaccoutumées, tes pleurs et tes sanglots si profonds,
mes eiitrailles sont tellement émues, mes sens telle-
ment troublés que. j'oublie mon premier chagrin. Une
douleur chasse l'autre, un sentiment remplace un au-
tre sentiment. Dis-moi la cause de tes plaintes: pour-
quoi maudis-tu ton honorable vieillesse ? pourquoi
implores- tu la mort? pourquoi arraches-tu tes cheveux
blancs ? pourquoi frappes-tu ton noble visage? Est- il
234 ^^ CÊLESTINE.
donc arrivé quelque chose à Mélibée ? Pour Dieu^
dis-le-moi, car si elle souffre, je ne veux pas vivre.
Plebère. Hélas ! hélas ! ma femme bien-aimée !
tout notre bien est per4,u, ne demandons plus à vivre !
Et afin que cette douleur inattendue te frappe en un
instant et sans que tu y penses, afin que tu ailles plus
promptement vers la tombe, afin que je ne sois pas
seul à pleurer notre douloureuse perte^ regarde, vois
ici, toute brisée, celle que tu as mise au monde et que
j'ai engendrée. Elle-même m'a dit pourquoi elle vou-
lait mourir, et sa triste servante me Ta expliqué lon-
guement. Viens pleurer avec moi la venue de notre
dernière heure, O vous qui accourez à mes gémisse-
ments, ô mes amis, aMez-moi àcomprendrema peinej
O ma fille et mon seul bien ! il serait cruel que je te
survécusse! Mes soixante années étaient plus dignes
de la sépulture que tes vingt ans! Le désespoir qui
t'a frappée a changé l'ordre de la mort, O mes cheveux
blancs, voués à la douleur ! la terre jouirait plus de
vous recevoir que de posséder ces blondes tresses
que je vois à mes pieds. Il me reste de cruels jours
pour souffrir. N'ai-je donc pas le droit d'accuser la
mort. Ne dois-je pas me plaindre de sa lenteur ? Com-
bien de temps vais-je rester seul après toi, ma fille ?
Puisse la vie me manquer maintenant que je perds
ton agréable compagnie ! O ma femme ! lève-toi d'au-
près de ce cadavre ; s'il te reste quelque vie, use-la
avec moi en tristes gémissements, en sanglots et en
soupirs i et si ton esprit repose avec le sien, si tu as
déjà quitté ce séjour de douleur, dis-moi pourquoi
tu as voulu partir seule. Vous avez en cela, vous autres
femmes, un immense avantage sur les hommes ; une
grande peine peut en un instant vous enlever de ce
monde ou du moins vous faire perdre le sentiment,
ce qui est presque le repos. O dur cœur de père ! com-
ment ne te déchires- tu pas de douleur maintenant
que tu restes sans ton héritière bien-aimée ? Pour qui
donc ai-je élevé des tours? Pour qui ai-je acquis des
honneurs i Pour qui ai-je planté des arbres ? Pour qui
ACTE VINGT ET UNIÈME. 235
ai-je construit des navires? O terre cruelle! pourquoi
me supportes-tu ? Où donc ma vieillesse sans consola-
tion trouvera-t-elle un abri ? O fortune inconstante! toi
qui d isposes des biens de ce monde, pourquoi n*as-tu pas
essayé ta colère, tes caprices sur ce qui t*est soumis r
Pourquoi n'as-tu pas détruit mon patrimoine ? Pour-
quoi n'as-tu pas ravagé mes héritages ? Tu m'aurais au
moins laissé cette plante fleurie, sur laquelle tu n'avais
aucun pouvoir ; tu m'aurais donné, variable fortune,
une triste jeunesse avec une vieillesse joyeuse ; tu
n'aurais pas changé l'ordre des choses. J'aurais
mieux supporté tes persécutions et tes tromperies
dans l'âge fort et robuste que je ne puis le faire dans
ma faible vieillesse. O vie pleine d'angoisses, exis-
tence que poursuit le malheur ! O monde ! monde !
des hommes ont tenté de décrire tes qualités, ils ont
ditdetoides choses qu'ils ne savaient que par ouï-dire;
moi, je puis parler par triste expérience, je te jugerai
comme peut le faire celui qui n'a retiré ni avantage
ni prospérité des ventes et des achats de ton marché
trompeur, comme doit le faire l'homme qui s'est tû
jusqu'à ce jour sur toutes tes faussetés, de crainte
d'exciter ta colère en te prouvant toute sa haine, de
crainte que tu ne lui enlevasses avant le temps cette
fleur qu'aujourd'hui tu viens de détruire. Maintenant
je suis sans crainte, car je n'ai plus rien à perdre, car
ta vue et ta compagnie me sont désormais à charge.
Je marcherai comme chemine le pauvre, qui chante à
haute voix sans redouter la cruauté des voleurs.
Dans mon jeune âge, je pensais que tes actes et toi
étiez régis par un ordre quelconque ; maintenant que
j'ai étudié le pour et le contre de tes feveurs, tes do-
maines me semblent un labyrinthe d'erreurs, un
désert épouvantable, une demeure de bêtes féroces,
vne lice d'hommes qui combattent, un marais plein
de fange, une contrée hérissée d'épines, une monta-
gne inaccessible, une campagne pierreuse, une prairie
peuplée de serpents, une fontaine de chagrins, une
rivière de larmes, une mer de misères, un travail
236 LA céLESTINB.
sans profit, un invisible poison, une vaine espérance,
une fausse joie, une véritable douleur. Tu nous leur-
res, monde faux, par Tattrait de tes plaisirs ; au mo-
ment où rivresse s*empare de nos sens, tu nous dé-
couvres rhameçon, et nous ne pouvons le fuir, car
déjà il s'est emparé de nos volontés. Tu promets
beaucoup et ne tiens rien; tu nous éloignes de toi
lorsque nous voulons réclamer l'accomplissement de
tes promesses. Nous nous engageons au milieu de
tes vices, sans aucune crainte, avec une entière con-
fiance ; tu nous laisses voir le piège qyand la fuite
est impossible. Bien des hommes t'ont volontairement
quitté, de crainte d'être abandonnés par toi ; ceux-là
s'estimeront heureux quand ils verront la récompense
que tu donnes à ce triste vieillard en retour de ses
longs services. Tu nous crèves les yeux, puis tu nous
prodigues les consolations ; tu nous maltraites tous
afin qu*aucun de nous ne soit seul à souffrir ; tu dis
que, pour les malheureux comme moi, c'est un grand
soulagement d'avoir des compagnons de peine, et
cependant, vieillard inconsolable, je suis seul !
Je souffre sans qu'aucun homme soit affligé d'une
semblable douleur, et ma mémoire fatiguée cherche
en vain quelque exemple dans le présent et dans le
passé. Je pourrais prendre pour modèle la patience et
la force d'âme de Paul Emile, qui, perdant deux de
ses fils dans l'espace de sept jours, disait qu'ils avaient
été victimes de leur courage, que c'était à lui à conso-
ler le peuple romain et non au peuple à le consoler.
Mais, hélas 1 il ne perdait pas autant que moi, il
lui restait deux autres fils qu'il avait adoptés. Puis-je
davantage accepter pour compagnons de peine Péri-
clès, capitaine athénien, ou le brave Xénophon ? Ils
perdirent leurs fils, c'est vrai, mais depuis longtemps
ils en étaient séparés. Ils n'eurent pas besoin d'une
grande puissance sur eux-mêmes, le premier pour
rester calme et sans pâlir en apprenant la perte qui le
frappait ; l'autre pour répondre au messager, qui lui
demandait les tristes étrennes de la mort de son fils,
ACTE VINGT ET UNIÈME. 237
c quMl ne devait pas s'affliger, puisque lui-même,
quoique son père, ne ressentait aucune douleur. »
Tout cela est bien différent de ce qui m'arrive.
Voudras-tu, monde maudit, me comparer à Ânaxa-
gore et me faire dire, après la mort de ma fille bien-
aimée, ce qu'il dit de son fils unique : « Je suis mortel,
et je savais bien qu'il était voué à la tombe celui que
j'ai engendré »*M i Hélas ! Mélibée s'est tuée volontai-
rement, sous mes yeux, par désespoir d* amour ; le fils
du philosophe grec avait péri dans une bataille. O
perte incomparable ! ô malheureux vieillard ! plus je
cherche des consolations, moins je trouve de raisons
pour me consoler ! Le roi-prophète David, qui pleu-
rait sur son fils malade, ne voulut pas le pleurer après
sa mort, disant que c*était presque une folie de déplo-
rer un malheur irréparable ; mais du moins il lui
restait d'autres enfants pour lui faire oublier cette
perte. Et moi, triste que je suis, ce n'est pas autant
elle que je pleure que la cause désastreuse de sa mort.
Du moins je perds avec toi, ma pauvre fille, les in-
quiétudes qui m'agitaient chaque jour : ta mort est la
seule chose qui me dégage de la crainte.
Que ferai-je quand j'entrerai dans ta chambre et la
trouverai déserte ? Que ferai-je si tu ne me réponds
pas quand je t'appellerai ? Qui pourra me remplir le
vide que tu me fais ? Aucun homme n'a perdu ce que
je perds aujourd'hui, pas même ce noble et brave
Lambas d'Auria, doge des Génois, qui, saisissant
dans ses bras son fils mortellement blessé, le lança
de son vaisseau dans la mer ***. De telles morts sont
glorieuses, elles enlèvent la vie, mais elles donnent la
renommée. Mais , hélas! si ma fille a succombé, c'est
par la volonté irrésistible de l'amour ! O monde trom-
peur ! quelle consolation donneras-tu à ma vieillesse
accablée ? Comment veux-tu que je vive avec toi, con-
naissant tes faussetés, tes pièges, tes chaînes et les
filets avec lesquels tu pêches nos faibles volontés ?
Morte ma fille, qui occupera ma demeure déserte ?
Qui réjouira mes années qui s'en vont ?
238 LA céLESTINE.
O amour ! amour ! Je ne pensais pas que tu eusses
la force et le pouvoir de tuer tes sujets ! Ma jeunesse
fut frappée par toi, je passai au milieu de tes flam-
mes. Veux-tu donc me punir parce que je deviens
vieux ? Je me croyais délivré de tes pièges quand son-
nèrent mes quarante ans, quand je fus heureux près
de ma compagne, quand je me vis avec l'enfant que
tu viens de m'enlever. Je ne savais pas que tu prisses
sur les enfants vengeance des pères; je ne savais pas si
tu blessais avec le fer ou si tu blessais avec le feu; tu
laisses le vêtement intact, mais tu déchires le cœur.
Tu forces à aimer la laideur et tu la fais trouver
belle. Qui t'as donné tant de pouvoir? Qui t'a donné
un nom qui ne te convient pas ? Si tu étais l'amour,
tu aimerais tes serviteurs; si tu les aimais^ tune leur
donnerais pas de peine ; s'ils vivaient heureux, ils ne
se tueraient pas comme a fait aujourd'hui ma fille
bien-aimée. Dis-moi, que sont devenus tes serviteurs
et tes ministres! Et cette indigne maquerelleCélestine?
Elle est morte de la main des plus fidèles compagnons
qu'elle trouva jamais pour son service empoisonné.
Us périrent décapités ; Calixte précipité ; ma triste
fille voulut pour le rejoindre se donner la même
mort. Tu as été cause de tout cela; le nom qu*on t'a
donné est doux, tes actes sont amers. Tu ne donnes
pas d'égales récompenses; ta loi est inique, elle n'est
pas la même pour tous. Ta parole égayé, ta liaison at-
triste. Des hommes poussés par je ne sais quel éga-
rement de leur esprit te nommèrent dieu ; pense que
Dieu ne tue pas ceux qu'il a créés ; et toi tu immoles
ceux qui te suivent. Ennemi de toute raison, tu fais
les meilleurs dons à ceux qui te servent le moins,
jusqu'à ce que tu les aies engagés dans ton désolant
tourbillon. Ennemi des amis, ami des ennemis, pour-
quoi agis-tu sans ordre et sans mesure? On te peint
aveugle, pauvre et enfant, on te met à la main un arc
avec lequel tu tires au hasard ; tes ministres sont plus
aveugles encore, il ne voient et ne devinent pas la
cruelle récompenseqiTotobtient àte servir. Ta flamme
ACTE VINGT ET UNIÈME. 239
est conlme la foudre, elle n*îndique jamais où elle
frappe. Le bois qui raiimente, ce sont des âmes, des
existences de créatures humaines ; tes victimes sont
si nombreuses que ma mémoire ne peut me dire par
qui tu as commencé. Les chrétiens, les gentils et les
juifs, de tous tu t'es occupé ; à tous tu as donné triste
récompense des meilleurs services. Que t'avait fait
ce Macias de notre temps, qui mourut en aimant,
et dont tu as causé la triste fin *•• t Que te firent Pâ-
ris, Hélène, Hypermnestre, Egistor? Chacun le sait. Et
Sapho, Ariane, Léandre, comment as-tu agi avec eux?
Jusqu'à David et Salomon que tu n'as pas épargnés.
Samson lui-même, qui t'avait accueilli, fut puni pour
s'être confié à celle pour qui tu l'avais contraint de
donner sa foi. Il en est bien d'autres dont je ne parle
pas, car j'ai bien assez de m'occuper de mon mal.
Je me plains du monde parce qu'il m'a créé; s'il ne
m' avait pas donné la vie, je n'aurais pas engendré Méli-
bée; si elle n'avait pas reçu le jour, elle n'aurait pas
aimé; si elle n'avait pas aimé, je ne serais pas affligé,
et ma dernière heure ne serait pas sans consolation. O
ma bonne compagne ! ô ma fille toute brisée! pour-
quoi n'as-tu pas voulu que j'empêchasse ta mort ! Pour-
quoi n'as-tu pas eu pitié de ta mère bien-aimée!
Pourquoi as-tu été aussi cruelle avec ton vieux père !
Pourquoi m'as-tu laissé affligé! Pourquoi m'as-tu
abandonné tristç et seul m hac lacrymarum valle!
FIN DE Li^ CELESTINE.
La Cklestine. 18
p .
240 LA CELESTINE.
L'AUTEUR
CONCLUT ET APPLIQUE CE LIVRE AU BUT jgU^IL S^EST
PROPOSÉ EN LE CONTINUANT.
Maintenant que nous avons vu de ces deux amants
La fin désastreuse, gardons-nous de les imiter ;
Portons tout notre amour vers celui qui, couronné d^épines,
Percé de clous, versa pour nous son sang ;
Vers celui dont les Juifs impies ont conspué la face
Et qu'ils ont abreuvé de vinaigre et de fiel ;
Afin qu*il nous appelle au céleste séjour
Avec le, bon larron qu'on plaça près de lui.
Lecteur, soyez sans honte et sans crainte
En Usant ces récits et joyeux et lascifs ;
Prudent et sage , vous verrez qu'ils sont le voile
Sous lequel est caché un travail utile et précieux.
Avec un tel appât, notre vile nature
Permet que près d'elle on tente de sages conseils 3
On excite ses désirs et sa curiosité
Avec des jeux de mots et dès contes renouvelés du vieux temp».
Ne me jugez donc pas sur quelques passages peu décents ;
Mais croyez-moi jaloux de mener une vie honnête.
Ayant à cœur surtout d'aimer, craindre et servir
Notre-Seigneur Dieu tout-puissant.
Or donc, si vous voyez ma main mal assurée
Confondre et réunir et le bien et le mal.
Écartez les plaisanteries, ainsi que la mauvaise herbe,
£t parmi elles choisissez le bon ^rain.
LA CÉLESTINB. 24I
ALONZO DE PROAZA,
C0RRSCTS17R DK L*IM7EKSSI0N ^, AU LICTEUR :
La lyre d'Orphée et sa douce harmonie
Attirait et déplaçait les rochers ;
Elle ouvrit les portes du triste palais de Pluton^
Arrêta immobiles les eaux des torrents.
Les oiseaux cessaient de voler, les animaux cessaient de paître .
Animées par la voix de ce chantre divin,
Les pierres à Tenvi, sur les remparts de Thèbes,
S'amoncelaient sans le secours des mains.
IL CONTINUS ST COMPARE :
Mais ta voix peut faire encore plus.
Lecteur^ avec le livre qu'ici je te présente :
£n le lisant tu sauras amollir
Un cœur plus dur que l'acier ^
Tu guériras de l'amour celui que l'amour tourmente,
Tu rendras gai le malheureux,
Tu donneras l'esprit, la prudence à celui qui n'en a pas :
Travaux plus merveilleux que d'animer les pierres.
IL CONTINUE :
Jamais le comique talent
De Nevius ou de Plaute, ces hommes prudents et sages,
Ne dépeignit si bien dans la langue romaine
Les ruses des valets et des femmes.
Cratinus, Menandre et Magnes l'ancien
Ne purent, dans la langue d'Athènes,
Peindre ces mœurs aussi exactement
Que le fit ce poëte en dialecte castillan.
il indique de quelle manlirb doit se lire cette
tragi-com£die :
Si tu aimes, si tu veux, en récitant le rôle de Calixte,
Attirer l'attention et toucher tes auditeurs.
Sache en lisant parler entre les dents,
Tantôt avec gaité, espérance et passion^
* Édition de Séville, i5oi.
2i.2 LA CÉLËSTINE.
Tantôt avec colère et grand désespoir.
Prends en parlant mille tons différents,
Questionne et réponds par la bouche de tous,
Pleurant ou riant à propos. ,
IL FAIT CONNAÎTRE L£ SECRKT QUE l' AUTEUR A CACHE DANS
LES VERS gui PRÉciDENT LE LIVRE :
Ma plume ne veut pas et la raison défend
Que demeure inconnu çlus longtemps
Le nom de ce grand écrivain,
Et que sa gloire soit incomplète.
Or, prenez dans ces onze strophes
La première lettre de chaque vers j
Réunies, elles vous diront clairement
Son nom, son pays, sa patrie.
LAUS DEO.
IL INDIQUE A QUELLE £pOQU£ CE LIVRÉ FUT IMPRIME
Le char de Phébus, autour de la terre,
Avait fait quinze cent un voyages ;
Le dieu, parcourant Tespace,
Chez Castor et PoUux avait fait une halte.
Lorsque ce divin ouvrage.
Bien revu et bien corrigé,
Avec grand soin relu et ponctué.
Fut à Séville imprimé.
NOTES
1, page I. — Ce titre précède les éditions de Séville (1502) et
de Madrid (1822); j*ai trouvé le suivant en tête de plusieurs
autres, notamment de celles d'Anvers (1595-1599-1601) :
« Composée pour servir de leçon aux amoureux extrava-
gants qui, vaincus par une passion désordonnée, donnent à
leurs maîtresses le nom de la Divinité.
« Et aussi pour les avertir de se méfier des entremetteuses
et des serviteurs faux et méchants. »
2, page I . — L'auteur veut parler du premier acte de la
Ce/estine, écrit, selon*lui, par un auteur inconnu.
3, page 8. — Cette fable, imaginée par les Orientaux et que
nous n'avons connue que par la traduction de quelques-uns de
leurs contes, était déjà populaire en Espagne à l'époque où
parut la Celestine^ elle y avait été introduite, sans aucun doute,
pendant la domination arabe.
4, page 12. — On trouve ici, dans les éditions anciennes,
un blasphème qui a été supprimé plus tard et qu'indique seu-
lement une note de l'édition de D. Léon Amarita (Madrid,
1822) : « Si Dieu me donnait dans le ciel une place au-dessus
des saints, etc. 9
5, page 12. — La scène se transporte chez Calixte.
6y page 1 3. — Q y a ici Erasîstrato au lieu d^HJppocrato dan
l'édition de Mathias Gast (Salamanque, 1570).
7, page i3. — La même édition écrit piedad seleucal 9M lieu
de piedad ceUstial. Cette correction et la précédente, que n'a
point admises l'édition de* 1822, font allusion à un fait de
l'histoire ancienne cité par Valère Maxime :
« Antiochus, fils de Seleucus, roi de Syrie, devint éperdu-
ment amoureux de Stratonice, sa belle-mère. Sentant néan-
moins tout ce que sa fiamme avait de criminel, il cachait
religieusement au fond de son cœur cette blessure sacrilège :
deux affections opposées, un amour extrême et un respect
244 LA CÉLESTINE.
sans bornes, renfermées dans le même sein, dans les mêmes
entrailles, réduisirent le prince au dernier degré de langueur.
Il était étendu sur son lit dans un état voisin de la mort. Son
père, accablé de douleur, se représentait la perte d^un fils
unique et Thorrible malheur de voir sa vieillesse privée d^en-
fants. Mais la sagacité de Tastrologue Leptine ou, selon d^au-
très, du médecin Erasistrate, dissipa ce nuage de tristesse.
Assis auprès d*Antiochus, il remarqua que lorsque Stratonice
entrait, il rougissait et que sa respiration devenait pressée ; que
sitôt qu^elle était sortie, il pâlissait et reprenait une respira-
tion plus libre. En observant ces symptômes avec attention, il
parvint à découvrir la vérité. Aussitôt il en rendit compte à
Seleucus. Ce prince, tout passionné qu^il était pour son épouse,
n'hésita pas à la céder à son fils. »
(VALiai Maxime, lib. V, cap vu, de Patrum atnore.)
8, page 14. — c La jument suit son frein, la chaidelle suit
sa courroie, et le seau suit la corde. » (Vieux proverbe arabe.)
9, page 14. — Cervantes a mis une stfophe toute semblable
dans une romance que Tamoureuse Altisidore chante sous la
fenêtre du chevalier de la Triste-Figure :
« Ne regardé point, du haut de ta roche Tarpéienne, Tin-
cendie qui me dévore, ô Manchois, Néron du monde, et ne
Texcite point par ta rigueur ! » (II" partie, chap . xliv.)
10, page 16. — Il y a dans le texte agarrochados^ blessés par
la garrocÀây dard ou petite lance à crochet dont se servent les
cAu/os pour exciter les taureaux, dans les courses.
11, page i6. — Littéralement : cette musette est sur un
autre ton.
12, page 18. "— pai relu l'histoire bien connue de Minerve,
j*ai parcouru quelques ouvrages mythologiques, et nulle part
je n'ai pu trouver un seul mot qui m'aidât à deviner l'énigme
posée par Sempronlo. Il n'est guère probable que ce soit un
mythe inconnu sur la déesse de la sagesse. Ses historiens
avaient trop de respect pour elle. Ce ne peut être qu'une
erreur typographique commise dès les premières éditions ; je
crois qu'il serait impossible maintenant de rétablir l'intention
de l'auteur.
13, page 18.— f^num et muSeres apostare factunt domines, et
arguent sensatos. {Ecciésiaste y chap. IX, v. 2.)
NOTES. 245
14, page 18. -^ JEque imprudens ammalest^ et nnî scientia ac-
cessit ac multa eruditioy feruniy cupiditatem incontinens.
(SiMigus, de Cottstantia sapientis, cap. xv.)
Non satis muTtebris insania vtros suijeceratf nia bina ac tema par
trimonia auribus singuSs pepemùssent»
{De BeneficiiSf lib. vu, cap. ix.)
15, page ig. — Un proverbe italien non moins impertinent
que les maximes de Sempronio dit : La donna e coma la castagna^
bella di fuori^ dentro e la magnana. Pétrone disait que le sexe
f était de la nature des milans, qu'il ne fallait jamais lui faire
du bien, car c* était peine perdue. »
c Elles sont fines , elles sont cautes , tellement que, si par
finesse s'acquérait la victoire, les femmes commanderaient à
Tunivers. Il ne fut jamais rien pire que la femme entre les
calamités des hommes. »
Bienveillante réflexion intercalée par messirej.de Lavardin,
dans sa traduction (Paris, iSyS).
16, page 20. — Près d'un siècle après l'apparition de la Cèles-
tine, Cervantes mettait dans la bouche de don Quichotte un
éloge à peu près semblable des charmes secrets de Dulcinée :
c Ce que la pudeur cache aux regards des hommes est tel, je
mMmagine, que le plus judicieux examen pourrait seul en re-
connaître le prix, mais non pas y trouver des termes de com-
paraison, p (Chap. XIII, trad. de M. Viardot.)
17, page 2 1 . — Il y a dans le texte : peqxtenuelas tetas,
18, page 22. — c Calixte. Je te répondrais volontiers ce
que Nicomaque dit à un certain ignorant à qui n*avait semblé
belle THélène de Zeuxis : «c Prends mes yeux, et tu la trou-
veras une déesse. — £t de quels yeux, sot, voudrais-tu que je
la visse?» (Variante de la traduction de Lavardin.)
19, page 22. — Il y a dans le texte : con ojos de alinde, des
yeux de miroir. — (Des lunettes de longue vue. — Traduc-
tion de Rouen, 1634.)
20, page 23. — Il y a dans le texte albricias, littéralement
étrennes^ don que Ton faisait à celui qui apportait une bonne
nouvelle.
21, page, 25.— Lavardin a traduit cun officier» au lieu
de « un moine » , et ici c le gros commandeur » . Variantes
pudibondes que Rojas n*avait nullement jugées nécessaires un
siècle auparavant, malgré toutes les rigueurs de Tautorité
246 LA CELESTikE.
ecclésiastique. Lavardin ne 8*en est, pas tenu à ces légers chan-
gements; nous trouverons au neuvième acte des phrases en-
tières que ses scrupules ne lui ont pas permis de conserver
textuellement.
22, page 26. — Le texte dit : A Dios, paredes, — Adieu,
murailles.
23, page 28. — Le texte dit : para labrar se.
24, page 32. — Textuellement : rincon de mi secreto, coin de
mon secret.
25, page 33. — ^6, que teestriego, asrutcoja. Vieille expres-
sion du jargon villageois dont il est impossible de définir posi-
tivement le sens. On la retrouve dans le Don Sltàchotte (chap. x
de la 2" partie) : ^0, que te estrego, hurra- de mi suegro,
26, page 34. — c Otez Tamour et les voluptés de la vie, il
n^y a plus rien en- icelle que la triste mort. » (Variante de la
traduction de Lavardin.)
27, page 35. — Le texte dit : La punta de la barriga,
28» page 36. — , Le texte dit : Putos dias vivas,
29, page 38. — Les Arabes nomades observent une maxime
tout opposée; c*est un gracieux recueil d*images riches et heu-
reuses :
« Voyageur, tu trouveras sans peine un ami à la place de
celui dont tu t*éloignes. Change souvent de demeure, car la
douceur de la vie consiste dans la variété. Je ne connais rien
sur la terre qui soit plus charmant que les voyages : aban-
donne donc ta patrie et mets -toi en route. L*eau qui reste
dans un étang se corrompt bientôt; coule-t-elle sur un lit de
sable, elle devient limpide et douce; mais à peine s^arréte-
t-elle qu'elle devient amère. Si le soleil demeurait constam-
ment sur rhorizon, les peuples de la Perse et de TArabie se
fatigueraient de sa clarté bienfaisante ; si le lion ne sortait pas
de sa foret, comment prendrait-il sa proie, et si la flèche ne
s'éloignait pas de Tare, comment atteindrait-elle le but ? La
poudre d'or, abandonnée dans la mine, n'est pas plus précieuse
que de la paille ; et Taloès , dans son sol natal , est regardé
comme le bois le plus commun. »
30, page 38. — No nnvas enjhr, expression proverbiale pour
dire : « Ne perds pas ton temps à des choses frivoles. »
31, page 39. — Voici le texte ; le souvenir de Célestin
NOTES. 247
n*e8t pas toat a fait exact : Est autitn Hierosolymis Prohatica
phctnay quét cognominatur hebraice BetAsaida.,.,., Angelm atttem
Domini Mscendebat secundum tempus in piscinam^ et moveFatur aqua;
et qm prior descendisset in piscinam post motionem aqua samu Jiehat
à quâcitmque detinebatur infirmitate,
(Evang, sec, Joann,^ cap. v.)
32, page 43. — Beau paàfidy quoniam filii Dei vocabuntur,
{Evang, sec, Matthaum^ cap. v.)
33, page 44 :
Tel donne à pleines mains qui n^oblige personne :
La fa^on de donner vaut mieux que ce qu'on donne.
(P. CoRNBiLLK, le Menteur.)
Ausone a dit : '
Gratia qua tarda est y ingrata est gratta ^ namque
Cum jieri properatf gratia grata magis.
Si benè quiafacisjfactas citOf nam citofactum
Gratttm erit, tngratum gratia tarda facit,
34, page 43. — a La main qui donne est au-dessus de celle
qui reçoit. » (Proverbe italien.)
a La main de dessus est préférable à celle de dessous . »
(Proverbe arabe.)
35, page 46 . — < Stultius vero nihil est quam famam captare
tristitia et lacrymas approbare, »
(SÉNÈQUE, Epist. xcvi, ad MaruUum,)
36, page 46. — Macias était gentilhomme du grand maître
don Ênrique de Villena. Il conçut pour une dame de la suite
de ce seigneur une passion violente dont ne purent le guérir
ni le mariage de sa bien-aimée, ni les remontrances du grand
maître, ni enfin la prison à laquelle il fut condamné. Le mari,
poussé par la jalousie, parvint à séduire le gardien de la tour
dans laquelle était enfermé son rival , et lui lança par une
fenêtre un javelot qui le perça d*outre en outre. Macias chan-
tait en ce moment une romance qu'il avait composée pour sa
dame, et expira en prononçant son nom et celui de Tamour.
L«s deux qualités de troubadour et d'amant firent de lui l'objet
d'un culte solennel et presque religieux pour les poètes de
répoque ; tous le célébrèrent dans leurs ouvrages, et son nom,
auquel se joignit le surnom de el Enamorado, désigna longtemps
en Espagne un modèle d'amour et de constance.
Macias vivait vers le milieu du xivo siècle; on n'a connu
24^ LA ciLESTINE.
de lui que quatre romances {canciones), L*une d'elles, qui a été
conservée y commence par ces vers :
Cat'ivo de minha tristura
Ta todos prenden espanto
\ E preguntan que ventura
Foy, que me atormenta tanto,
37y page 47. -— Seruo ^altriù àfa^ chi dice V im lecreto a chi
m lo sa, (Prov. italien.)
38, page 48.— Tro/a conventos, < Nos anciens poètes don-
naient ce nom aux entremetteuses, nous ne savons pourquoi» »
(Note de Tédition espagnole; Madrid, 1822.)
39, page 48. — Emplumada. Ancien supplice infligé en
Espagne aux hommes et aux femmes de mauvaise vie : on les
dépouillait de leurs vêtements, on enduisait leur corps de miel,
on les couvrait de plumes, puis on les promenait sur un âne
dans toute la ville.
40, page 50. — Mal me qtàeren mis comadres, porque digo las
verdades, (Prov. castillan.)
41, page 52. Ni secae eledificio
Sin avisar la caida,
(La Perla^ proverhios morales de Alonzo de Barros.)
42, page 52. — Cette phrase précise Tépoque à laquelle la
Célestme a été écrite : c^était, comme il a été dit dans la préface,
pendant ou peu après le célèbre siège de Grenade par les rois
catholiques Ferdinand et Isabelle, en 1492. '
43, page 58 . — Dije le el suenoy la solttira^ littéralement : « je
lui ai dit le songe et Texplication , » expression proverbiale
pour dire : je n*ai négligé aucun moyen de le persuader, je
lui ai dit tout ce qui m*est venu à Tidée.
44, page 54. — Blanca était le nom de deux très- petites
monnaies espagnoles valant, l'une un demi-maravédis, c^est-
à-dire la soixante -sixième partie du réal de vellon, un peu
moins d^un denier de France ; Tautre^ la douzième partie du
réal, ou 5 deniers .
Le blanc était une monnaie française équivalente à cette
dernière ; on dit encore six blancs pour deux sous et demi.
45, page 54. — Le texte que j*ai traduit par « une me-
sure » dit un azumbre^ mesure de liquides valant deux litres.
Arrohay mesure de liquides contenant huit azumbres, ou seize
NOTES, 249
litres. L*arrobe est aussi un pQÎds valant douze kilogrammes
et demi.
46, page bj.-^No vayas for lana y njengai stn pluma. Cette
expression correspond au proverbe italien : Venuto per lana e
andato toso. « Il est venu chercher de la laine et il est parti
tondu. »
47, page 57. — Emplumada, Voir la note du deuxième acte,
n" 3 g ci--des8us.
• ^
48, page 57. — Expression correspondante en français :
d Tu ne serais pas bon cheval de trompette. »
49, page 60. — Le vieux mot français berne, duquel on a
fait berner, désignait une sorte d^habiUement semblable au
sagum des Latins et servant comme lui au supplice redouté par
Celestine. Martial a dit :
Ibis ab excusso missus in astra sago.
Les Espagnols traduisent berner par mantear, verbe dérivé de
mantay couverture. La berne, autrefois un supplice, n^est plus
aujourd'hui qu'une mauvaise plaisanterie tombée en désuétude
et qui ne prend guère que les chiens pour victimes.
50, page 60. — Le texte dit : encoroxada. Le cortma était
un bonnet rond de forme pyramidale ffiisant partie du costume
lugubre dont l'Inquisition revêtait ses victimes. Il était fait en
étoffe de laine teinte en jaune et orne' de croix de Saint- André,
de flammes, de figures diaboliques et grotesques de couleur
rouge. ,
51, page 62. — Traduction libre du proverbe espagnol:
meier aguja para utcar reja» » Mettre une aiguille pour retirer
une barre de fer. »
52, page 62. — Expression proverbiale. Ruday rue : plante
de la famille des rosacées.
53, page 62. — f A qui en voulait. » (Traduction pudique
de Lavardin.)
54, page 65. Ni desconsuelo mayor
Slue hambre en casa vacta,
{Proverbios morales de Alonzo de Barros.)
55, page 66 . User bien lie pauvreté,
C'est richesse et félicité.
(Dicton populaire.)
250 LA céLESTINB.
Ni kay pobre que no sea rtc6
Si h que tiene le hasta^
Ni acompiman à pohreza
Respecta m adulacion,
{Proverhios morales,)
B6, page 66 . — El home que cobdkia grandes tesoros allegar
para non obrar bien con elbsy maguer los hava^ non es ende senor mas
sier-vo, u L*homme qui convoite d^entasser de grands trésors
pour n*en pas faire bon usage, bien qu'il les possède, n*en est
pas seigneur, mais esclave. »
{Partidas SAlfome le Sage, tit. III.)
57» page 67. — Dios os salve ^ expression employée comme
salutation dans le langage &milier et pleine d*originalité dans
ce passage.
58, page 68. — Dos azumhres, quatre litres.
59, page 70.
C'est n^être bon à rien que n'être bon qu'à soi.
Voltaire.
6O9 page 70. Ni in mas aspera cosa
Ni mas blanda que la lengua,
{Proverhios morales.)
61, page 73. — Les paroles magiques, les oraisons aux
saints les plus influents du paradis ont eu de tout temps
une grande vertu aux yeux du peuple, et les mendiants de
profession , les aveugles , tels que celui qui fit l'éducation de
Lazarille de Tormes, étaient des recueils vivants de ces innom-
brables «ffWmox. L'oraison à sainte J\.polline, Tune des plus
efficaces, était en grand renom ; elle dissipait la rage de dents
la plus opiniâtre; le savant bachelier Samson Carrasco la con-
seillait à la gouvernante de Don (ijuichotte ; et plus d^une
vieille femme de la Manche la sait encore sur le bout du
doigt. La voici :
A la puerta del cielo A la porte des cieux
Polonia estaba^ Apolline était ;
T la Virgen Maria Marie, Mère de Dieu,
AlRpassaba» ' En ce lieu passait.
— Di%y Polonia, que hacesf — Dis, Apolline, que ^is-tu ?
Duermes vêlas f Dors- tu ou veilles-tu ?
— Senora mia, ni duermo ni veloy — Je ne dors , hélas ! ni ne
veille,
^NOTES. 251
, ^ue de un dobr de muelas Mais d*une rage de dents ^
Me eitoy muriendo. Je ressens douleur mortelle.
— Por la estrdla de Venus — Par l'étoile de Vénus
T el sol foniente ; Et par le soleil couchant,
Por el santissimo sacramento Par le Très -Saint-Sacrement
^ue tuve en mi vientre, Qu'en mon ventre j'ai tenu,
^de no te duela mas è Que petite ou grosse dent
Ni muela ni diente. Ne te nuise dorénavant.
6St, p. 74.. — Citation d*une ancienne romance de Bernardo
del Carpio :
Con cartas un mensagero
El rei al Carpio envtô ;
Bernardo como es discreto^
De traicion se recela.
Las cartas echa en el suelo,
Y al mensagero asi hahlo :
Mensagero sois amigo ;
Non mereceis culpa, non.
63, page 74. — On dit proverbialement en France : « Il
ne ^ut qu'une brebis galeuse pour infecter tout un troupeau, p
Sicut grex totus in agris
Unius scabie caait et porrigine porct.
(Juv£nal.)
64, page 74. — Expression ^milière espagnole pour dire :
K Après vos mauvais traitements, il m*arrivera quelque bonne
aubaine. » On pourrait citer comme à peu près analogues en
français les phrases suivantes : «( Après la pluie le beau temps ;
le calme après Torage. »
65, page 85. — Il y a dans le texte: entre col y col lechuga,
laitue entre chou et chou ; expression proverbiale fort usitée
en Espagne, mais qui n'a pas d'équivalent en France dans le
langage familier. L'origine de ce dicton se retrouverait dans
certaine coutume des jardiniers et des maraîchers : une laitue
placée entre deux choux croît avec plus de facilité, le déve-
loppement rapide des feuilles de ses voisins la protège , con-
serve rhumidité autour de sa racine ; elle s'étend et se nourrit
pour ainsi dire à leurs dépens . Ce mode de culture est peu
usité; mais la tradition le maintient encore dans quelques jar-
dins.
66, page 91. — Pétrarque, dans ses lettres familiè-
res, raconte qu'Adelecta fut grande magicienne et habile
252 LA CÉLESTINE.
astrologue ; elle fit à son mari et à ses deux fils, Eternîo et Al-
bricio, plusieurs prédictions qui se réalisèrent. Étant près de
mourir, elle annonça à ses fils ce qui leur devait arriver quand
elle ne serait plus, et avertit Étemio de se méfier de Cassano.
Cassano était un village voisin de Padoue.
Parvenu à soixante ans et pensant toujours aux dernières
paroles de sa mère , Éternio fib un voyage à Milan . dont les
habitants, indignés de ses méfaits et de sa cruauté, lui avaient
juré une haine mortelle. Il fut reconnu/ poursuivi et cerné
sur un des ponts de la ville. Il sut alors que ce pont se nom-
mait Cassano ; tentant un dernier effort pour échapper à ses
ennemis, il piqua son cheval et s'élança dans le fieuve en
s^écriant : « Inévitable destin ! fatale prédiction ! funeste Cas-
sano!» Son cheval Tapporta mourant jusqu^ au rivage : ses
ennemis le saisirent et l'achevèrent.
67, page 93. — Para frisado. Le drap firisé était un drap à
longs poils, fort recherche.
68, page 94. — Alcibiade s'était retiré en Perse, où il fiit
tué à coups de fièches par ordre du satrape Pharnabaze. Ca-
lixte raconte une anecdote dont Thistoire ne fait aucune
mention et dont il me serait difficile de citer le héros , qui
n'est positivement pas Alcibiade. La Celestine renferme quel-
ques incorrections de ce genre qui témoignent de la précipi-
tation avec laquelle elle a été écrite.
69, page q8. — Polyxène était fiÛe de Priam et d*Hécube,
et fiancée d Achille.
70, page 10 1. — « On ne prend pas des mouches avec du
vinaigre. » (Proverbe français correspondant.)
71, p. 106. — Uno como rocadero fintado* Celestine fait allu-
sion au coroza, (Voir la note 5o.)
72, page 107. — On trouve dans le Dictionnaire de Bayle de
'curieuses recherches sur les actes de sorcellerie attribués à
Virgile par un grand nombre d'écrivains anciens. L'un d'eux,
Albert de Eib, auteur d'un livre intitulé Aîarguerite poétique^
raconte l'histoire d'une courtisane romaine, «r laquelle ayant
suspendu Virgile à un étage d'une tour dans une corbeille, il
fit éteindre, pour s'en venger, tout le feu qui estoit à Rome,
sans qu'il fût possible de le rallumer si l'on ne l'alloit prendre
es parties secrètes de cette moqueuse et ce encore de telle sorte
que, ne pouvant se communiquer, chacun estoit tenu de l'aller
voir et visiter. »
NOTES. 253
Un poëte toulousain, Gratian du Pont, cite cette dernière
aventure dans un livre imprimé en i534 et ayant pour titre
Controverses du sexe fémràn et masculin :
Que dirons -nous du bonhomme Virgile ,
Que tu pendis si vrai que TÉvangile
Dans ta corbeille jadis en ta fenestre.
Dont tant marri fut qu'estoit possible estre ?
A lui qui estoit homme de grand honneur
Ne fià-tu pas un très-grand deshonneur ?
Hélas ! si feis, car c'estoit dedans Rome
Que là pendu demeura le pauvre homme,
Par ta cautelle'et ta déception^
Un jour qu^on fit grosse procession
Parmy la ville, donc dudit personnage
Qui ne s*en rit ne fut réputé sage.
Beaucoup d'écrivains espagnols ont accueilli cette fable, et
je l'ai retrouvée dans un poëme du célèbre Juan Ruiz, archi-
prêtre de Hita (commencement du xiv* siècle), et dans le
Corbacho^ 6 libro de los'vicm de las malas mugeres^ livre aujourd'hui
d'une extrême rareté, fort remarquable, rempli d'anecdotes
piquantes et quelque peu scandaleuses, écrit un siècle plus tard
et vers l'époque où parut la Celestiney par l'archiprêtre de Ta-
lavera, Alonzo Martinez de Toledo. Voici ces deux passage^ :
yiî sabidor Vtr^UiOy como dise en el texto,
Engano le la (uiena^ cuando lo colgo en el cestOy
Qndando que lo sobia a su torre for esta.
Bl Arciprzste dz Hita.
^ ^luien vido Vir^lio^ hombre de tanta acucia é scîencia quai nunca
de magica arte ni sciencia otro tal se supo ni se vido ni se f allô
que estufoo in Roma colgado de una torre a una ventana en vista
de todo el Jmeblo rotnano : solo pop deàr y torfiar que su saber era
tan pranM que muger en el mundo no le podria enganar? E aque/la
que lo engano presumio contra su presuncion vana como le engana-
ria Pues Virgilio sin penitentia no la dejô^ que atagar Ji%o
en una hora por arte magica todo el fuego de Roma , evinifron a
encender a efla todos fuego , qtu el fuego que el uno encendia no
aprovechaha a otro y en tanto que todos tnnieron a encendre en su
vergouxoso lugar, El Corbacho (parte I, cap. xviii).
73, page 107. ^- Beati qui persecutionem patiuntur propter
justitiam, quoniam ipsorum est regnum cœlorum,
{Evang. secund» Matthaum, cap. v.)
254 ^^ céLESTINE,
74, page 1 10. — Proverbe italien : Fore corne il can de/P
ortolano, che non man^a dti cavoli e non ne lascia mangiar altrtà,
« Faire comme le uiien du jardinier, qui ne mange pas de
choux et ne veut pas qu^on en mange. » Lucien cite souvent
un proverbe grec qui correspond à celui qui précède : « C'est
un chien sur de Torge, etc . » Une comédie de Lope de Vega
porte pour titre El Perro del ortelano.
75, page 112. — Expression populaire pour dire: Tu ne
t^enricniras jamais.
76, page II 3. — Le proverbe Francis, plus laconique,
dit : a Souris qui n*a qu^un trou est bientôt prise. »
77, page 1 13. — Un vieux proverbe espagnol dit : Corn-
pania de uno, compania de ninguno ; compemia de dos^ compania de
Dios} compama de tresy compania de reyes; compania de quatre y
compama ael diablo,
78, page Ii3. -— Ancien proverbe qui a servi de sujet à
une comédie de Tirso de Molina, intitulée El Vergomeoso en
Palacio,
79, page 115. — Régnier a dit aussi :
Corsaires à corsaires,
L^un l'autre s'attaquant, ne font pas leuh affaires.
Mais ce n*est pas le sens donné au proverbe par Célestine :
les corsaires s'entendent entre eux et se connaissent mutuelle-
ment.
80, page 116. — Lavardin a traduit : au gros comrnan-
deur,
V
81, page 117. — No qiàero en este mundo sino dia y vito, y
parte en parmso. Ceci ne se traduit pas et se devine suffisam-
ment.
82, page 120. — Le texte dît : No digo mas en esto àno que
se eche otra sardina al mozo de cahallos, pues, etc. « Je pense qu'il
faut âenrir unç autre sardine au palefrenier, puisque, etc. »
Il m'a été impossible de connaître le sens réel de cet idio-
tisme, et je l'ai remplacé par celle de nos expressions fami-
ilières qui m'a semble le plus conforme à la pensée de l'auteur.
83, page 125. — « Qui est toujours un an premier qu'il
puisse avoir chausses : et quand son maistre lui en fait tailler,
NOTES, 255
il voudroit qu*en un quart d'heure elles fussent prestes. »
(Commentaire ajouté par Lavardin dans sa traduction.)
84) psigc 125. Ni todo lo queparece oro
Es mas que la aparencia,
{Proverbios morales de Alonzo de Barros.)
85, page 127. — « M^étant promptement déshabillé, je
m*em presse de remplir mes mains de la pommade de la boîte,
j'en firotte toutes les parties de mon corps, et je m^efforce de
balancer mes bras pour prendre Tessor d'un oiseau. Mais au
lieu de duvet et de plumes, mes poils épaississent comme du
crin ; ma peau, si délicate, se durcit comme du cuir ; les doigts
de mes pieds et de mes mains se réunissent et se terminent
par un sabot de corne, du bout de mon échine sort une longue
queue ; ma tête devient énorme, ma bouche s'agrandit , mes
narines s'ouvrent, mes lèvres sont pendantes, mes oreilles
s'allongent prodigieusement et se garnissent d'un poil hé-
rissé, j» {L*yined*ory liv. III, trad, de Maury.)
86, page 1 30. — Le proverbe français dit : « Qui manie le
miel s'en lèche les doigts. »
87, page i3o. — Les anciens fixaient à trois verres de
vin les limites de la tempérance : le premier était pour la
santé, le second pour le plaisir, et le troisième pour le som-
meil. Mais cette opinion n'était pas générale, et Ausone a
dit (Idyll, xi) : Ter bibe^ vel toties ternos sic mystica lex est,
Sa/âentis viri super mensam célèbre dictum est. Prima y inqmt,
cratera ai sitim pertinet, secunda ad hilaritatem^ tertia ad voluptatemy
quarta ad insaniam . {Apuleius Floridis»)
88, page i3 1. — Il y a ici un jeu de mots intraduisible, trois
et treiixe s'expriment en espagnol d'une manière à peu près
semblable : tres^ trece.
90 2 page iSy. — « Ou le dormir sur la dure en repos
d'esprit qu'en un lict d'or avec ennuy. » (Traduction et Com-
mentaires de Lavardin.)
91, page i38. — Il est presque inutile de dire que la dévote
pudeur du sire de Lavardin ne lui a pas permis de conserver les
La CfLËSTiNB. 19
256 LA céLESTINE.
expressions injurieuses que Tauteur a mises ici en profusion dans
la bouche de Célestine. Il a fait à sa conscience et à la puis-
sance religieuse le sacrifice de tout ce ^ssage et de ceux qui
suivent, QU*il a entièrement changés^ et tradtàts dans un sens
tout à hit opposé à Toriginal.
92, page 14.0. — « J'ai un instinct si grand pour connaître
les vins, qu'il me suffit d*en sentir un du nez pour dire son
pays, sa naissance, son âge, son goût, toutes ses circonstances
et dépendances. »
(Sancho à Técuyer du Bocage, Don S^uichottej ![• partie,
ch. XIII.)
93, page 143. — Per quietem indisse se exponit specîem
draconii oblatam herbam ferentis ore, quam -veneni remedium esse
monstrasset Inventam dàndè^ vu/neri tmposuit protinitsque do-
lare firàto^ intra brève spatban cîcatrix quoque obducta est,
(QuiHTE-CuRCi, lib. LY, cap. viu.)
94, page l53. — Un rœ-santos, un roe-altares, expressions
familières pour dire un bigot, un faux dévot.
95, page i55. — Caton le Censeur a dit le premier :
Os uttttm Natura duasfomunnt et aures
Ut plus audiret quam loqueretur homo*
Nabi-EfFendi, poëte turc très -estimé , écrivait à la fin du
xvn* siècle :
fl La nature, qui ne nous a donné qu*un seul organe pour
la parole, nous en a donné deux pour l*ouïe, afin de nous ap-
prendre qu'il faut plus écouter que parler. »
96, page 157. — Certain livre intitulé VAviceptolt^e fran-
çaise et quelques ouvrages sur la chasse nous apprennent qu*au
temps ou les perdrix abondaient dans nos campagnes, le bœuf
artinciel était un moyen fort usité pour les pousser dans les
pièges. Le chasseur occupait debout la partie antérieure de
Tappareil, fabriqué en carton et en toile peinte; la partie pos-
téneure , c'est - à - dire le ventre et le train de derrière, était
suspendue sur ses épaules au moyen de bretelles.
97, page 1 57. — Notre proverbe français : « Les conseilleurs
ne sont pas les payeurs » a le même sens.
98, page 162. — Tomar calzas de VilladtegOy ou plus simple-
ment : tomar las de VdlaSego, a Prendre les chausses de Villa-
diego. » Parmeno répond : « Je porte des chausses et même
NOTES. 257
des brodequins du lieu que tu dis. » Ce passage ne pouvait
être traduit littéralement.
99, page 172.
Voyez le vieux renard, toujours renard demeure,
Bien quMl change de poil, de place et de demeure.
(Vieux dicton populaire.)
400, page 174. — Expression familière : Ne plus rien pos-
séder, être réduit à rien, être à sçc*
101, page 175. — Buetta manderecha^ littéralement : une
bonne main droite ; vieux mot du style figuré.
102, page 175. Ni todo lo que parece ùro
Es mas que la aparencia,
{Proverbios morales de Alonzo de Barros.)
103, page 175. — Vieux dicton populaire dont je n*ai pu
trouver le complément. Nous avons Tanalogue dans le langage
vulgaire : « Ni vu ni »
104, page 178. — Expression familière : Ne mMrrite pas,
ne lasse pas ma patience.
105, P. 181. — Le texte dit : mozo de espuelas^ littérale-
ment valet ^éperons. On appelait ainsi le valet qui marchait
à pied à côté du cheval.
106, page 184. Ni puede dar gran caida
Aquel que poco subîo .
{Proverbios morales de Alonzo de Barros.)
107, page 188. — Il y a dans le texte : « Il a raison de le
manger avec son pain. »
108, page 189. — C'est ici, à partir des mots : «t Nous
as-tu entendus », qu'ont été introduites par l'auteur dans la
deuxième édition (Salamanque, 1 5oo) les scènes nouvelles qui
forment la fin du quatorzième acte, le quinzième, le seizième,
le dix-septième, le dix-huitième et presque tout le dix-neu-
vième, jusqu'aux mots : « Tenez-vous ^ seigneur, à PecAelle,\... »
(Voir la préface, p. xii et xiiij
109, page 190. — Tresquilan me en consejo^y no lo saben en mi
casa. Expression proverbiale.
110, page 191. — Allusion au proverbe espagnol : Afalta
258 LA céLESTINE.
de ambres buenoi^ mi padrt es alcade» c Faute d'hommes de
bien, mon père est alcade. •
111 y page 192. — Callxte commet une erreur : ce ne furent
pas les tribuns^ ce fut Manlius Torquatus lui-même qui donna
les ordres auxquels son fils désobéit.
112, page igS. — Cet acte a lieu quelques jours après le
précédent. Areusa ignore cependant la mort de Sempronioi et
de Parmeno, ce qui est peu vraisemblable, mais ce qui est
nécessaire à Faction. Ce sont là des licences auxquelles on est
accoutumé depuis des siècles.
11 3> page 202. — Cet acte a lieu après la première entrevue
de Calixte et de Mélibée.
114) page 2o3. Nifaita quien a Lucrecia
La arguya que nojue casta,
(Proverbhs morales de Alonzo de Barros.)
115, page 20 5. — Myrrha était fille de Cynire, roi de
Chypre. Ovide (Met. x) dit qu'éprise d'un amour criminel
pour son propre père, elle parvint au but de ses désirs à la
faveur de la nuit^ dans le temps qu'une fête séparait la reine
de son mari; que Cynire, ayant fait apporter de la lumière,
la reconnut et voulut la tuer. Myrrha se réfugia dans les dé-
serts de l'Arabie, où les dieux la changèrent en l'arbre qui
produit la myrrhe.
116} page 2o5. — Canacé, fille d'Eole, ayant secrètement
épousé son frère Macarée, mit au monde un fils qu'Éole, indi-
gné, fit manger à ses chiens. Elle se tua avec un poignard
que lui envoya son père.
117, page 2jo5. — Thamar était fille de David et de Maa-
cha. Amnon, son frère, conçut cour elle une passion crimi-
nelle; désespérant de la satisfaire, il feignit d'être malade et lui
fit violence lorsqu'elle vint le voir.
118, page 208. — Proverbe arabe.
119, page 209. — Vieille ressource scénique toujours re-
nouvelée et toujours nouvelle.-
120, page 210. — « ... aime son chien. » J'ai traduit
textuellement. On voit que le dictoi; est de vieille date.
121, page 211. — Voir la note 95.
NOTEâ. 259
122, page 216. — Ce dicton correspond à Texpression
française : A (Tautres^ forte% ailleurs vos coqtàlles,
123, page 225. — Ces mots : c Tenez-vous, seigneur, à
réchdle, » faisaient suite, dans la première édition, à ceux
a Nous as-tu entendus ? » dits par Mélibée dans le quator-
zième acte (voir la note 108). Tout ce qu*on vient de lire,
entre ces deux répliques, a été introduit par Fauteur dans la
deuxième édition, ainsi qu^il Texplique dans le prologue.
124, page 229. — Le texte dit mevios. Il faut traduire
barfues pour être d^accord avec Topinion des commentateurs
qui placent à Tolède le lieu de la scène de la Célest'me, Le Tage,
en effet, à Tolède, ne porte que des batelets de pêcheurs.
^ 125, page 23o. — C*est Nicomède II, fils de Prusias II,
qui tua son père pour lui succéder.
126, page 23o. — Hérode fit étrangler deux de ses fils,
Aristobule et Alexandre, et tuer sa femme Marianne.
127, page 23 O. •— Constantin fit tuer son beau-frère, son
neveu, son beau-père. Crispe, son fils, et Fausta, sa femme.
128, page 23 o, — J*ignore ce que fit Laodice.
429, page 23o. — Cette érudition de collège a, ici sur-
tout, quelque chose de déplacé. Il est peu naturel qu'une
jeune nlle qui vient de perdre son amant, qui forme le projet
de se tuer sous les yeux de son père, aille demander à la science
des consolations ou des exemples; dans un moment aussi
solennel, c'est bien assez du cœur : la mémoire et la tête ne
sont plus rien.
Du reste cette .affectation, qu'on peut bien traiter de ridi-
cule, est familière aux écrivains des xvi* et xvii« siècles, et
particulièrement aux Espagnols. Chez Tauteur de la Célestine,
bachelier, juriste, savant par état, elle se comprend encore;
chez Cervantes, homme d'esprit, l'ennemi et le frondeur de
tous les ridicules, elle est moins pardonnable; Le Don Sluichotte
cependant renferme dans un de ses épisodes, celui, je crois, du
Curieux mala/vis/y ime longue tirade du genre de celle que dé-
bite ici Mélibée, et que M. Viardot a cru devoir supprimer
dans sa traduction. Malgré l'autorité d'un pareil exemple, je
n'ai pas voulu l'imiter. C'est un caractère d'originalité qu'il
est du devoir du traducteur de conserver ; il peut être ennuyeux
pour le lecteur qui ne s'attache qu'au roman, mais pour celui
qui étudie l'esprit de l'ouvrage, c'est un sujet d'observation.
26o LA céLESTINE.
Je ne dirai pas ^ue ces quelques lignes savantes, placées dans
la bouche de Mélibée, soient une preuve précieuse de Tinstruc-
tion des fiemmes à cette époque, à comparer avec leur igno-
rance avérée pendant les siècles qui ont suivi : ce serait avan-
cer une théorie fort sujette à contestation; et cependant
Fernando de Rojas s*e8t montré trop intelligent dans toute
rétendue de son œuvre, pour commettre ainsi une bévue dans
le seul but de se montrer instruit.
130, page 232. — Le texte dit : A ntuertos y â tdos
citation incomplète du proverbe espagnol : A muertos y â idos
no hay amigos,
131, page 237. — Tout ce savant passage se retrouve
dans Pétrarque (Eptstola familtares, lib. 11, ep. i). On peut
remarquer, du reste, que Rojas ne Ta cité que de souvenir et
que sa mémoire lui a été assez peu fidèle pour lui faire attri-
buer à Xénophon les paroles de Paul Emile : Ne quem dolor ille
freglsset fuam ipse fractus esse inderetur,
a Xenophmfilu mortem nuntiatamy sacrificium {ctâ tune intererat)
non omint, Coronam tantum quam capite gestahat depoaàty mox inter-
rogans JtSgentiùs^ atque audiem quod ttrenue furnans ceâ£sset;
coronam ifsam capiti reposuit, ut ostenderet de cuiqua morte non dolen-
dum^ m turpiter et ignare morientis. — Anaxagoras mortem fitù
mmtianti : NIAi/y inquit, novum aut inexpectatum audio ; ego enim,
cum sim mortaRs^ scieham ex megemtum esse mortaiem, 3>
132, page 23?. — Pétrarque raconte ce ^it dans ses
Lettres familières (lib. 11, ej>. i3). Lambas d'Auria, Tun des
ancêtres du célèore André d'Auria, commandait la flotte
génoise dans un combat contre les Vénitiens. Son fils reçut
près de lui une blessure mortelle^ et sa chute répandit le dé-
sordre et la consternation parmi Téquipagr de sa galère. Le
doge accourut : «r A quoi servent les larmes ! s^écria-t-il, il
faut combattre, » et saisissant dans ses bras le corps de son
fils, il le lança à la mer en ajoutant : c Si tu étais mort dans
ta patrie, elle ne t'aurait pas donné une sépulture plus hono-
rable. »
133) page 239. — Voir sur Macias la note 36.
•^1
TABLE
Pr£facx. — Essai historique sur la Cekstiney va., xxxiii
La CiLXSTiNE . — L'auteur à un de ses amis .... i
Prologue de Tédition de 1 5oi . 5
Argument et personnages de la tragi-comédie 10
Acte premier. — Calixte repoussé par Mélibée, suit
les conseils de Sempronio et mande Célestine. . . 11
Acte deuxième. — Calixte entretient ses serviteurs
de ses espérances 44
Acte troisième. — Sempronio chez Célestine; ils
se concertent sur la conduite de l'intrigue 51
Acte quatrième. — Célestine s'introduit chez Ple-
bère ; elle parle à Mélibée.* 59
Acte cinquième. — Célestine, se félicitant de ses
ruses et de son adresse, se rend chez Calixte ... 79
Acte sixième. — Célestine remet à Calixte la cein-
ture de Mélibée 83
Acte septième. — Célestine conduit Parmeno passer
la nuit chez Areusa loo
Acte huitième. — Parmeno et Sempronio se pro-
mettent aide et amitié 1 17
Acte neuvième. — Festin des valets de Calixte et
de leurs maîtresses chez Célestine 127
Acte dixième. — Célestine va chez Mélibée qui
denlande à la consulter 141
202 TABL«.
Acte onzième. — Célestine raconte à Calîxte son
entrevue avec Mâibée 153
Acte douzième. -^ Premier entretien de Calixte et
de Mélibée. — Parmeno et Sempronio tuent
Célestine 159
Acte treizième. — Calixte apprend Texécution de
Sempronio et de Parmeno 179
Acte quatorzième. — Entrevue de Calixte et de
Mélibée 185
Acte quinzième. — Élicie apprend à Areusa la
mort de leurs amants 195
Acte seizième. — Plebère et Alisa projettent le
mariage de Mélibée 20Z
Acte dix-septième. — Elicie et Âreusa préparent
leur vengeance 207
Acte dix-huitième. — Élicie et Areusa font pro-
mettre à Centurion de venger les morts 213
Acte dix-neuvième. — Calixte chez Mélibée. —
Mort de Calixte 218
Acte vingtième. — Aveux de Mélibée à son père;
sa mort 227
Acte vingt et unième. — Désespoir de Plebère et
d' Alisa 233
Notes 243
^^^^^^^^^^^^^^^^^^N^^
PARIS
Imprimé chez Gauthier-Vtllars
55, quai des Grands- A ugustins.
4F.
V